Le climat, le citoyen et la Convention: une fable à la française
Quels avantages 150 personnes choisies au hasard ont-elles sur les gouvernements?
Pour Chris Hedges, «les progressistes ont fait trop de concessions à l’élite du pouvoir. Ils ont succombé à l’opportunisme puis à la peur en entrainant avec eux leurs institutions. Ils ont renoncé à leur fonction morale. Ils n’ont pas dénoncé les abus des milieux d’affaires quand ils en avaient l’occasion, et ont banni de leurs rangs ceux qui osaient le faire». Dans cet extrait de La mort de l’élite progressiste (paru en septembre chez Lux Éditeur), il en appelle à un dernier effort de résistance.
Vers le milieu du 19e siècle, dans un discours sur les moyens de faire tomber le régime tsariste, Alexandre Herzen rappelait à ses auditeurs, un groupe d’anarchistes, que leur tâche n’était pas de sauver un système à l’agonie, mais de le remplacer par autre chose: «Nous ne sommes pas les médecins, nous sommes la maladie.»
Tout résistant devrait aujourd’hui reconnaitre que le coup d’État perpétré par la grande entreprise est un fait accompli, et qu’il serait vain de tenter de réformer le système ou d’en appeler à la conscience des détenteurs du pouvoir. Il ne s’agit nullement de renoncer à la résistance, mais plutôt d’en envisager de tout autres formes.
La dévastation de l’économie qu’a provoquée le capitalisme mondialisé sera bientôt rattrapée par celle de l’environnement. La complicité de l’élite progressiste dans la ruine de l’économie mondiale va de pair avec son soutien tacite à la destruction, par le capitalisme, des écosystèmes dont dépend la vie humaine. En prévision de la conférence de Copenhague sur le climat de décembre 2009, des militants progressistes de partout dans le monde, dont l’écologiste américain Bill McKibben, ont organisé des manifestations afin d’exhorter les décideurs politiques et industriels à lutter contre les changements climatiques. Leurs revendications sont restées lettre morte. L’élite progressiste persiste à défendre un système qui, sur le plan théologique, voue une dévotion à la mort.
Les transformations radicales que subit l’environnement compromettent la survie de l’humanité. Pour échapper à la crise imminente, nous devons canaliser nos énergies vers la formation de communautés durables: sans coopération, nous ne pourrons ni survivre ni résister. La désindustrialisation, la montée de l’État-entreprise et la contamination de l’environnement auraient pu être endiguées par les mouvements sociaux et les militants de gauche; en marginalisant ces voix, on a éliminé l’obstacle qui freinait la montée en puissance de la grande entreprise.
Au lieu de résister, l’élite progressiste s’est montrée obéissante et a réaffirmé son attachement à des positions consensuelles tout en continuant à claironner sa foi puérile dans le progrès. Non sans naïveté, elle persiste à croire que la science et la technologie propulseront l’humanité dans une ère de prospérité et la protégeront contre elle-même. Cependant, l’activité humaine n’est pas—et ne sera jamais—guidée par la raison tant célébrée au siècle des Lumières. Bientôt, l’humanité prendra brusquement conscience de la fragilité de la vie et des dangers de sa propre démesure.
L’élite progressiste s’est imaginé qu’elle pourrait atténuer les pires excès du capitalisme et la dégradation de l’environnement en collaborant avec l’élite du pouvoir. Sans doute parce qu’ils n’ont pas suffisamment lu Marx, les progressistes sont restés aveugles à la nature révolutionnaire et autodestructrice du capitalisme débridé. À Copenhague comme au Congrès, la grande entreprise se moque des besoins et des souhaits des citoyens. Elle a fait main basse sur tous les mécanismes du pouvoir, du gouvernement à la propagande. Elle ne peut être battue aux élections ni se laisser influencer par les mouvements populaires. La classe ouvrière a été rayée de la carte. L’économie tombe en ruine. L’impérialisme est au bord de l’effondrement. Les éco-systèmes connaissent des changements tout aussi terrifiants qu’inédits. Cette spirale de la mort, qui emportera dans son tourbillon de vastes pans de l’humanité, nous contraint de renouer avec un militantisme radical et à nous poser une question difficile, à savoir s’il n’y aurait pas lieu de désobéir à ces lois qui, si l’on persiste à les respecter, contribueront de toute évidence à notre anéantissement.
