Pourquoi s’en faire?

Jonathan Franzen
Photo: cottonbro studio
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Grands essais

Pourquoi s’en faire?

À quoi sert la littérature, dans un monde d’images, de sons et d’interactivité? Jonathan Franzen est l’un des plus grands romanciers américains de notre époque. Mais c’est aussi un essayiste accompli, et le présent essai est peut-être son plus célèbre. Initialement publié en 1996 sous le titre «Perchance to Dream: In the Age of Images, a Reason to Write Novels» dans le magazine Harper’s, puis sous une forme retravaillée rebaptisée «Why Bother?», il alimente débats et discussions depuis plus de 15 ans. Nous vous présentons la traduction de cette dernière version, dans un format légèrement condensé. 

À quoi bon continuer à écrire des romans, quand de toute évidence ils n’ont plus l’importance culturelle qui a déjà été la leur? Pourquoi ne pas juste abandonner cette forme artistique qui semble friser l’archaïsme? Franzen se penche sur ces questions, et tente de cerner l’état de la littérature contemporaine et des possibilités qui s’offrent à elle.

Mon désespoir au sujet du roman américain a débuté à l’hiver 1991, quand je me suis réfugié à Yaddo, la résidence d’artistes de l’État de New York, pour écrire les derniers chapitres de mon deuxième livre. Ma femme et moi venions de nous séparer et je menais une vie de solitude auto-imposée à New York, travaillant de longues journées dans une petite pièce blanche, empaquetant dix années de propriétés communes et me promenant à la nuit tombée dans des avenues où le russe, le hindi, le coréen et l’espagnol étaient parlés en égales proportions. Même au fond du Queens, cependant, les nouvelles me parvenaient par l’intermédiaire de mon poste de télévision et de mon abonnement au Times. Le pays se préparait avec extase à la guerre, sur une rhétorique fournie par George Bush: «Des questions de principe vitales sont en jeu.» Entre le taux d’approbation de 89 pour cent en faveur de Bush et l’absence quasi totale de doute public au sujet de la guerre, les États-Unis me paraissaient désespérément détachés de la réalité—rêvant de gloire dans le massacre d’Irakiens anonymes, rêvant de pétrole inépuisable pour des trajets quotidiens de plusieurs heures, rêvant d’échapper aux lois de l’Histoire. Et donc moi aussi, je rêvais d’évasion. Je voulais me cacher de l’Amérique. Mais quand je me suis installé à Yaddo et que j’ai vu que ce n’était pas un havre—le Times arrivait chaque jour et mes compagnons de résidence ne cessaient de parler de missiles Patriot et de boucliers humains—, j’ai commencé à penser que ce qu’il me fallait en vérité, c’était un monastère.

Puis, un après-midi, dans la petite bibliothèque de Yaddo, j’ai pris et lu le court roman de Paula Fox, Personnages désespérés. «Elle allait échapper à tout!», tel est l’espoir qui étreint le personnage principal du roman, Sophie Bentwood, une résidante de Brooklyn restée sans enfants et tristement mariée à un avocat conservateur. Sophie traduisait des romans français; à présent, elle est tellement déprimée qu’elle n’a même plus le gout d’en lire. Contre le conseil de son mari, Otto, elle a donné du lait à un chat errant, et le chat l’a récompensée de sa gentillesse en lui mordant la main. Sophie se sent aussitôt «vitalement blessée»—elle a été mordue «sans raison», tout comme Joseph K. est arrêté «sans raison» dans Le Procès—, mais l’enflure de sa main décroit et elle s’enivre de l’espoir de se voir épargner des piqures antirabiques.

Le «tout» auquel Sophie veut échapper, cependant, va au-delà de son abondant apitoiement sur elle-même dans l’histoire du chat. Elle veut échapper à la lecture des prix Goncourt et à la consommation d’omelettes aux fines herbes dans une rue où les épaves humaines sont étalées dans leur propre vomi, dans un pays qui mène une sale guerre au Viêt-nam. Elle veut que lui soit épargnée la douleur d’affronter un avenir au-delà de sa vie avec Otto. Elle veut continuer à rêver. Mais la logique du roman l’en empêche. Elle est obligée, au contraire, à cette équation du personnel et du social:

«Mon Dieu, si j’ai la rage, je suis identique à ce qu’il y a dehors», dit-elle à voix haute, et elle éprouva un soulagement extraordinaire comme si, enfin, elle avait découvert ce qui pouvait créer un équilibre entre la progression tranquille, plutôt vide, des jours qu’elle passait dans cette maison et ces présages qui illuminaient l’obscurité aux marges de son existence.

Personnages désespérés, qui fut publié pour la première fois en 1970, se termine par un acte d’une violence prophétique. Craquant sous la tension de son mariage en ruine, Otto Bentwood attrape une bouteille d’encre sur l’écritoire de Sophie et la fracasse contre le mur de leur chambre. L’encre qui a servi à imprimer ses ouvrages de droit et les traductions de Sophie forme maintenant une tache illisible. Les lignes noires sur le mur sont à la fois une marque de malédiction et le présage d’un soulagement extraordinaire, la fin d’une isolation fiévreuse.

Par sa mise en regard d’un mariage agonisant avec un ordre social agonisant, Personnages désespérés abordait directement les ambigüités auxquelles j’étais confronté en ce mois de janvier. 

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Était-ce formidable ou horrible que mon mariage soit en train d’éclater? Et la détresse que j’éprouvais provenait-elle d’une maladie interne de l’âme, ou m’était-elle infligée par la maladie de la société? Que quelqu’un d’autre que moi ait souffert de ces ambigüités et ait vu une lumière au-delà d’elles—que le livre de Paula Fox ait été publié et conservé; que je puisse trouver compagnonnage, réconfort et espoir dans un objet tiré presque au hasard d’une étagère—s’apparentait à un cas de grâce religieuse.

Cependant, alors même que j’étais sauvé en tant que lecteur par Personnages désespérés, en tant que romancier, je succombais au désespoir quant à la possibilité de mettre en relation les sphères personnelle et sociale. Le lecteur qui découvre Personnages désespérés aujourd’hui sera frappé par l’étrangeté du monde où vivent les Bentwood autant que par sa familiarité. Un quart de siècle n’avait fait qu’amplifier et confirmer le sentiment de crise de la culture dont témoignait Paula Fox. Mais ce qui apparait aujourd’hui comme le lieu de cette crise—la banale emprise de la télévision, la fragmentation électronique du discours public—n’apparait nulle part dans le roman. Pour les Bentwood, la communication signifiait des livres, un téléphone et du courrier. Les présages n’affluaient pas sans interruption à travers un câble ou un modem; ils n’étaient qu’entraperçus, aux marges de l’existence. Une bouteille d’encre, objet qui apparait aujourd’hui complètement désuet, était encore éligible comme symbole en 1970.

Le noyau urbain de la littérature était encerclé par les nouvelles banlieues prospères du divertissement de masse. Au début des années 1990, j’étais aussi déprimé que le centre-ville de la fiction.

Durant un hiver où chaque maison du pays était hantée par les téléprésences fantomatiques des correspondants de CNN, Peter Arnett à Bagdad et Tom Brokaw en Arabie Saoudite—un hiver où les habitants de ces maisons ressemblaient moins à des individus qu’à un algorithme collectif de conversion du chauvinisme des médias en un taux d’approbation de 89 pour cent—, j’étais tenté de penser que si un Otto Bentwood contemporain craquait, il donnerait des coups de pied dans l’écran de la télévision de sa chambre. Mais c’était passer à côté de la vraie question. Bentwood, s’il existait dans les années 1990, ne craquerait pas, parce que le monde ne pèserait même plus sur lui. Élitiste impudent, incarnation du monde de l’imprimé et individu authentiquement solitaire, il appartient à une espèce menacée au point d’avoir perdu presque toute pertinence à l’âge de la démocratie électronique. Des siècles durant, l’encre, sous la forme de romans imprimés, a fixé des individus singuliers, subjectifs, dans le cadre de récits révélateurs. Ce que Sophie et Otto entrapercevaient, dans l’obscure confusion oraculaire du mur de leur chambre, était la désintégration de l’idée même de personnage littéraire. Pas étonnant qu’ils aient été désespérés. Nous étions encore dans les années 70, et ils n’avaient aucune idée de ce qui les avait frappés.


À ma sortie de l’université, en 1981, je n’étais pas encore au courant du fait que le roman social était mort. Je ne savais pas que Philip Roth en avait depuis longtemps effectué l’autopsie, décrivant la «réalité américaine» comme une chose qui «stupéfie, [...] écœure, [...] exaspère, et enfin [...] arrive même à embarrasser nos maigres imaginations. La réalité dépasse sans cesse notre talent [...]». J’étais amoureux de la littérature et d’une femme qui m’avait attiré en partie parce qu’elle était une formidable lectrice. Je possédais nombre de modèles pour le genre de romans sans concession que je voulais écrire. J’avais même le modèle d’un roman sans concession qui avait touché un vaste public: Catch-22. Joseph Heller avait trouvé un moyen de surpasser la réalité, utilisant l’illogisme de la guerre moderne comme métaphore de la dénaturation plus générale de la réalité américaine. Son livre avait si profondément imprégné l’imaginaire national que mon Webster’s Ninth Collegiate ne donnait pas moins de cinq nuances de sens pour le titre. Il était facile d’oublier qu’aucun roman contestataire n’avait de loin affecté aussi profondément la culture depuis Catch-22, de même qu’aucune autre question n’avait galvanisé autant de jeunes Américains aliénés depuis la guerre du Viêt-nam. À l’université, je m’étais laissé tourner la tête par le marxisme et je croyais que le «capitalisme monopolistique» (comme nous l’appelions) abondait en «moments négatifs» (comme nous les appelions) qu’un romancier pourrait amener les Américains à affronter si seulement il arrivait à emballer ses bombes subversives dans un récit suffisamment séduisant.

