Plateau continental

Karine Rosso
Publié le :
Fiction

Plateau continental


Tu voudrais retracer le moment exact, l’instant précis où tu as perdu la foi. Quand le premier confinement est arrivé, tu l’avais déjà égarée quelque part entre le nord et le sud du continent. Dans ta tête, le terreau était fertile à la prolifération des mauvaises pensées, celles qui contaminent la moelle épinière et interfèrent dans les réseaux souterrains. Si tu avais choisi l’autre hémisphère, tu aurais peut-être pu éviter la collision, l’éclatement de la fausse image que tu te faisais de toi-même, mais quelque chose en toi pointait vers le nord et roulait malgré tout en circuit fermé, suivant un magnétisme enfoui dans la partie antérieure de ton encéphale. Tu es revenue comme on rebrousse chemin, comme on reprend l’allée tracée, le trottoir bondé de l’avenue du Parc.



Ton front contre la paroi de la douche, tu absorbes la secousse. Sous le choc, les premiers soirs, tu sors marcher et t’endors sans entrer dans tes draps. La petite n’a soudain plus à se lever pour aller à l’école. Les jours se dilatent, tu dors et tu culpabilises. Tu regardes des films (des années de rattrapage), tu dis «profitons-en pour être en famille». Tu fais une lasagne: tant de temps sans empiler les différentes couches de pâtes, tant de temps sans réussir une béchamel, mais ce n’en est pas une vraie, c’est la version bon marché de ta mère, avec une boite de conserve de crème de champignons Campbell, tu ne fais que la monter, la battre pour qu’elle se gonfle et se gorge de gras, qu’elle coule et se liquéfie, comme toi.



Tu pourrais consigner les premiers moments de la vague, témoigner des douleurs du présent, mais tu es sidérée par ta propre angoisse, les rues où plus aucun·e étudiant·e ne circule te rappellent une détresse ensevelie. Celle qui s’installait en toi quand les touristes quittaient le centre-ville pour retrouver leur chambre d’hôtel le soir dans les métropoles qui bordent la fosse océanique ­d’Atacama. Le silence des policiers, des milicos, les insultes et les misères des ruelles étroites, les pleurs qui pénètrent les parois de briques, referment les vitres, crient par-dessus les bourrasques.


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