L’État-entreprise est acculé à la même impasse que la population. L’extinction de la classe ouvrière et, de plus en plus manifestement, de la classe moyenne fait en sorte que les entreprises doivent plus que jamais recourir à la corruption et à la coercition pour voir leurs profits continuer d’augmenter. De plus en plus de gens s’enfoncent dans la misère. Celle-ci, en fait, est elle-même considérée comme une source de profit. Des firmes comme Bechtel cherchent à s’approprier et à contrôler l’approvisionnement en eau potable à l’échelle mondiale. Tous les éléments essentiels à l’existence constituent pour elles de potentielles occasions d’affaires. Le capitalisme ne peut se passer de la croissance; en cette ère de raréfaction des ressources et de dégradation de l’environnement, l’humanité devra donc subir des atteintes à ses droits et une répression encore plus impitoyables.
En faisant taire ceux de ses membres qui sont restés fidèles à leurs principes, l’élite progressiste s’est privée du vocabulaire et du discernement dont elle aurait eu besoin pour comprendre la signification de la destruction en cours. Les progressistes ont cru pouvoir convaincre les moteurs du capitalisme de se contrôler rationnellement et d’agir en fonction du bien commun, une idée qui, en d’autres temps, aurait exposé son auteur à la risée générale dans une assemblée syndicale. Séduite par la formule voulant que le marché soit le meilleur arbitre de toute activité politique et économique, l’élite progressiste a renoncé à défendre les droits de la classe ouvrière et de la classe moyenne.
Dans les États-Unis du 20e siècle, les vrais militants, dont les syndicalistes communistes, avaient bien saisi, contrairement à l’élite progressiste, la dynamique du capitalisme et de la cruauté humaine. Ils savaient qu’ils devaient agir à tous les niveaux. Ils se considéraient comme des êtres politiques. Ils plaidaient pour un changement social radical qui aurait inclus un régime public d’assurance maladie, une politique de logement social, des réformes sociales et l’autogestion. C’est pour cette raison qu’on les a écrasés. Ils ont été remplacés par une élite progressiste accommodante, dont le discours apolitique, centré sur ses propres intérêts, était propice à la mise sur pied de pitoyables campagnes pour l’achat de biens produits sur le territoire américain. L’effondrement économique et environnemental du pays n’aurait sans doute pas pu être empêché par les anarchistes ou d’autres militants radicaux, mais au moins quelqu’un l’aurait-il combattu. L’élite progressiste, elle, n’a été d’aucun secours.
Le coup d’État que nous avons subi commence à susciter mécontentement et agitation. Avec ses valeurs réformistes fondées sur la collaboration avec les classes dirigeantes, l’élite progressiste n’a ni l’aptitude ni l’imagination nécessaires pour canaliser cette indignation. C’est pourquoi la rébellion viendra de la droite, comme ce fut le cas lors d’autres faillites du progressisme, que ce soit en Allemagne nazie, en Italie fasciste ou en Russie tsariste. Par une autre de ces tragiques ironies de l’histoire, ce sont les forces capitalistes à l’origine de l’effondrement qui financeront, organiseront et manipuleront la révolte. La responsabilité de la situation incombera cependant à l’élite progressiste, qui, en se taisant, rend possible la montée du totalitarisme inversé et, peut-être bientôt, d’un totalitarisme classique.