Quand j’ai commencé mon premier livre, j’étais un jeune homme de 22 ans rêvant de changer le monde. Je l’ai fini plus âgé de six ans. Le seul espoir planétaire auquel je m’accrochais toujours était de passer sur la station kmox, «La voix de Saint-Louis», dont durant ma jeunesse j’avais écouté les longues et sérieuses interviews d’auteurs dans la cuisine de ma mère. Mon roman, La vingt-septième ville, parlait de l’innocence d’une ville du Midwest—de l’intensité des ambitions municipales de Saint-Louis en un âge d’apathie et de distraction—et je me faisais une joie de passer 45 minutes chez un des animateurs des après-midis de kmox, que j’imaginais s’efforçant de me faire avouer les thèmes cachés du livre. À ceux qui appelleraient pour me demander pourquoi je haïssais Saint-Louis, je répondrais, de la voix courageuse de celui qui venait de perdre son innocence, que ce qu’ils prenaient pour de la haine était en fait un amour exigeant. Parmi l’audience, il y aurait ma famille: ma mère, qui considérait l’écriture de romans comme une carrière socialement irresponsable, et mon père, qui espérait qu’un jour il ouvrirait le magazine Time et y découvrirait une critique d’un livre de moi.

Ce n’est qu’à la publication de La vingt-septième ville, en 1988, que j’ai découvert à quel point j’étais encore innocent. L’intérêt obsessionnel des médias pour ma jeunesse m’a surpris. L’argent aussi. Propulsé par l’optimisme d’éditeurs qui imaginaient qu’un divertissement essentiellement sombre et contrariant pourrait, on ne sait comment, se vendre à des millions d’exemplaires, j’ai gagné de quoi financer l’écriture de mon livre suivant. Mais la plus grande surprise—la vraie mesure du peu d’attention que j’avais prêté à mon propre signal d’alarme dans La vingt-septième ville—a été l’échec de mon roman culturellement engagé à engager le combat avec la culture. J’avais voulu provoquer; ce que j’ai obtenu, c’est 60 articles dans le vide.

La littérature et le marché ont toujours été comme chien et chat. L’économie de la consommation aime un produit qui se vend avec une forte marge, qui s’use rapidement et offre à chaque amélioration un léger gain en utilité. Un classique de la littérature ne coute presque rien, est infiniment réutilisable et, pire que tout, n’est susceptible d’aucune amélioration.

Mon passage à KMOX fut typique. Le présentateur était un tâcheron au teint fleuri et à la coiffure navrante qui n’avait manifestement pas dépassé le deuxième chapitre. Sous son micro-perche, il caressait les pages du roman comme s’il espérait se pénétrer de l’intrigue par voie cutanée. Il m’a posé les questions que tout le monde me posait: Qu’est-ce que ça faisait d’avoir de si bonnes critiques? (C’était formidable, ai-je répondu.) Le roman était-il autobiographique? (Non, ai-je répondu.) Qu’est-ce que ça faisait d’être un natif de la ville qui revenait à Saint-Louis au cours d’une tournée promotionnelle prestigieuse? C’était confusément décevant. Mais je ne l’ai pas dit. J’avais déjà compris que l’argent, le battage, le trajet en limousine jusqu’à une séance de photos pour Vogue n’étaient pas simplement des bénéfices marginaux. Ils constituaient la récompense principale, la compensation du fait de ne plus compter pour une culture.


Il est impossible d’estimer exactement combien les romans importent moins au grand public américain qu’à l’époque de la publication de Catch-22. Mais le jeune romancier ambitieux ne peut s’empêcher de relever que, dans une récente enquête d’USA Today sur 24 heures de la vie culturelle américaine, il y avait 21 références à la télévision, huit au cinéma, sept à la musique populaire, quatre à la radio et une à la fiction (Sur la route de Madison). Ou que des revues comme The Saturday Review qui, aux beaux jours de Joseph Heller, rendait encore compte des romans par boisseaux, ont complètement disparu. Ou qu’aujourd’hui le New York Times Book Review publie parfois seulement deux critiques approfondies d’œuvre de fiction par semaine (il y a 50 ans, le rapport entre fiction et non-fiction était de un à un).

Le seul foyer de l’Amérique profonde que je connaisse bien est celui dans lequel j’ai grandi et je peux témoigner que mon père, qui n’était pas un grand lecteur, avait néanmoins gouté à James Baldwin et John Cheever, parce que le magazine Time les avait mis en couverture et que Time, pour mon père, était l’autorité culturelle suprême. Au cours de la dernière décennie, le magazine, dont le cadre rouge a par deux fois entouré le visage de James Joyce, a consacré des couvertures à Scott Turow et à Stephen King. Ce sont des écrivains honorables; mais personne ne doute que c’est le montant de leurs à-valoir qui leur a valu des couvertures. Le dollar est maintenant la mesure de l’autorité culturelle et un organe comme Time qui, il n’y a pas si longtemps, aspirait à former le gout national, se contente à présent essentiellement de le refléter.

L’Amérique littéraire dans laquelle je me suis retrouvé après avoir publié La vingt-septième ville témoignait d’une étrange ressemblance avec le Saint-Louis dans lequel j’avais grandi: une ville autrefois magnifique, saignée et dévastée par l’exode des classes moyennes et les voies rapides. Le noyau urbain de la littérature était encerclé par les nouvelles banlieues prospères du divertissement de masse.

Au début des années 1990, j’étais aussi déprimé que le centre-ville de la fiction. Mon deuxième roman, Strong Motion, était une longue histoire compliquée à propos d’une famille du Midwest dans un monde de bouleversement moral et, cette fois, au lieu d’expédier mes bombes dans une enveloppe matelassée d’ironie et d’allusions, comme je l’avais fait dans La vingt-septième ville, je m’étais mis à lancer des cocktails Molotov rhétoriques. Mais le résultat fut le même: un nouveau bulletin de félicitations de la part des critiques, qui avaient remplacé les professeurs dont, plus jeune, j’avais recherché l’approbation sans en tirer de satisfaction; une somme d’argent convenable; et le silence de l’inopportunité. Entretemps, ma femme et moi nous étions retrouvés à Philadelphie. Deux ans durant, nous avions déménagé -de-ci de-là dans trois fuseaux horaires à la recherche d’un endroit agréable et économique où nous ne nous sentirions pas étrangers. Finalement, après des délibérations exhaustives, nous avions loué une maison trop chère dans une autre ville déprimée. Qu’à partir de là nous ayons entrepris d’être malheureux semblait confirmer au-delà de tous les doutes qu’il n’y avait pas de place en ce monde pour les auteurs de fiction.

À Philadelphie, j’ai commencé à faire des calculs idiots, multipliant le nombre de livres que j’avais lu l’année précédente par le nombre d’années que je pouvais raisonnablement m’attendre à vivre et percevant dans le produit à trois chiffres non pas tant un signe de mortalité (bien que la nouvelle n’eût rien de réjouissant sur ce front-là) qu’une mesure de l’incompatibilité entre le lent travail de la lecture et le tourbillon de la vie moderne. Tout à coup, c’était comme si mes amis qui lisaient autrefois ne prenaient même plus la peine de s’excuser d’avoir arrêté. Une jeune connaissance, qui avait fait des études de lettres, m’a répondu quand je lui ai demandé ce qu’elle lisait: «Tu parles de lecture linéaire? Comme quand tu lis un livre du début à la fin?»

La littérature et le marché ont toujours été comme chien et chat. L’économie de la consommation aime un produit qui se vend avec une forte marge, qui s’use rapidement ou est susceptible d’améliorations régulières et offre à chaque amélioration un léger gain en utilité. Pour une telle économie, une nouveauté qui reste une nouveauté n’est pas simplement un produit inférieur: c’est un antiproduit. Un classique de la littérature ne coute presque rien, est infiniment réutilisable et, pire que tout, n’est susceptible d’aucune amélioration.

Après l’effondrement de l’Union soviétique, l’économie politique américaine avait entrepris de consolider ses gains, d’élargir ses marchés, de garantir ses profits et de démoraliser ses derniers critiques. En 1993, je voyais partout des signes de la consolidation. J’en voyais dans les VUS hypertrophiés et les lourds 4x4 qui avaient remplacé la voiture comme véhicule d’élection des banlieusards—ces Rangers, Land Cruisers et Voyagers qui étaient les véritables dépouilles d’une guerre menée pour que l’essence américaine reste moins chère que la poussière, une guerre qui s’était déroulée comme un publireportage d’un millier d’heures pour la haute technologie, une guerre de consommation distribuée par la télévision commerciale. J’ai vu les souffleurs de feuilles mortes remplacer les râteaux. J’ai vu cnn prendre en otages les voyageurs dans les salles d’attente des aéroports et les clients dans les files des caisses des supermarchés. J’ai vu la puce 486 remplacer la 386 et être remplacée à son tour par le Pentium, si bien que, malgré de nouvelles économies d’échelle, le prix d’un ordinateur portable de base n’est jamais tombé en dessous de 1 000 dollars. J’ai vu Penn State remporter le Blockbuster Bowl.

