La cachette
L’autrice des romans «Bermudes» et «Ce désir me point» raconte une femme au quotidien chamboulé.
Faque ça s’est passé comme ça: le jeune homme t’a dépassé sur la gauche, t’a apostrophé, puis t’a tendu la main mollement, comme pour se présenter, «tu fais quoi?» C’était presque poli. Tu avais ta journée dans le corps, il faisait un noir d’hiver et tu as frissonné. Tu ne t’es pas arrêté. La rue était déserte, le trottoir, mouillé, et tu as deviné ses amis, derrière, à quelques mètres, tapis dans la pénombre comme des hyènes peureuses.
Il n’avait pas 15 ans. Il a emprunté un accent de ghetto pour te demander ce que tu faisais à porter un manteau rouge. «Au moins, le gars n’est pas noir», tu t’es dit, puis tu t’es crispé. «Au moins, il est blanc», tu as pensé à nouveau quelques instants plus tard, à ta plus grande stupéfaction. «Au moins, si je meurs, on ne mettra pas ça sur le compte de la race»—c’est le mot, «race», qui t’est venu sans que tu l’aies voulu, énoncé en toi comme n’importe quel lieu commun. Plusieurs des personnes à qui tu raconterais cet «incident» par la suite auraient le même réflexe: elles laisseraient s’écouler un petit silence après ton récit, puis voudraient savoir, un peu mal à l’aise, «est-ce qu’ils étaient noirs?» et toutes afficheraient un certain soulagement, le même que toi, en entendant ta réponse. Vous êtes du même milieu, vous entretenez les mêmes craintes de voir vos principes ébranlés. S’ils avaient été noirs, même un seul d’entre eux, certain·e·s t’auraient peut-être accusé d’être raciste pour l’avoir remarqué, mais personne ne noterait que le fait d’avoir constaté qu’ils n’étaient pas noirs constituait la même forme de discrimination.
D’un ton qui se voulait conciliant, tu as marmonné que tu allais poursuivre ton chemin. L’autre s’est montré plus agressif: «Tu portes du rouge dans ma face?» Tu savais à quoi il faisait référence: le bleu, le rouge, des couleurs distinctives de gangs de rue passées dans la culture pop, les Crips, les Bloods, mais tu as feint l’ignorance. On trouverait cocasse l’instinct que tu avais eu de faire semblant de ne pas comprendre de quoi il s’agissait, ce serait un moment de ton récit qui ferait sourire, et dans les yeux de tes interlocuteur·trice·s, tu devinerais que certain·e·s jugeraient ton (manque de) courage à l’aune de ce détail: tu t’étais défilé, tu avais amenuisé qui tu es, avec tes références et tes connaissances, tu t’étais fait passer pour plus ignorant que tu ne l’es pour obtenir la clémence d’un adolescent.
Activez dès maintenant votre abonnement à Nouveau Projet pour lire le reste de ce texte. Du contenu original et de grande qualité, des privilèges exclusifs, et bien plus encore.
Voir les forfaitsDéjà membre? Ouvrir une session.L’autrice des romans «Bermudes» et «Ce désir me point» raconte une femme au quotidien chamboulé.
C’est tout l’équilibre familial qui vacille lorsqu’un enfant subit de l’intimidation. Dans cette autofiction inédite, l’autrice du désormais classique «Borderline» aborde ce problème de l’angle des parents.
Au plus fort de la pandémie, une femme à la santé chancelante observe la vie qui bat, malgré tout, sur le trottoir en bas de chez elle. Regard sur la faune bigarrée du quartier Milton Parc, à Montréal.
De passage dans la Ville Lumière, l'énigmatique Paul Serge Forest s'enfonce dans les méandres du pétrole pour pondre ce récit inédit.