Pulvérisées par le chaos et les changements radicaux engendrés par le réchauffement climatique et la débâcle économique, les collectivités se retrouveront devant un choix difficile. Elles pourraient se replier dans une forme de survivalisme extrême, un tribalisme primitif qui romprait tout lien avec les autres sphères de la société et le reste de l’humanité. Les groupes optant pour un tel repli tomberaient dans un vide moral et spirituel aussi profond que celui des forces capitalistes dominantes. Mais les communautés pourraient au contraire saisir, comme l’avaient fait les moines au Moyen Âge, l’importance cruciale de nourrir les traditions intellectuelles et artistiques sur lesquelles reposent la société civile, l’humanisme et la notion de bien commun. Il n’est plus possible d’agir sur la société et la culture au sens large, du moins pas à court terme, mais nous pourrions tenter, à la manière des abbayes médiévales, de préserver les codes moraux et la culture afin que, dans l’avenir, d’autres générations puissent y avoir accès. Comme pour ceux qui ont su conserver leur identité à l’époque de l’esclavage ou, au 20e siècle, sous les régimes fascistes et communistes, la résistance se résumera pour un temps à de petits gestes de défi, souvent imperceptibles. La musique, le théâtre, les beaux-arts, la poésie, le journalisme, la littérature et la danse, sans oublier l’étude des langues, de la philosophie et de l’histoire, seront les remparts qui protégeront ceux qui auront opté pour l’humanité plutôt que pour la barbarie.
Nous sommes au seuil de ce qui s’annonce comme l’une des périodes les plus sombres de l’histoire. Le flambeau de la civilisation vacillera puis s’éteindra, et nous nous enfoncerons dans la barbarie pour des décennies, voire des siècles. Après avoir réussi à nous convaincre que nous ne sommes en mesure ni d’interpréter les vérités révélées qu’elles nous assènent ni de résister au chaos engendré par l’effondrement de l’économie et la destruction de l’environnement, les élites affecteront leurs ressources à la création d’ilots où elles jouiront de la sécurité et des biens dont le reste de la population sera privée. Dans ce monde barbare, les masses de gens affolés, terrifiés et nourris des faux-semblants servis à l’infini par les organes de propagande pourront parfois déchainer leur fureur contre la répression, la pauvreté et les pénuries alimentaires. Cependant, elles n’auront ni la force ni la confiance en soi nécessaires pour s’insurger contre les structures d’oppression, que ce soit sur une petite ou une grande échelle. Le fantasme d’une révolte populaire générale, d’un mouvement de masse mettant fin à l’hégémonie de l’État-entreprise, est précisément cela: un fantasme.
La majorité des anarchistes radicaux sont conscients du degré de putréfaction des institutions culturelles et politiques. Ils savent qu’il est impératif d’en finir avec la société de consommation. Toutefois, bon nombre d’entre eux croient naïvement qu’on peut la combattre par la résistance physique et la violence. Le mouvement anarchiste est le théâtre de débats sur le degré de violence acceptable. Certains considèrent par exemple qu’il faut se limiter à la destruction de la propriété. Une telle position mène cependant à un cul-de-sac. À partir du moment où l’on utilise des explosifs, on peut tuer des innocents. Aussitôt que des gestes violents, même insignifiants, commencent à perturber les mécanismes de la gouvernance, l’élite du pouvoir les invoque pour justifier l’emploi d’une force disproportionnée contre les agitateurs réels ou présumés, ce qui a pour seul effet de nourrir la peur et la colère des dépossédés.
En certaines circonstances, des personnes peuvent être contraintes de répondre à la répression par la violence (il est d’ailleurs probable que l’époque actuelle annonce de telles circonstances). J’étais à Sarajevo pendant la guerre de Bosnie-Herzégovine. Nous étions conscients du sort que nous réserveraient les forces serbes si elles arrivaient à franchir les lignes de défense et les tranchées qui protégeaient la ville assiégée. Nous avions en mémoire les événements survenus dans la vallée de la Drina et dans la ville de Vukovar, dont environ le tiers des résidents musulmans avaient été abattus et les deux autres tiers parqués dans des camps de réfugiés ou de déplacés. Quiconque voulait défendre sa famille et sa communauté n’avait qu’un seul choix: celui de prendre les armes.
La violence comporte toutefois des risques intrinsèques. Les gens qui se sont avérés les plus doués pour défendre Sarajevo provenaient des milieux criminels. Quand ils n’étaient pas en train de tirer sur les forces serbes de Bosnie, ils pillaient les appartements des Serbes de Sarajevo, qu’ils allaient souvent jusqu’à abattre, ou terrorisaient leurs compatriotes musulmans. Le poison de la violence pervertit celui qui le boit, et ce, même si sa cause est noble.
L’assaut des milieux d’affaires contre l’humanité et la nature doit être contré par la désobéissance civile non violente et la transgression de lois. Cette stratégie nous permettra de rester intègres.