Alors même que je sanctifiais la lecture de la littérature, je sombrais dans une telle dépression qu’après diner je n’étais capable que de m’écrouler devant la télévision. Je trouvais toujours quelque chose de délicieux: m*a*s*h*, Cheers, Homicide. Naturellement, plus je regardais la télévision, plus je me sentais mal. Si vous êtes un romancier et que même vous n’avez pas envie de lire, comment pouvez-vous espérer que quiconque ait envie de lire vos livres? Je pensais que j’aurais lire, comme je pensais que j’aurais écrire un troisième roman. Et non pas n’importe quel troisième roman. Je tenais depuis longtemps pour acquis que plonger les personnages d’un roman dans un cadre social dynamique enrichissait l’histoire qui était racontée; que la splendeur du genre résidait dans la mise en relation de l’expérience privée et du contexte public. Et quel contexte plus vital que le court-circuit opéré par la télévision entre ces deux sphères?

Mais j’étais paralysé devant le troisième livre. Je torturais l’histoire, l’enrichissant pour accueillir toujours plus de ces choses-du-monde qui bousculent l’entreprise d’écrire de la fiction. L’œuvre de transparence, de beauté et d’obliquité que je voulais écrire était engorgée par les sujets. J’avais déjà introduit la pharmacologie, la télévision, la question raciale, la vie en prison et une douzaine d’autres lexiques; comment allais-je faire la satire de la ruée sur l’internet et du Dow Jones aussi, tout en laissant de la place pour les complexités des personnages et des lieux? La panique augmente dans le fossé entre la longueur croissante du projet et les changements culturels de plus en plus accélérés: comment concevoir un vaisseau qui puisse flotter sur l’histoire pendant aussi longtemps qu’il faut pour le construire? Le romancier a de plus en plus à dire à des lecteurs qui ont de moins en moins de temps pour lire: où trouver l’énergie d’affronter une culture en crise quand la crise consiste en l’impossibilité d’affronter la culture? Ce furent des jours malheureux. Je commençais à croire qu’il y avait quelque chose qui n’allait pas dans le modèle même du roman comme forme d’«engagement culturel».


Au 19e siècle, quand Dickens, Darwin et Disraeli se lisaient les uns les autres, le roman était le véhicule prééminent de l’instruction sociale. Un nouveau livre de Thackeray ou de William Dean Howells était attendu avec la même fièvre qu’une sortie cinématographique pour les fêtes de Noël aujourd’hui.

La raison primordiale, évidente, du déclin du roman social est que les technologies modernes sont beaucoup plus efficaces pour la connaissance de la société. La télévision, la radio et la photographie sont des médias frappants, instantanés. La presse écrite, aussi, est devenue un concurrent créatif viable du roman. Parce qu’ils gouvernent de larges audiences, la télévision et les magazines peuvent se permettre de rassembler rapidement de grandes quantités d’informations. Peu de romanciers sérieux peuvent s’offrir un saut de puce à Singapour ou la masse d’expertise qui donne leur cachet d’authenticité à des séries comme Urgences ou NYPD Blue. L’écrivain ordinaire qui voudrait traiter, disons, de la situation des immigrants illégaux serait idiot de choisir le roman comme mode d’expression. De même l’écrivain qui veut attaquer les sensibilités dominantes. Portnoy et son complexe, dont même ma mère avait suffisamment entendu parler pour le condamner, a probablement été le dernier roman américain qui aurait pu apparaitre sur l’écran radar de Bob Dole comme un cauchemar de dépravation. Les Baudelaire d’aujourd’hui sont les artistes hip-hop.

Le romancier a de plus en plus à dire à des lecteurs qui ont de moins en moins de temps pour lire.

La fiction est par essence un travail solitaire: le travail d’écrire, le travail de lire. Je peux connaitre Sophie Bentwood de manière intime et parler d’elle aussi librement que d’une bonne amie, parce que j’ai versé mes propres sentiments de crainte et d’aliénation dans la représentation que je me suis forgée d’elle. Si je ne la connaissais que par une vidéo de Personnages désespérés (Shirley MacLaine a tourné le film en 1971 afin de s’y mettre en valeur), Sophie resterait une Autre séparée de moi par l’écran sur lequel je l’aurais vue, par le caractère superficiel du film et par la personnalité de Shirley MacLaine. Dans le meilleur des cas, je pourrais avoir l’impression de connaitre un peu mieux Shirley MacLaine.

Connaitre un peu mieux Shirley MacLaine est cependant ce que désire principalement le pays. Nous vivons dans la tyrannie du littéral. Les rebondissements quotidiens des histoires d’O. J. Simpson, de Timothy McVeigh et de Bill Clinton ont une présence intense, iconique, qui relègue dans un inframonde secondaire nos propres vies non télévisées. Afin de justifier leur emprise sur notre attention, les organes de la culture et de l’information de masse sont obligés d’offrir chaque jour, chaque heure même, quelque chose de «neuf». Bien que les bons romanciers ne recherchent pas délibérément ce qui est à la mode, beaucoup d’entre eux se sentent la responsabilité de se pencher sur les questions contemporaines et affrontent à présent une culture où presque toutes les questions sont presque toujours éculées. L’écrivain qui veut écrire sur la société une histoire qui soit vraie non seulement en 1996 mais aussi en 1997 peut se trouver en panne de référents culturels stables. Ce qui est topiquement pertinent au moment où il ou elle projette le roman appartiendra certainement au passé le temps qu’il soit écrit, réécrit, publié, distribué et lu.

Rien de tout cela n’empêche les commentateurs culturels—notablement Tom Wolfe—de reprocher aux romanciers leur abandon de la description sociale. Ce qu’il y a de plus frappant dans le manifeste pour le «nouveau roman social» publié par Wolfe en 1989, outre son étrange ignorance à l’égard des nombreux et excellents romans socialement engagés publiés entre 1960 et 1989, c’est son échec à expliquer pourquoi son nouveau romancier social idéal ne devrait pas être occupé à écrire des scénarios à Hollywood. Et cela vaut donc la peine d’essayer une fois encore: tout comme la photographie a fiché un pieu dans le cœur de l’art du portrait, la télévision a tué le roman de reportage social. Les romanciers sociaux réellement engagés trouveront peut-être des fissures dans le monolithe où planter leurs pitons. Mais ils le font en sachant bien qu’ils ne peuvent plus dépendre de leur matériau, comme Howells, Sinclair et Beecher-Stowe, mais seulement de leur propre sensibilité, et en espérant que personne ne les lira pour apprendre quelque chose.


Cela, au moins, était visible pour Philip Roth en 1961. Notant que «pour un auteur de fiction, sentir qu’il ne vit pas vraiment dans son propre pays—tel qu’il est représenté dans Life ou par ce qu’il rencontre quand il sort de chez lui—doit sembler constituer un sérieux handicap professionnel», il demande assez plaintivement: «Quel sera son sujet? Son paysage?» Depuis lors, cependant, il y a eu un nouveau tour de vis. Notre obsolescence va maintenant au-delà de la position usurpatrice occupée par la télévision comme source d’informations, et plus profond que son remplacement de l’imaginé par le littéral. Ce qui est effrayant pour un romancier d’aujourd’hui, c’est la façon dont le consumérisme technologique qui gouverne notre monde vise spécifiquement à faire perdre tout intérêt à ces deux préoccupations.

Aujourd’hui, sur les campus, il est bien vu de dire qu’il n’y a plus une Amérique, mais des Amériques; que la seule chose qu’une lesbienne noire new-yorkaise et un Georgien fondamentaliste ont en commun est la langue anglaise et l’impôt fédéral sur le revenu. La similitude, cependant, est que la New-Yorkaise comme le Georgien regardent Letterman tous les soirs, que tous deux ont du mal à trouver une assurance maladie, que tous deux ont des emplois qui sont menacés par les délocalisations, que tous deux vont dans des hypermarchés à bas prix acheter des produits dérivés de Pocahontas pour leurs jeunes, que tous deux sont réduits au scepticisme par le battage publicitaire, que tous deux jouent au Loto, que tous deux rêvent d’un quart d’heure de gloire, que tous deux prennent un inhibiteur de recapture de sérotonine, et que tout deux ont un coupable béguin pour Uma Thurman. Le monde du présent est un monde dans lequel les riches drames transversaux des mœurs locales ont été remplacés par un unique drame vertical, le drame de la spécificité régionale succombant à une généralité commerciale. L’écrivain américain d’aujourd’hui est confronté à un totalitarisme culturel analogue au totalitarisme politique auquel ont dû faire face deux générations d’écrivains de l’Est. L’ignorer, c’est s’exposer à la nostalgie. L’affronter, cependant, c’est risquer d’écrire de la fiction qui ressasse sans cesse la même chose: le consumérisme technologique est une machine infernale, le consumérisme technologique est une machine infernale...

L’écrivain qui veut écrire sur la société une histoire qui reste vraie l’année suivante peut se trouver en panne de référents culturels stables. Ce qui est topiquement pertinent au moment où il ou elle projette le roman appartiendra certainement au passé le temps qu’il soit écrit, réécrit, publié, distribué et lu.

Tout aussi décourageant est le sort des «mœurs» au sens le plus commun du mot. La grossièreté, l’irresponsabilité, la duplicité et la stupidité marquent de leurs sceaux les véritables interactions humaines: la matière de la conversation, la cause de nuits d’insomnie. Mais, dans le monde de la publicité et de la consommation, aucun mal n’est moral. Le mal ce sont les prix élevés, les désagréments, le manque de choix, l’absence d’intimité, les brulures d’estomac, la chute des cheveux, les routes glissantes. Ce qui n’est pas une surprise, car les seuls problèmes dignes d’un traitement publicitaire sont ceux qui peuvent être réglés par une dépense d’argent. Mais l’argent ne peut résoudre le problème des mauvaises manières—le bavard dans une salle de cinéma obscure, la belle-sœur envahissante, le partenaire sexuel égoïste—sauf en offrant le refuge d’une intimité atomisée. Et cette intimité est exactement ce vers quoi a tendu le Siècle américain. D’abord il y a eu l’exode en masse vers les banlieues résidentielles, puis le perfectionnement des outils de divertissement domestique, et enfin la création de communautés virtuelles dont le trait le plus frappant est que l’interaction en leur sein est purement optionnelle—on peut y mettre fin dès l’instant où l’expérience cesse de satisfaire l’utilisateur.

Que toutes ces tendances soient infantilisantes a été amplement relevé. On a moins souvent remarqué la manière dont elles changent à la fois nos attentes en matière de loisirs (c’est au livre de nous apporter quelque chose, et non à nous d’apporter quelque chose au livre) et le contenu même de ces loisirs.

Là, en vérité, nous sommes confrontés à ce qui ressemble réellement à l’obsolescence de l’art sérieux en général. Imaginez que l’existence humaine soit définie par une Souffrance: la Souffrance de ne pas être, chacun d’entre nous, le centre de l’Univers; que nos désirs dépassent à tout jamais nos moyens de les satisfaire. Si la religion et l’art nous apparaissent comme  les moyens historiquement préférés d’apaiser cette Souffrance, alors qu’arrive-t-il à l’art quand nos systèmes technologique et économique, et même nos religions commercialisées, deviennent suffisamment sophistiqués pour faire de chacun de nous le centre de notre propre univers de choix et de gratifications? La réponse de la fiction à l’aiguillon des mauvaises manières, par exemple, est de les rendre comiques. Le lecteur rit avec l’auteur, se sent moins seul devant l’aiguillon. C’est une transaction délicate, et elle exige du travail. Comment peut-elle se mesurer à un système—filtrer vos appels; sortir grâce à son modem, gagner l’argent permettant de traiter exclusivement avec le monde privé, où les employés doivent être serviables ou perdre leur place—qui vous évite l’aiguillon dès le départ?

À long terme, la décomposition des communautés risque d’avoir toutes sortes de conséquences déplaisantes. À court terme, cependant, dans ce siècle de prospérité et de santé stupéfiantes, la décomposition fait payer un lourd tribut aux anciennes méthodes de gestion de la Souffrance. Quant au sentiment d’isolement, de futilité et de perte que l’atomisation sociale peut produire—toutes choses qui peuvent être groupées sous le titre général de mystère selon Flannery O’Connor—, il suffit déjà de l’étiqueter «maladie». Une maladie qui a des causes: dérangement de la chimie du cerveau, abus sexuels dans l’enfance, mères célibataires, patriarcat, dysfonctionnement social. Il a aussi des remèdes: Zoloft, thérapie psychique, le Contrat avec l’Amérique, multiculturalisme, World Wide Web. Un remède partiel ou, mieux encore, une interminable succession de remèdes partiels, mais, à défaut, ne serait-ce que la consolation de savoir qu’on est atteint d’une maladie—tout vaut mieux que le mystère. La science a attaqué les mystères de la religion il y a bien longtemps. Mais ce n’est que lorsque la science appliquée, sous la forme de la technologie, a changé à la fois la demande de fiction et le contexte social dans lequel la fiction est produite que les romanciers ont pleinement senti ses effets.


Maintenant encore, alors même que je prends soin de situer mon désespoir dans le passé, il m’est difficile de confesser tous ces doutes. Dans le milieu de l’édition, avouer ses doutes se traduit par «pleurnicher», l’idée étant que se plaindre est pathétique et intéressé chez les auteurs qui ne se vendent pas, déplacé chez les autres. Pour des gens aussi soucieux de leur intimité et aussi férocement concurrentiels que les écrivains, la souffrance muette semblerait être la voie la plus sure. Aussi malade d’appréhension que vous vous sentiez intérieurement, il vaut mieux irradier la confiance et espérer que ce soit contagieux. Quand un écrivain déclare publiquement que le roman est un genre condamné, on peut être sûr que son dernier livre ne marche pas; pour ce qui est de sa réputation, cela revient à saigner dans une mer infestée de requins.

Plus difficile encore à reconnaitre est combien j’étais déprimé. À mesure que le stigmate social de la dépression faiblit, le stigmate esthétique se renforce. Ce n’est pas seulement que la dépression soit devenue à la mode au point d’en être banale. C’est le sentiment que nous vivons dans une culture fortement binaire: vous êtes soit sain soit malade, soit vous fonctionnez, soit non. Et si cet écrasement du champ des possibles est précisément ce qui vous déprime, vous êtes enclin à décliner votre participation à l’écrasement en vous disant déprimé. Vous décidez que c’est le monde qui est malade et que résister en refusant de fonctionner dans un tel monde est sain. Vous adoptez ce que les cliniciens appellent le «réalisme dépressif». C’est ce que chante le chœur d’Œdipe roi: «Hélas, générations des hommes, comme votre vie n’est qu’une simple ombre! Où, où est le mortel qui acquiert plus de bonheur que la simple apparence et, après le semblant, une chute?» Vous n’êtes, après tout, qu’un protoplasme et un jour vous serez mort. L’invitation à surmonter votre dépression, que ce soit par une médication, par une thérapie ou par un effort de volonté, ressemble à une invitation à tourner le dos à tout ce que vous savez de plus noir sur la corruption, l’infantilisme et l’autoaveuglement du meilleur des McMondes. Ces aperçus sont l’unique legs du romancier social qui souhaite représenter le monde non pas simplement en détail, mais dans son essence, éclairer l’œil moralement aveugle du tourbillon virtuel, et qui croit que l’être humain mérite mieux que l’avenir de gadgets électroniques à bas prix qu’on est en train de lui forger. Au lieu de dire que je suis déprimé, dites-moi que j’ai raison!

Que toutes ces tendances soient infantilisantes a été amplement relevé. On a moins souvent remarqué la manière dont elles changent à la fois nos attentes en matière de loisirs et le contenu même de ces loisirs.

Mais toutes les preuves disponibles indiquent que vous êtes devenu quelqu’un d’impossible à vivre et avec qui il est pénible de parler. Quand vous ressentez de plus en plus vivement, en tant que romancier, que vous êtes l’un des derniers dépositaires du réalisme dépressif et de la critique radicale de la société thérapeutique qu’il représente, le fardeau de ce que vous avez à communiquer devient écrasant. Vous vous demandez: pourquoi se donner tant de mal à écrire de tels livres? Je peux prétendre que le grand public écoutera ce que j’ai à dire. Je ne peux prétendre subvertir quoi que ce soit, parce que le lecteur capable de décoder mes messages subversifs n’a nul besoin de les entendre (et la scène artistique contemporaine rappelle constamment combien les choses peuvent devenir bêtes quand l’artiste commence à faire la leçon au chœur). Si l’idée qui voudrait que la littérature soit bonne pour nous me reste à travers la gorge, c’est que je ne crois pas que tout ce qui va mal dans le monde ait un remède, et, quand bien même, pourquoi me reviendrait-il, à moi qui me sens malade, de l’offrir? Il est difficile de considérer la littérature comme une médication, en tout cas, quand en lire a pour effet principal d’approfondir votre brouille dépressive avec la grande masse de la population; tôt ou tard, le lecteur à visée thérapeutique finira par désigner la lecture elle-même comme la maladie. Sophie Bentwood, par exemple, a «candidate au Prozac» gravé sur le front. Peu importe que ses tourments soient formidablement comiques, et combien elle apparait profondément humaine à la lueur de ces tourments, un lecteur sensible ne peut s’empêcher de penser qu’une prise en charge médicale serait sans doute la meilleure des choses.

Je résiste, enfin, à l’idée de la littérature comme vocation d’ordre supérieur, parce que l’élitisme s’accorde mal avec mon caractère américain, et parce que même si ma foi en le mystère ne m’inclinait pas à me méfier des sentiments de supériorité, ma foi dans les mœurs me rendrait difficile la tâche d’expliquer à mon frère, qui est un fan de Michael Crichton, que le travail que je fais est tout simplement meilleur que celui de Crichton. Même les poststructuralistes français, avec leur célébration philosophiquement irréfutable du «plaisir du texte», ne me sont ici d’aucun secours, parce que je sais que, quels que soient la richesse métaphorique et le raffinement linguistique de Personnages désespérés, ce que j’ai éprouvé en le découvrant n’est pas quelque dérive joyeusement érotique d’associations inépuisables, mais quelque chose de cohérent et de mortellement pertinent. Je sais qu’il y a une raison pour laquelle j’aime lire et j’aime écrire. Mais chaque excuse et chaque défense semblent se dissoudre dans l’eau sucrée de la culture contemporaine, et il devient rapidement difficile de se lever le matin.