Conçue pour mettre en cause le statuquo, la démocratie a été dévoyée; elle est désormais au service du statuquo. Notre passivité découle en partie de notre refus d’envisager la sombre perspective de notre disparition, qu’il s’agisse de notre mort inévitable ou de l’extinction de l’espèce humaine. Regarder la mort en face est douloureux. Nous préférons nous complaire dans l’illusion. Dans les cafés de Sarajevo ou, plus tard, de Pristina, au Kosovo, j’ai rencontré des gens intelligents et bien instruits qui avaient cru fermement que la guerre n’éclaterait pas. Comme nous, ils ne s’étaient pas rendu compte que le paradigme du pouvoir avait changé et que, de ce fait, il fallait réinventer celui de la résistance. Comme nous, ils avaient été incapables d’envisager la mort de leur société et le danger qu’ils encouraient eux-mêmes, et ce, même si l’édifice était en train de s’effondrer, concrètement, devant leurs yeux. C’est cette faiblesse, commune à toute l’humanité, qui empêche les citoyens des civilisations en déclin de prendre conscience du fait qu’elles sont en phase terminale.
L’élection de Barack Obama offre un autre bon exemple du triomphe de l’illusion sur le fond. L’élite du pouvoir a habilement manipulé la population en lui faisant prendre un style et une origine ethnique pour des idées progressistes et une authentique volonté de changement (une technique publicitaire dont Calvin Klein et Benetton ont été les pionniers). Comme toutes les marques, la marque Obama a fait croire à des consommateurs passifs qu’elle était synonyme d’expérience. Le magazine Advertizing Age a même couronné le candidat «marketeur de l’année 2008», loin devant Apple et Zappos.
Dans les faits, Obama n’avait pratiquement pas d’expérience, à part deux années passées au Sénat, où son bilan dénote une lamentable capitulation devant la puissance des milieux d’affaires. Encore une fois, les hallucinations électroniques dont les électeurs sont les jouets ont rendu la plupart d’entre eux incapables de réfléchir et de réagir. Le superficiel, le futile et le sensationnel masquent la désintégration culturelle, économique, politique et environnementale du pays, de même que les nouvelles diversions opérées par l’État-entreprise. La population demeure hypnotisée par des images qu’elle confond avec la réalité.
Nous pouvons certes manifester pour Copenhague, participer à la Journée internationale de mobilisation pour le climat, fabriquer notre propre compost dans notre cour, faire sécher nos vêtements sur la corde à linge, écrire à nos élus et voter pour Obama en scandant «Oui, on peut!», mais nos aspirations ne touchent plus l’élite du pouvoir. En appeler à sa bienveillance ou chercher à l’influencer ne peut plus donner de résultats.
Qui contrôle les images contrôle ceux qui les regardent. Pendant que nous nous laissions hypnotiser par ces ombres projetées sur les murs de la caverne de Platon, les milieux d’affaires sont parvenus à démanteler la sécurité sociale, les syndicats, l’aide sociale, les services publics de santé et les programmes de logement social, bref, les institutions de la social-démocratie. Nous les avons laissés polluer la planète, et ce, même si nous avions pris conscience des conséquences funestes du réchauffement climatique.
Conçue pour mettre en cause le statuquo, la démocratie a été dévoyée; elle est désormais au service du statuquo. Notre passivité découle en partie de notre refus d’envisager la sombre perspective de notre disparition, qu’il s’agisse de notre mort inévitable ou de l’extinction de l’espèce humaine.
La civilisation vit actuellement un profond bouleversement. À l’instar de toutes les utopies «inévitables» qui l’ont précédée, l’idéologie de la mondialisation a implosé. Perplexe, désorientée, l’élite du pouvoir tente de masquer le vide politique et économique en s’accrochant à ses fantasmes utopistes et au langage dépassé de la mondialisation. Les sauvetages massifs, les mesures de relance, les allègements fiscaux et les emprunts à court terme, combinés à des guerres impérialistes qu’ils n’ont plus les moyens de se permettre, confrontent les États-Unis à un endettement se chiffrant en milliers de milliards de dollars. Quand la Chine et les riches États pétroliers vont commencer à se désintéresser de la dette américaine, ce qui est inéluctable, les taux d’intérêt vont grimper en flèche. L’inflation, ou plutôt l’hyperinflation, réduira le dollar à l’état de camelote. C’est alors que le système entier, aussi malmené par les effets de la crise environnementale, s’effondrera.