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Deux brèves généralisations au sujet des romanciers: nous n’aimons pas fouiller trop profondément la question de l’audience et nous n’aimons pas les sciences humaines. Comme il est étrange, alors, que pour moi le phare dans la nuit—la personne qui, involontairement, a fait le plus pour me ramener sur la voie en tant qu’écrivain—ait été une chercheuse en sciences humaines qui étudiait l’audience de la littérature en Amérique.

Shirley Brice Heath est une anthropologue du langage, professeur d’anglais et de linguistique à Stanford; c’est une dame aux cheveux blancs, altière et perspicace, sans une once de tolérance pour le bavardage. Dans les années 1980, Heath a hanté ce qu’elle appelle les «zones de transit obligé»—les lieux où les gens sont retenus captifs sans recours à la télévision et autres occupations réconfortantes. Elle a emprunté les transports publics dans 27 villes différentes. Elle a rôdé dans les aéroports (du moins avant l’arrivée de cnn). Elle a transporté son carnet de notes dans des librairies et des stations balnéaires. Chaque fois qu’elle voyait des gens lire ou acheter «des ouvrages de fiction substantiels» (à l’exception des livres de poche), elle leur demandait s’ils pouvaient lui consacrer quelques minutes. Elle a visité des congrès estivaux d’écrivains et des ateliers d’écriture pour mettre à la question les éphèbes. Il y a trois ans elle m’a interviewé, et l’été dernier j’ai déjeuné avec elle à Palo Alto.

L’invitation à surmonter votre dépression, que ce soit par une médication, par une thérapie ou par un effort de volonté, ressemble à une invitation à tourner le dos à tout ce que vous savez de plus noir sur la corruption, l’infantilisme et l’autoaveuglement du meilleur des McMondes.

Dans la mesure où les romanciers se préoccupent de l’audience, nous aimons imaginer une «audience générale», un vaste ensemble éclectique de personnes convenablement éduquées qui peuvent être amenées, par des critiques suffisamment enthousiastes ou une promotion suffisamment agressive, à s’offrir un livre de qualité. Nous faisons notre possible pour ne pas remarquer que, parmi les adultes d’une éducation semblable et aux vies semblablement compliquées, certains lisent beaucoup de romans tandis que d’autres en lisent peu ou aucun.

Heath a relevé cet état de fait et, bien qu’elle m’ait souligné qu’elle n’avait pas interrogé tout le monde aux États-Unis, sa recherche démolit effectivement le mythe de l’audience générale. Pour qu’une personne maintienne un intérêt pour la littérature, me disait-elle, deux choses sont nécessaires. D’abord, l’habitude de lire des œuvres substantielles doit avoir été «fortement valorisée» quand elle était très jeune. En d’autres termes, l’un ou les deux parents doivent avoir lu de vrais livres et doivent avoir encouragé l’enfant à les imiter. Sur la côte Est, Heath a observé que l’élément de classe était considérable. Les parents des classes privilégiées encouragent la lecture par un sentiment de ce que Louis Auchincloss appelle les «attributs»: tout comme une personne civilisée doit être capable d’apprécier le caviar et un bon bourgogne, elle doit être capable de goûter Henry James. La classe importe moins dans d’autres parties du pays, en particulier dans le Midwest protestant, où la littérature est vue comme un moyen d’exercer l’esprit. Comme le dit Heath, «une partie de l’effort d’être quelqu’un de bien est de ne pas gaspiller son temps libre de manière frivole. Vous devez être à même de vous justifier par l’éthique du travail et par le bon usage de votre temps de loisir». Un siècle durant après la guerre de Sécession, le Midwest a recelé des milliers de sociétés littéraires dans ses bourgades, où, découvrit Heath, l’épouse d’un concierge avait autant de chances d’être active que l’épouse d’un médecin.

Avoir simplement un parent qui lit ne suffit pas, cependant, à produire un lecteur fidèle sa vie durant. Selon Heath, les jeunes lecteurs doivent aussi trouver quelqu’un avec qui ils puissent partager leur intérêt. «Un enfant qui est captivé par les livres se mettra à lire sous les couvertures avec une lampe de poche, disait-elle. Si les parents sont malins, ils interdiront à l’enfant de le faire, et l’encourageront ainsi. Ou bien il trouvera un semblable qui en fait autant, et tous deux en feront un secret entre eux. La découverte d’un semblable peut intervenir aussi tard qu’à l’université. À l’école secondaire, en particulier, il y a un prix social à payer pour être un lecteur. Beaucoup de jeunes qui ont été des lecteurs solitaires arrivent à l’université et découvrent soudain: “Ça alors, il y a d’autres gens ici qui lisent.”»

Si le roman américain conserve une autorité culturelle—un attrait au-delà de l’Université, une présence dans les conversations de table—, c’est largement le fait des femmes.

Tandis que Heath me livrait ses trouvailles, je me souvenais de la joie avec laquelle j’avais découvert deux amis au collège avec lesquels je pouvais parler de J. R. R. Tolkien. Je méditais aussi le fait que pour moi, aujourd’hui, il n’y a rien de plus sexy qu’une lectrice. Mais il me vint alors à l’esprit que je ne remplissais même pas la première condition de Heath. Je lui dis que je n’avais pas le souvenir d’avoir vu mes parents lire un livre quand j’étais enfant, sauf pour me faire la lecture à voix haute.

Heath répondit du tac au tac: «Oui, mais il y a une deuxième sorte de lecteur: le solitaire—l’enfant qui tout jeune se sent très différent de tous ceux qui l’entourent. C’est très difficile à faire avouer dans un entretien. Les gens n’aiment pas reconnaitre qu’ils étaient des enfants solitaires. Ce qui se passe, c’est que vous projetez votre sentiment de différence dans un monde imaginaire. Mais ce monde est un monde que vous ne pouvez pas partager avec ceux qui vous entourent—parce qu’il est imaginaire. Et donc le dialogue qui compte dans votre vie est celui que vous avez avec les auteurs des livres que vous lisez. Bien qu’ils ne soient pas présents, ils deviennent votre communauté.»

La fierté m’oblige, ici, à établir une distinction entre les jeunes lecteurs de fiction et les jeunes accros à l’ordinateur. Le classique accro à l’ordinateur, qui trouve refuge dans les faits, la technologie ou les nombres, est marqué non pas par une sociabilité déviante mais par une antisociabilité. Lire ressemble à l’activité de l’accro à l’ordinateur en ce que c’est une pratique qui se nourrit d’un sentiment d’isolement en même temps qu’elle l’aggrave. Être simplement un enfant solitaire ne vous condamne pas, cependant, à une haleine chargée et à une incapacité à engager la conversation une fois devenu adulte. En fait, cela peut vous rendre hypersociable. Il y a seulement qu’à un certain moment vous ressentez un besoin dévorant, presque honteux, d’être seul et de lire—de retrouver cette communauté.

Selon Heath, les lecteurs de la variété des solitaires (elle les appelle aussi des lecteurs «résistants») ont beaucoup plus de chances de devenir des écrivains que ceux de la variété conforme au modèle familial. Si l’écriture était le moyen de communication au sein de la communauté de l’enfance, on peut comprendre qu’en grandissant les écrivains continuent de tenir l’écriture pour vitale en ce qui concerne leur sentiment d’appartenance à une communauté. Ce qui est perçu comme la nature antisociale des auteurs «substantiels», qu’il s’agisse de l’exil de James Joyce ou de la réclusion de J. D. Salinger, découle en large part de l’isolement à l’écart de la société qui est nécessaire pour habiter un monde imaginaire. Me regardant dans les yeux, Heath m’a dit: «Vous êtes un solitaire qui veut désespérément communiquer avec un monde imaginaire substantiel.»

Je savais qu’elle utilisait le pronom «vous» dans son sens impersonnel. Néanmoins, j’avais l’impression qu’elle lisait directement dans mon âme. Et l’euphorie qui me saisit après sa description accidentelle de moi, en polysyllabes peu poétiques, fut pour moi la confirmation de la vérité de cette description. Être simplement reconnu pour ce que j’étais, être simplement compris: cela s’était révélé, soudain, une raison d’écrire.


Au printemps 1994, j’étais un individu socialement isolé désespérément en quête d’argent. Après que ma femme et moi nous fûmes définitivement séparés, j’ai pris un poste de professeur d’écriture dans une petite faculté de lettres et, même si je lui consacrais beaucoup trop de temps, j’ai adoré ce travail. J’étais réconforté par le talent et l’ambition de mes étudiants, qui n’étaient même pas nés lors de la première diffusion de la série Rowan & Martin’s Laugh-In. Je fus pourtant déprimé d’apprendre que plusieurs de mes meilleurs sujets s’étaient juré de ne plus jamais suivre un cours de littérature. Un soir, un étudiant rapporta que sa classe de fiction contemporaine avait été encouragée à débattre une heure entière de l’homophobie réelle ou non de la romancière Leslie Marmon Silko. Un autre soir, quand j’arrivai dans la salle, trois étudiantes hurlaient de rire à propos du roman féministe utopique qu’on les obligeait à lire pour le séminaire de licence femmes et fiction.