Préoccupée par sa propre survie, notre élite médiocre et corrompue consacre toutes ses énergies et toutes nos ressources à la sauvegarde d’un système qui ne pourra pas se maintenir. Quand le citoyen moyen n’aura plus accès au crédit, quand le chômage massif aura engendré un sous-prolétariat permanent et enragé, quand les rayons des magasins ne regorgeront plus des produits bon marché constituant l’opium de notre culture de la consommation, quand l’eau et les sols seront devenus trop pollués ou dégradés pour nourrir des collectivités entières, nous glisserons probablement vers un régime très semblable au totalitarisme classique, avec ses fiefs despotiques. La répression deviendra plus sommaire et plus violente à mesure que les méthodes plus douces du totalitarisme inversé se révèleront inopérantes. Comme ce fut le cas lors de l’effondrement des civilisations du passé, la lourde bureaucratie qui soutient l’empire cessera de fonctionner tandis que les collectivités se replieront sur elles-mêmes. Telles les ruines des temples de Tikal, les grands monuments du capitalisme ne seront alors plus que les reliques abandonnées d’une autre ère.
La crise climatique est une crise politique. Soit nous affrontons l’élite du pouvoir par la désobéissance civile, le rejet de la politique classique, l’adoption d’un nouveau radicalisme et la dérogation systématique à certaines lois, soit nous nous écroulons. Le temps joue contre nous. Plus nous attendrons, plus inexorable sera notre destruction. Si nous restons passifs, nous serons privés de tout avenir.
En formant de petites structures autonomes ayant un impact minime sur l’environnement, peut-être survivrons-nous à l’effondrement. Il s’agirait de créer des communautés qui, grâce à une agriculture écologiquement viable, emprunteraient la voie de l’autosuffisance, devenant ainsi de plus en plus indépendantes du marché. Ces communautés devront se prémunir contre la propagande et la peur qui envahiront les ondes. Le Canada est sans doute un lieu plus propice à de tels projets que les États-Unis, déjà marqués par une violence sous-jacente. Néanmoins, quel que soit le pays où ils vivent, les survivants auront besoin de terres agricoles isolées et éloignées des grandes villes, dont les quartiers centraux connaitront des pénuries et où régnera une violence exacerbée alors que les biens de consommation seront hors de prix et que la répression sera de plus en plus féroce.
Les actes de résistance sont des actes moraux. Ils sont le fait de personnes conscientes qui saisissent la nécessité morale, et non matérielle, de la révolte: elles les accomplissent non parce qu’ils donnent des résultats, mais parce qu’ils sont justes. Les précurseurs de la révolte ne sont jamais nombreux. Ils essuient le mépris d’une élite progressiste qui dissimule sa lâcheté sous le masque du cynisme. Bien que marginale, la résistance affirme le caractère sacré de la vie dans un monde baignant dans la mort. Elle est l’acte de foi suprême; elle représente la plus haute forme de spiritualité. Ceux qui, dans le passé, ont accompli les plus grands actes de résistance ont sacrifié leur sécurité et leur confort; bon nombre d’entre eux ont été incarcérés, voire tués. Pour eux, vivre au sens le plus fort du terme et exister en tant qu’être humain libre et indépendant, même dans les nuits les plus noires de la répression, impliquait de combattre l’injustice. Tout acte de résistance contient sa propre justification. Il ne peut être jugé à l’aune de ses résultats concrets. Les actes de résistance qui procurent la plus grande satisfaction morale sont ceux qui, tout en perturbant les mécanismes du pouvoir, ne violent pas le caractère sacré de la vie humaine, y compris de celle des responsables de notre asservissement.
En avril 1945, quand le dissident et pasteur luthérien Dietrich Bonhoeffer a été emmené de sa cellule vers la potence par ses geoliers nazis, il a prononcé ces dernières paroles: «C’est la fin pour moi, mais c’est aussi le commencement.»