L’optimisme thérapeutique qui faisait à présent rage dans les départements de littérature anglaise voulait que les romans se répartissent en deux catégories: Symptômes de Maladie (œuvres canoniques des Temps Obscurantistes d’avant 1950) et Remèdes pour un Monde plus Heureux et plus Sain (œuvres de femmes ou d’auteurs non blancs ou non hétérosexuels). Mais les auteurs de fiction contemporaine dont les œuvres sont mises à contribution avec tant d’optimisme par l’Université sont rarement eux-mêmes à blâmer. Si le roman américain conserve une autorité culturelle—un attrait au-delà de l’Université, une présence dans les conversations de table—, c’est largement le fait des femmes. Les libraires bien informés estiment que soixante-dix pour cent de toute la fiction est achetée par des femmes, et ce n’est donc peut-être pas une surprise si, ces dernières années, la plupart des bons romans qui ont trouvé un large public ont été écrits par des femmes. Le tragique de ces romans n’est pas un tragique politique, bannissable par les lumières de la théorie critique moderne; c’est le tragique de douleurs qui n’ont pas de remède évident.

Attendre d’un roman qu’il porte le poids de toute notre société perturbée —pour aider à résoudre les problèmes de notre temps—me parait une illusion typiquement américaine. Écrire des phrases d’une telle authenticité qu’on puisse y trouver refuge: n’est-ce pas suffisant? N’est-ce pas beaucoup?

La floraison actuelle des romans dus à des femmes ou à des membres des minorités ethniques montre le chauvinisme qu’il y a à juger de la vitalité des lettres américaines par le destin du traditionnel roman social. En vérité, on peut plaider que la culture littéraire du pays est plus saine pour s’être délivrée de la culture dominante; qu’une culture «américaine» universelle n’était guère plus qu’un instrument pour la perpétuation d’une élite blanche, masculine, hétérosexuelle, et que son déclin est le juste châtiment d’une tradition à bout de souffle. (La description que Joseph Heller fait des femmes dans Catch-22, par exemple, est tellement embarrassante que j’ai hésité à recommander ce livre à mes étudiants.) Il est possible que l’expérience américaine se soit à tel point ramifiée et diffractée qu’aucun unique «roman social», à la Dickens ou à la Stendhal, ne puisse jamais espérer la refléter; peut-être dix romans issus de dix différentes perspectives culturelles sont-ils nécessaires à présent.

Malheureusement, il apparait clairement que les jeunes écrivains d’aujourd’hui se sentent prisonniers de leur identité ethnique ou sexuelle—découragés de traverser les frontières par une culture dans laquelle la télévision nous a conditionnés à n’accepter que le témoignage littéral du moi. Et le problème est aggravé quand les auteurs de fiction trouvent refuge dans les ateliers d’écriture des universités. Les auteurs de fiction engagés dans l’Académie remplissent l’importante fonction d’enseigner la littérature pour elle-même, et, de plus, certains d’entre eux produisent des œuvres fortes tout en enseignant, mais en tant que lecteur, je regrette le temps où plus de romanciers vivaient et travaillaient dans de grandes villes. Je déplore la retraite dans le moi et le déclin du roman à large thématique pour la même raison que je déplore l’essor des banlieues: j’aime qu’un maximum de diversité et de contraste soit rassemblé dans une unique expérience captivante. Même si le reportage social n’est plus tant un élément constitutif du roman qu’un sous-produit accidentel—les observations de Shirley Heath confirment que les grands lecteurs ne lisent pas pour s’instruire—, je continue d’aimer qu’un roman soit aussi vivant et polymorphe qu’une ville.


Àttendre d’un roman qu’il porte le poids de toute notre société perturbée—pour aider à résoudre les problèmes de notre temps—me parait une illusion typiquement américaine. Écrire des phrases d’une telle authenticité qu’on puisse y trouver refuge: n’est-ce pas suffisant? N’est-ce pas beaucoup?

Il y a encore 40 ans, quand la publication du Vieil homme et la mer de Hemingway fut un événement national, les films et la radio étaient toujours considérés comme des divertissements «inférieurs». Dans les années cinquante et soixante, quand les films devinrent «le cinéma» et demandèrent à être pris au sérieux, la télévision devint le nouveau divertissement inférieur. Enfin, dans les années soixante-dix, avec les auditions du Watergate et All in the Family, la télévision, à son tour, est devenue une pièce essentielle de notre alphabétisation culturelle. Le New-Yorkais célibataire éduqué qui lisait vingt-cinq romans sérieux par an en 1945 n’a plus aujourd’hui le temps que pour cinq peut-être. À mesure que la couche de l’audience par tradition familiale s’érode, ce qui reste est principalement le noyau dur des lecteurs résistants, qui lisent parce qu’ils le doivent.

Dans deux articles parus dans le New Yorker, Anthony Lane a démontré que si la plupart des romans figurant aujourd’hui sur la liste des meilleures ventes sont insipides, prévisibles et mal écrits, les bestsellers d’il y a 50 ans étaient tout aussi insipides, prévisibles et mal écrits. Les articles de Lane détruisent utilement l’idée d’un âge d’or d’avant la télévision, où les masses américaines avaient le nez plongé dans les chefs-d’œuvre de la littérature; il montre clairement que les gouts populaires dans ce pays n’ont pas empiré en un siècle. Ce qui a changé, c’est l’économie de l’édition. Le bestseller numéro un de 1955, Marjorie Morningstar, s’est vendu à 990 000 exemplaires en librairie. En 1994, dans un pays moins de deux fois plus peuplé, Le Couloir de la mort de John Grisham s’est vendu à plus de trois millions d’exemplaires. L’édition est devenue un accessoire de Hollywood et le roman à succès est un produit de grande consommation, un substitut portable à la télévision.

Qu’une méfiance ou une haine déclarée de ce que nous appelons maintenant la «littérature» ait toujours été la marque des visionnaires politiques peut nous amener à penser que la littérature a une fonction, au-delà du divertissement, comme forme d’opposition politique.

La persistance d’un marché de la littérature exerce une discipline utile sur les écrivains, nous rappelant notre devoir de divertir. Mais si l’Académie est un rocher auquel se fixer pour les romanciers ambitieux, la nature du marché américain contemporain—son tri des artistes en superstars, stars et moins que rien; sa reconnaissance lucide que rien ne pousse un produit comme la personnalité—se révèle plus dur encore. Il est possible, si vous avez le tempérament adéquat, de vous vendre par l’ironie, en vous moquant des techniques de promotion. Ainsi, le sujet de la fiction du jeune écrivain Mark Leyner est l’autopromotion de Mark Leyner, le jeune écrivain; il est passé trois fois chez Letterman. Mais la plupart des romanciers éprouvent une certaine gêne devant la commercialisation de l’expérience intrinsèquement privée de la lecture à travers un personnage public—lors de tournées promotionnelles, d’émissions de radio ou sur des sacs et des gobelets Barnes & Noble. L’écrivain qui place l’imprimé au-dessus de tout est, ipso facto, une personnalité antitélévisuelle, et il est instructif de rappeler combien de romanciers américains de renom ont choisi, dans un pays où la publicité est par ailleurs recherchée comme un Graal, de protéger leur intimité. J. D. Salinger, Philip Roth, Cormac McCarthy, Don DeLillo, William Gaddis, Anne Tyler, Thomas Pynchon, Cynthia Ozick et Denis Johnson ne donnent guère d’interviews, ou pas du tout, enseignent peu ou pas, ne font pas de tournées promotionnelles et, pour certains, refusent même d’être photographiés. Divers drames d’isolement social à la Heath se jouent certainement là. Mais, pour certains de ces écrivains, la réticence fait partie intégrante de leur credo artistique.

Dans le premier roman de Gaddis, Les Reconnaissances (1954), un double de l’auteur s’écrie: «Qu’est-ce qu’ils veulent de l’homme qu’ils n’aient pas eu de l’œuvre? Qu’est-ce qu’ils attendent? Qu’est-ce qui reste quand il en a fini avec son œuvre, qu’est-ce qu’un artiste si ce n’est la lie de son œuvre, le foutoir humain qui la suit?» Les romanciers d’après-guerre comme Gaddis et Pynchon et les artistes d’après-guerre comme Robert Frank ont répondu à ces questions d’une manière très différente de celle de Norman Mailer et d’Andy Warhol. En 1954, avant que la télévision ait même supplanté la radio comme média dominant, Gaddis reconnaissait que peu importait combien l’autopromotion pouvait sembler attractivement subversive à court terme, l’artiste qui était réellement sérieux dans sa résistance à une culture de l’image inauthentique vendue aux masses devait se refuser à devenir lui-même une image, même au prix d’une certaine obscurité.

Pendant longtemps, essayant de suivre l’exemple de Gaddis, j’ai adhéré à la ligne dure consistant à laisser mon travail parler pour moi. Non pas que je fusse bombardé d’invitations, mais j’ai refusé d’enseigner, de faire des critiques pour le Times, d’écrire sur l’écriture, d’aller à des fêtes. M’exprimer hors du roman dans une ère de notabilités me paraissait une trahison; cela impliquait un manque de foi dans l’adéquation de la fiction comme moyen de communication et d’expression de soi et contribuait ainsi à accélérer la fuite du public de l’imaginaire vers le littéral. J’avais une cosmologie de héros silencieux et de traitres grégaires.