Bonhoeffer était conscient que, par leur collaboration ou leur silence, la plupart des citoyens allemands étaient complices d’une gigantesque machine de mort. Quelque désespérée que fût sa situation, il affirmait là ce que nous devrions tous affirmer. Il ne fuyait pas la mort. Il n’allait pas survivre comme individu, mais il savait que sa résistance et même sa mort auraient contribué à la vie. Il offrait au monde, y compris à ceux qui ne s’étaient pas joints à lui, une autre interprétation des faits. Son attitude de défi et son exécution condamnaient ses bourreaux.
Notre résistance est un devoir et vaut à elle seule les efforts que nous y consacrons.
Nous ne verrons pas de changements structurels de notre vivant. La résistance en est d’autant plus difficile. Ses objectifs passent du concret, de l’immédiat, à l’imprécis, à l’indéterminé. Arrêter de résister entrainerait cependant notre mort spirituelle et intellectuelle, notre reddition à l’idéologie déshumanisante du capitalisme totalitaire. Grâce aux actes de résistance, une autre manière d’être reste possible. Ceux-ci nourrissent notre intégrité et encouragent d’autres personnes, que nous ne rencontrerons probablement jamais, à se tenir debout et à reprendre le flambeau. Aucun acte de résistance n’est vain, qu’il s’agisse de refuser de payer ses impôts, de lutter pour l’instauration d’une taxe sur les transactions financières, de travailler au dépassement du paradigme néoclassique en science économique, de réclamer la révocation de la charte d’une société par actions, de faire signer une pétition à l’échelle mondiale sur internet ou d’utiliser Twitter pour catalyser une réaction en chaine contre l’ordre néolibéral. Notre résistance est un devoir et vaut à elle seule les efforts que nous y consacrons. Nos communautés nous soutiendront, tant psychologiquement que matériellement. Elles seront la clé d’une existence vouée à la désobéissance.
Les résistants, qui auront conservé leur autonomie morale, viendront grossir les rangs des exclus. Les vestiges des institutions progressistes traditionnelles, dont les médias, les syndicats, les églises, les universités, le monde des arts et les partis politiques, se confondront avec les instruments de l’oppression capitaliste. Tant que ces institutions collaboreront avec l’élite du pouvoir, elles continueront d’offrir de confortables postes de prestige à une poignée de gens.
L’affaiblissement de l’élite progressiste a coïncidé avec le passage de la culture de l’imprimé à celle de l’image. Le déclin des journaux et des livres, conjugué à la dégradation du système d’éducation, a favorisé l’émergence d’une culture où le discours public et la mémoire collective ne reposent plus sur ces faits vérifiables qui constituaient la pierre angulaire du travail complexe et rigoureux de la presse. Les journaux ont été supplantés par les blogues, les médias sociaux et la télévision par câble. La culture de l’imprimé, qui permettait de révéler les faits et de les distinguer des hypothèses, a cédé le terrain à une culture du récit faisant appel à l’émotion, où faits, opinions, mensonges et fantasmes sont interchangeables. Cette mutation a privé bon nombre de citoyens des outils intellectuels nécessaires à la pensée critique et à la participation au débat public, bref, de la capacité d’agir en citoyens informés. Sortis de leur contexte, les images et les mots ne se prêtent pas à la complexité inhérente à la presse.
Hypnotisée par un spectacle constitué de fragments et d’images, ne trouvant plus les mots pour décrire ce qui lui arrive, la population n’a plus accès au discours rationnel. Elle appréhende la réalité à partir de faits choisis et isolés, de demi-vérités ou de mensonges, tous dépourvus de sens. L’illusion devient réalité. Les reliques de la culture de l’imprimé, tels les journaux, les livres ou le théâtre classique, persistent de leur côté à montrer, à comprendre et à expliquer la réalité dans toute sa complexité, en insistant sur les liens intimes qu’elle entretient avec le passé. La culture de l’imprimé repose sur le postulat selon lequel on ne peut comprendre le présent si l’on ignore le passé. C’est un tout autre langage que véhiculent les images et les faits alimentant l’incessant caquetage et les larmoyants mélodrames vomis par les médias. En engendrant un torrent d’émotions et de clichés, ce discours entretient la confusion et favorise l’amnésie collective. Le triomphe de l’image a rendu les reliques de la culture de l’imprimé aussi obscures que des hiéroglyphes. Les résistants ne pourront arriver à leurs fins que s’ils se tiennent à l’écart des nouvelles formes de communication et restent attachés à la complexité de l’imprimé. Ce faisant, ils deviendront toutefois des étrangers en leur propre pays.