Le silence, cependant, n’est une affirmation utile que si quelqu’un, quelque part, attend que vous vous exprimiez à haute voix. Dans les années 90, le silence semblait seulement garantir que je serais seul. Et j’ai fini par me rendre compte que le désespoir que j’éprouvais au sujet du roman était moins le résultat de mon obsolescence que de mon isolement. La dépression se présente comme une forme de réalisme quant à la mocheté du monde en général et de votre vie en particulier. Mais le réalisme n’est qu’un masque qui cache la véritable essence de la dépression, qui est une séparation accablante d’avec l’humanité. Plus vous êtes persuadé de votre perception inégalée de la mocheté, plus vous avez peur d’affronter le monde; et moins vous affrontez le monde, plus le reste de l’humanité vous semble perfidement heureux de continuer à l’affronter.

Les écrivains et les lecteurs ont toujours été enclins à cette séparation. La communion avec la communauté virtuelle de l’imprimé nécessite la solitude, après tout. Mais cette séparation devient beaucoup plus profonde, urgente et dangereuse quand cette communauté cesse d’être densément peuplée et animée; quand la communauté rédemptrice de la littérature elle-même est prise à partie par l’électronique et l’Université; quand votre aliénation devient plus générique qu’individuelle, que les pages économiques semblent rapporter la conspiration du monde pour vous infantiliser, non seulement vous, mais tous ceux de votre espèce, et que le prix du silence semble être non plus l’obscurité mais l’oubli pur et simple.

Je reconnais qu’une personne écrivant sérieusement pour une revue à diffusion nationale doit avoir une crédibilité imparfaite quand elle affirme que la véritable réclusion n’est tout simplement pas un choix envisageable, ni psychologiquement ni financièrement, pour les écrivains nés après le lancement du premier Spoutnik. Il se peut que je sois devenu un traitre grégaire. Mais en suivant avec retard mes livres hors de la maison, en faisant un peu de journalisme et en me rendant même à quelques fêtes, j’ai eu moins l’impression de me présenter au monde que de présenter le monde à moi. Une fois sorti de ma bulle de désespoir, j’ai découvert que tous ceux que je rencontrais partageaient beaucoup de mes peurs, et que d’autres écrivains les partageaient toutes.

Qu’ils y pensent ou non, les romanciers préservent une tradition de langage précis et expressif; une habitude de regarder au-delà des surfaces dans les intérieurs; peut-être une compréhension de l’expérience privée et du contexte public comme distincts mais interpénétrés; peut-être le mystère, peut-être les mœurs.

Dans le passé, quand la vie des lettres était synonyme de culture, la solitude était possible comme elle l’était dans les villes où vous pouviez, de jour comme de nuit, trouver le réconfort de la foule dans la rue. À l’ère des banlieues, quand le flot montant de la culture électronique a fait de chaque lecteur et chaque auteur une ile, il se pourrait que nous dussions être plus actifs pour nous assurer qu’une telle communauté existe toujours. Je me méfiais des départements d’écriture pour ce qui m’apparaissait comme une sécurité artificielle, de même que je me méfiais des clubs du livre qui traitent le livre comme un légume peu ragoutant qu’on ne peut avaler qu’en l’assaisonnant puissamment de mondanités. Tandis que je cherche à tâtons mon propre sentiment de communauté, je m’en méfie un peu moins à présent. Je vois le pouvoir du roman au dix-neuvième et au début du vingtième siècle comme un accident de l’histoire—l’absence de concurrence. À présent la distance entre auteur et lecteur se réduit. Au lieu de figures olympiennes s’adressant aux masses d’en bas, nous avons des diasporas assorties. Lecteurs et auteurs sont unis dans leur besoin de solitude, dans leur quête d’un sens en une ère d’évanescence sans cesse croissante: dans leur plongée intérieure, via l’imprimé, hors de la solitude.


L’une des idées favorites des cybervisionnaires est que la culture littéraire est antidémocratique—que la lecture de bons livres est principalement l’activité du mâle blanc oisif—et que notre république se porterait donc mieux si elle s'abandonnait aux ordinateurs. Comme les recherches de Shirley Heath (ou même un tour dans une librairie) le manifestent clairement, les cybervisionaires mentent. La lecture est une activité ethniquement diverse, socialement sceptique. Les Blancs fortunés qui possèdent aujourd’hui de puissants agendas électroniques sont ceux qui forment l’élite la plus visible de ce pays. Le mot «élitiste» est le gourdin avec lequel ils tabassent ceux pour qui acheter de la technologie ne constitue pas une vie.

Qu’une méfiance ou une haine déclarée envers ce que nous appelons maintenant la «littérature» ait toujours été la marque des visionnaires politiques, que ce soit Platon, Staline ou les technocrates de l’économie de marché d’aujourd’hui, peut nous amener à penser que la littérature a une fonction, au-delà du divertissement, comme forme d’opposition politique. Après tout, les romans enflamment parfois les débats politiques ou s’y trouvent impliqués. Et comme la seule modeste faveur que tout écrivain demande à la société est la liberté d’expression, les poètes et les romanciers d’un pays sont souvent ceux qui sont obligés de servir de voix de la conscience dans les périodes de fanatisme religieux ou politique. L’aura oppositionnelle de la littérature est particulièrement forte en Amérique, où le statut inférieur de l’art a une manière de transformer les enfants lecteurs résistants en écrivains adultes suprêmement aliénés. Qui plus est, comme gagner de l’argent a toujours été absolument central dans notre culture, et comme les gens qui en gagnent beaucoup sont rarement très intéressants, les personnages les plus mémorables de la fiction américaine ont tendu à être des marginaux: Huck Finn et Janie Crawford, Hazel Motes et Tyrone Slothrop. Enfin, le sentiment oppositionnel est aggravé à une époque où le seul fait de prendre un roman après diner représente une sorte de Je refuse! culturel.

Je n’avais pas besoin de guérison, et le monde non plus; la seule chose qui avait besoin de soins était ma compréhension de ma place en lui. Sans cette compréhension—sans un sentiment d’appartenance au monde réel—, il était impossible de prospérer dans un monde imaginaire.

Il n’est que trop facile, donc, d’oublier combien fréquemment, de tout temps, d’excellents artistes ont martelé, comme Auden le formule, que «l’art ne suscite rien». Il n’est que trop facile de sauter du constat que le roman peut produire un effet à la conviction qu’il doit produire un effet. Nabokov a très bien résumé la plateforme politique que tout romancier peut avaliser: aucune censure, une bonne éducation générale, pas de portraits de chefs d’État plus grands qu’un timbre-poste. Si nous allons plus loin, nos programmes commencent à diverger radicalement. Ce qui ressort comme la conviction qui nous réunit n’est pas qu’un -roman puisse changer quoi que ce soit, mais qu’il puisse préserver quelque chose. La chose qui est préservée dépend de l’auteur; elle peut être aussi privée que «Mon intéressante enfance». Mais, à mesure que le pays devient de plus en plus distrait et magnétisé par la culture de masse, les enjeux s’élèvent même pour les auteurs dont l’ambition première est de décrocher un poste d’enseignant. Qu’ils y pensent ou non, les romanciers préservent une tradition de langage précis et expressif; une habitude de regarder au-delà des surfaces dans les intérieurs; peut-être une compréhension de l’expérience privée et du contexte public comme distincts mais interpénétrés; peut-être le mystère, peut-être les mœurs. Avant tout, ils préservent une communauté de lecteurs et d’écrivains, et la manière dont les membres de cette communauté se reconnaissent les uns les autres est que rien au monde ne leur parait simple.

Shirley Heath utilise le mot neutre d’«imprévisibilité» pour décrire cette foi en la complexité; Flannery O’Connor l’appelait «mystère». Dans Personnages désespérés, Paula Fox la formule ainsi: «S’égrenant à l’intérieur de la carapace de la vie ordinaire et de ses controverses sommaires il y avait l’anarchie.» Pour moi, le mot qui décrit le mieux la vision du monde du romancier est tragique. Dans l’exposé par Nietzsche de la «naissance de la tragédie», qui reste à peu près imbattable comme théorie de la raison pour laquelle les gens goutent les récits tristes, un aperçu «dionysiaque» sur le tragique et l’imprévisible de la vie est accouplé à une clarté et à une beauté formelle apolloniennes pour produire une expérience qui est religieuse par son intensité. Même pour des gens qui ne croient à rien qu’ils ne puissent voir de leurs propres yeux, la traduction formelle esthétique du calvaire humain peut être (bien que je craigne que nous, les romanciers, ne soyons à juste titre raillés pour abuser du mot) salvatrice.

J’espère qu’il est clair que par «tragique» j’entends simplement à peu près n’importe quelle fiction qui soulève plus de questions qu’elle n’apporte de réponses: tout ce par quoi le conflit ne peut pas se résoudre en clichés. (En vérité, l’indicateur le plus fiable d’une perspective tragique dans une œuvre de fiction est la comédie.) L’intérêt de qualifier la littérature de tragique est de mettre en valeur son éloignement de la rhétorique de l’optimisme qui imbibe si profondément notre culture. Le mensonge nécessaire de tout régime établi, y compris le technomercantilisme plein d’allant sous lequel nous vivons maintenant, est que le régime a fait du monde un endroit meilleur. Le réalisme tragique préserve la reconnaissance du fait que l’amélioration a toujours un cout; que rien ne dure éternellement; que même si le bon l’emporte sur le mauvais, c’est par la marge la plus étroite. Je soupçonne que l’art a toujours eu une prise particulièrement faible sur l’imaginaire américain parce que notre pays a connu si peu de catastrophes épouvantables. La seule véritable tragédie qui nous soit advenue est l’esclavage, et ce n’est probablement pas par accident que la tradition de la littérature du Sud a été éminemment productive et peuplée de génies. (Comparez à la littérature de la côte ouest, ensoleillée, fertile et paisible.) Superficiellement au moins, pour la grande majorité blanche, l’histoire de ce pays a consisté en une série de succès. Le réalisme tragique préserve l’accès à la crasse derrière l’Élection—à la difficulté humaine sous la facilité technologique, au chagrin derrière la narcose de la culture populaire: à tous ces présages aux marges de notre existence.


La dépression, quand elle est clinique, n’est pas une métaphore. Elle frappe génération après génération et on sait qu’elle réagit aux médicaments et à la psychothérapie. Quelle que soit votre sincérité, si vous pensez qu’il y a une maladie incurable attachée à l’existence, tôt ou tard vous rendrez les armes et direz: je ne veux plus me sentir aussi mal. Le glissement du réalisme dépressif au réalisme tragique—d’être immobilisé par le côté sombre des choses, à être nourri par lui—semble ainsi étrangement nécessiter la croyance en la possibilité d’une guérison. Mais cette «guérison» est loin d’être évidente.

J’ai passé le début des années 90 piégé dans une double singularité. Non seulement je sentais que j’étais différent de tous ceux qui m’entouraient, mais je trouvais que l’époque dans laquelle je vivais était complètement différente de toutes les époques précédentes. Pour moi, le travail de retrouver une perspective tragique a donc impliqué un mouvement dual vers l’extérieur: à la fois la reconnexion avec une communauté de lecteurs et d’écrivains, et la reconquête d’un sens de l’histoire.

Il est possible d’avoir un sentiment général du tragique de l’histoire, une conviction mystique dionysienne que la partie n’est pas finie avant le coup de sifflet final, sans avoir une appréhension apollinienne des détails suffisante pour apprécier ses consolations. Jusqu’il y a un an, par exemple, il ne me serait jamais venu à l’esprit d’affirmer que ce pays a «toujours» été dominé par le commerce. Je ne voyais que la laideur du présent commercial et j’enrageais naturellement contre la trahison d’une Amérique d’antan que je supposais avoir été plus authentique, moins vénale, moins hostile à l’entreprise de la fiction. Mais combien peut paraitre ridicule l’autoapitoiement de l’écrivain de la fin du vingtième siècle à la lumière de, disons, la vie de Herman Melville. Comme sa vie est familière: le premier roman qui établit sa réputation, la douloureuse découverte du peu de succès de sa vision auprès des gouts populaires dominants, le sentiment croissant de n’avoir pas de place dans une république sentimentale, les horribles soucis d’argent, l’abandon par son éditeur, le désastreux échec commercial de son œuvre la plus aboutie et la plus ambitieuse, la maladie mentale supposée (sa mélancolie, sa dépression) et enfin sa retraite dans l’écriture purement pour son propre plaisir.

L’été dernier, tandis que je commençais à me plonger dans l’histoire des États-Unis et que je parlais à des lecteurs à des écrivains et méditais sur le «solitaire» à la Heath s’amplifiait en moi la prise de conscience du fait que mon état n’était pas une maladie, mais ma nature. Comment pouvais-je ne pas me sentir détaché? J’étais un lecteur. Ma nature m’avait attendu depuis toujours et maintenant elle m’accueillait. Tout d’un coup, je compris combien j’avais soif de construire et d’habiter un monde imaginaire. Cette soif me faisait l’effet d’un esseulement dont j’aurais été meurtri. Comment pouvais-je avoir pensé que j’avais besoin de me guérir afin de rentrer dans le monde «réel»? Je n’avais pas besoin de guérison, et le monde non plus; la seule chose qui avait besoin de soins était ma compréhension de ma place en lui. Sans cette compréhension—sans un sentiment d’appartenance au monde réel—, il était impossible de prospérer dans un monde imaginaire.

Au cœur de mon désespoir au sujet du roman, il y avait eu un conflit entre un sentiment que je devais Haranguer la culture et Dire ses quatre vérités au grand public et mon désir d’écrire sur ce qui m’était le plus proche, de me perdre dans les personnages et les lieux que j’aimais. Écrire, et lire aussi, était devenu une tâche pénible, et vu le maigre rapport financier, il n’y a vraiment aucune raison de faire l’un ou l’autre si ça ne vous donne pas de plaisir. Aussitôt que j’abandonnai mes obligations supposées envers le chimérique grand public, mon troisième livre commença à reprendre vie. Je suis stupéfait, à présent, de m’être si peu fait confiance aussi longtemps, d’avoir ressenti une nécessité écrasante d’affronter explicitement toutes les forces qui pèsent sur les plaisirs de la lecture et de l’écriture: comme si, en peuplant et en arrangeant mon propre petit monde alternatif, je pouvais ignorer le plus vaste tableau social.

Tandis que je me débattais avec tout ça, je reçus une lettre de Don DeLillo, à qui j’avais écrit dans ma détresse. Voici, en partie, ce qu’il me disait:

Le roman est ce que les romanciers font à un moment donné. Si nous ne faisons pas le grand roman social d’ici quinze ans, cela signifiera probablement que nos sensibilités ont évolué de telle sorte qu’un tel travail devienne moins nécessaire pour nous—nous n’arrêterons pas parce que le marché se serait asséché. L’écrivain dirige, il ne suit pas. La dynamique réside dans l’esprit de l’écrivain, pas dans la taille de l’audience. Et si le roman social vit, mais seulement à peine, survivant dans les failles et les ornières de la culture, peut-être sera-t-il pris plus au sérieux, comme spectacle en danger. Un contexte réduit, mais plus intense.

Écrire est une forme de liberté personnelle. Cela nous libère de l’identité de masse que nous voyons s’affirmer tout autour de nous. En fin de compte, les écrivains écriront non pas pour être les héros hors la loi de quelque sous-culture, mais principalement pour se sauver, pour survivre en tant qu’individus.

DeLillo ajoutait en postscriptum: «Si la lecture d’œuvres sérieuses se réduit à un quasi-néant, cela signifiera probablement que ce dont nous parlons quand nous utilisons le mot “identité” est arrivé à son terme.»

Ce qu’il y a d’étrange dans ce postscriptum est que je ne peux le lire sans ressentir un élan d’espoir. Le réalisme tragique a l’effet pervers de transformer ses adhérents en optimistes patentés. «J’ai très peur, écrivit un jour Flannery O’Connor, que pour l’auteur de fiction le fait que nous aurons toujours les pauvres avec nous soit une source de satisfaction, car cela signifie, essentiellement, qu’il pourra toujours trouver quelqu’un de semblable à lui. Son souci de la pauvreté est celui d’une pauvreté fondamentale chez l’homme.» Même si la Silicon Valley parvient à implanter un casque à réalité virtuelle dans chaque foyer américain, même si la lecture d’œuvres littéraires se réduit jusqu’à un quasi-néant, il reste un monde affamé par-delà nos frontières, une dette nationale face à laquelle le gouvernement-par-la-télévision ne peut guère faire plus que se tordre les mains, et les bons vieux cavaliers apocalyptiques de la guerre, de la maladie et de la destruction de l’environnement. Si les salaires réels continuent à baisser, les banlieues de «Mon intéressante enfance» n’offriront guère de protection. Et si le multiculturalisme réussit à faire de nous un pays de tribus aux légitimités déconnectées, chaque tribu sera privée du confort du statut de victime et forcée d’affronter la limitation humaine pour ce qu’elle est: un élément indissociable de la vie. L’histoire est cette chose enragée dont nous tous, comme Sophie Bentwood, aimerions nous cacher. Quant au fait que ce soit une bonne chose ou une mauvaise, les réalistes tragiques n’offrent pas d’opinion. Ils le représentent seulement. Il y a une génération, grâce à son attention scrupuleuse, Paula Fox pouvait discerner dans une bouteille d’encre brisée à la fois la perdition et le salut. Le monde s’achevait alors, il s’achève toujours, et je suis heureux d’y appartenir à nouveau.


Géologue de formation, Jonathan Franzen se livre dans ses romans et essais à une véritable archéologie de la société américaine. L’érosion de la vie civique, la médicalisation de la vie affective, l’optimisme béat de la société de consommation et les dérives de la culture et de la littérature contemporaines figurent parmi ses sujets de prédilection. À la fois bestsellers et sujets de (violentes) controverses, ses livres lui ont valu un succès international.

Six de ses ouvrages ont été traduits en français: Les corrections (2002), Pourquoi s’en faire? (2003), La vingt-septième ville (2004), La zone d’inconfort (2007) et Freedom (2011, en coédition avec les Éditions du Boréal pour le Canada) aux Éditions de l’Olivier, et Le cerveau de mon père (2011) chez Points.

Le texte «Pourquoi s’en faire?» est extrait du recueil éponyme, paru en français aux Éditions de l’Olivier, et originellement publié aux États-Unis par Farrar, Straus & Giroux sous le titre How to Be Alone, en 2002.

©Jonathan Franzen, 2002.

©Éditions de l’Olivier / Le Seuil pour l’édition en langue française, 2003.Traduction: Remy Lambrechts

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