Considéré par plusieurs comme une panacée, l’internet accentue ce déclin de la culture, comme le démontre Matthew Hindman dans son essai intitulé The Myth of Digital Democracy. Le réseau est dominé par une poignée de sites commerciaux comme Yahoo, Bing ou Google, des agrégateurs de contenu reproduisant des articles et des œuvres émanant d’autres sources. Leur objectif est bien sûr de générer des profits. Le web diffuse une abondance de contenus, mais ne respecte pas les droits d’auteur. C’est ainsi qu’il a entrainé la ruine de nombreux journalistes, chercheurs, musiciens et artistes. Des diffuseurs de contenu sur le web utilisent les œuvres comme appât pour attirer des annonceurs, et ce, sans rémunérer leurs créateurs, contraints de se contenter de peu, voire de rien du tout.
Les médias, les arts, l’université et les mouvements sociaux devront se faire les porteurs d’une indignation morale dénuée de complaisance. Il leur faudra défier les systèmes, voire les lois, qui permettent aux grandes entreprises de ruiner la culture et la nature. Les personnes qui s’expriment en termes moraux et s’attachent aux faits plutôt qu’aux illusions seront cependant jugées anormales. En cette ère nihiliste, vivre selon sa conscience ne sera pas facile. À l’instar des pièces d’Aristophane ou de Racine, le journalisme authentique ne touchera plus qu’un public restreint. L’art et le journalisme seront en quête de riches clients dont l’intérêt variera au gré de leur fortune et de leurs fantaisies, et ne toucheront plus la société en général, noyée sous le déluge de l’illusion et du spectacle. Une culture qui ne sait plus reconnaitre la valeur du vrai et du beau condamne ses membres les plus créatifs et les plus vertueux à la pauvreté et à la marginalité. Voilà notre destinée.
La possibilité de refuser de collaborer est le seul chemin menant à la liberté individuelle et à une vie qui ait un sens.
Albert Camus considérait que la vie n’a aucun sens, que nous n’avons aucune prise sur le destin. Nous finissons tous par mourir et notre individualité s’efface inévitablement. Cependant, nous pouvons choisir comment nous vivons: «On peut asservir un homme vivant et le réduire à l’état historique de chose. Mais s’il meurt en refusant, il réaffirme une nature humaine qui rejette l’ordre des choses.»
L’élite du pouvoir et ses courtisans taxent invariablement le révolté d’irréalisme. Ils dénigrent sa position, la qualifiant de contreproductive. Ils le fustigent pour sa colère. L’élite et ses laquais lancent des appels au calme, à la raison, à la patience. Ils emploient le langage hypocrite du compromis, de la générosité et de la bonne entente pour affirmer qu’il faut s’incliner devant les instances du pouvoir et collaborer avec elles. Cependant, le révolté est lié par un engagement moral lui interdisant tout compromis. Il refuse de se laisser acheter par des subventions, des invitations à la Maison-Blanche, des interviews à la télévision, des contrats d’édition, des postes de professeur ou une rhétorique creuse. Le révolté ne se soucie pas de son autopromotion ou de l’opinion publique. Comme saint Augustin, il sait que «l’espoir a deux filles de toute beauté: la colère et la bravoure. La colère face aux choses telles qu’elles sont, et la bravoure nécessaire pour les changer». Il sait que la vertu ne lui vaut nulle récompense. L’acte de rébellion contient sa propre justification.
On «ne devient pas “dissident” parce qu’un jour, on choisit cette carrière originale», écrivait Vaclav Havel alors qu’il luttait contre le régime communiste tchécoslovaque. «On le devient parce que notre responsabilité intérieure combinée à toute une série de circonstances extérieures nous projette dans cette position: on est rejeté des structures existantes et placé en situation de confrontation avec elles. Au commencement, il n’y avait rien de plus ni de moins que l’intention de bien faire son travail—à la fin, il y a l’étiquette d’ennemi.»
L’élite du pouvoir et les milieux d’affaires ne vont pas jusqu’à affirmer que le système actuel est juste et bon—qui pourrait le faire?—, mais ils ont convaincu une majorité de citoyens de l’impossibilité d’en envisager un autre. Cependant, nous ne sommes pas des esclaves. Nous avons le choix. Nous pouvons refuser d’être victimes ou bourreaux. Nous avons la liberté morale de dire non, de refuser de collaborer. Boycottage, manifestation, occupation, sit-in, grève, obstruction, sabotage, refus de payer ses impôts, jeûne, mouvement populaire, désobéissance civile... Tous ces gestes embrasent l’âme du révolté et révèlent le caractère oppresseur de l’autorité.
La possibilité de refuser de collaborer est le seul chemin menant à la liberté individuelle et à une vie qui ait un sens. La révolte rend libre, indépendant. Elle ébrèche, bien qu’imperceptiblement, l’édifice de l’oppresseur. Elle nourrit la solidarité. En des temps de profond désespoir et de grande misère, elle permet de rester humain: l’empathie doit être une priorité. Révolte ne signifie pas révolution. La révolution mène à la mise en place d’une nouvelle structure de pouvoir. La révolte, elle, est une rébellion permanente, un rejet définitif du pouvoir. Elle seule permet de maintenir vivants les impératifs moraux qui nous empêchent de sombrer dans la tyrannie. Une mort spirituelle et morale guette ceux qui, à l’instar de l’homme du sous-sol de Dostoïevski, se replient dans le cynisme ou le désespoir. Tant qu’à s’éteindre, mieux vaut le faire sur ses propres bases.
En adhérant au credo de l’impartialité et de l’objectivité, l’élite progressiste s’est cantonnée au rôle de simple observatrice. Le révolté n’a que faire d’une telle posture, qui s’inscrit dans l’idéologie de ceux-là mêmes qu’il doit affronter. Contre tout espoir, les quelques militants toujours actifs dans notre société en déclin lancent un appel à la raison, à la logique et à la vérité, un appel à faire des choix reposant sur des faits plutôt que sur des illusions, et à bâtir des structures sociales et politiques en fonction du bien commun.
L’État-entreprise cherche à nous inculquer l’indifférence au sort d’autrui et le culte du soi. Pour étouffer la compassion, il fait appel au plaisir comme à la peur. Nous devons poursuivre la lutte contre les mécanismes de la culture dominante, ne serait-ce que pour préserver, par de petits gestes, notre commune humanité. Nous devons résister à la tentation du repli sur soi et refuser de fermer les yeux sur l’injustice, notamment celle que subissent des gens que nous ne connaissons pas. Nous ne perdurerons comme êtres moraux et distincts que par de tels gestes de défi, modestes et parfois imperceptibles. Cette résistance, cette aptitude à dire non, est précisément ce que la culture de masse et la propagande cherchent à éradiquer. Tant que nous voudrons tenir tête à ces forces, il restera de l’espoir; peut-être pas pour nous-mêmes, mais au moins pour les générations futures. Tant que nous leur tiendrons tête, nous resterons vivants. Pour l’instant, il s’agit de la seule victoire possible.
Prix Pulitzer en 2002, Chris Hedges a été correspondant de guerre pour le New York Times pendant 15 ans. Connu pour son analyse critique des politiques américaines, il est l’auteur de plusieurs ouvrages polémiques, dont War Is a Force That Gives Us Meaning (2002) et Empire of Illusion (2009), aussi publié en français cette année chez Lux Éditeur sous le titre L’Empire de l’illusion, La mort de la culture et le triomphe du spectacle.
Quels avantages 150 personnes choisies au hasard ont-elles sur les gouvernements?
À propos d’une certaine responsabilité de la gauche dans la montée des populismes d’extrême droite, et des solutions à envisager.
Dans les années 1960, l’échangeur Turcot était un symbole du progrès montréalais. Un demi-siècle plus tard, alors que tant de choses ont changé, sommes-nous sur le point de répéter les mêmes erreurs en nous accrochant à une vision dépassée du progrès?