Saint Brassard, comédien et martyr

Robert Lepage
Photo: Caroline Hayeur
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Saint Brassard, comédien et martyr

C’est André Brassard qui a donné envie à Robert Lepage de choisir le métier de metteur en scène. Le contrepoint de notre Pièce 35 (La dernière cassette d’Olivier Choinière) raconte la rencontre entre ces deux géants du théâtre québécois. 

En 1952, Jean-Paul Sartre rédigeait un essai sur l'œuvre de Genet, intitulé Saint Genet, comédien et martyr. À propos de Journal du voleur, il écrit: «Il raconte sa vie, sa misère et sa gloire, ses amours; il fait l’histoire de ses pensées… Mais Genet n’est jamais familier, même avec soi. Bien sûr il dit tout. Toute la vérité, rien que la vérité: c’est la vérité sacrée. Son autobiographie n’est pas une autobiographie, elle n’en a que l’apparence: c’est une cosmogonie sacrée.»

On peut presque dire la même chose de la pièce d’Olivier Choinière. Dans Brassard, première oeuvre biographique du célèbre metteur en scène, écrite en collaboration avec Guillaume Corbeil en 2010, André Brassard discutait ouvertement déjà de son enfance, de sa consommation de drogues, de ses rapports avec la prostitution et de ses 90 jours passés en prison—répartis sur 45 fins de semaine au milieu des années 1970. Mais dans La dernière cassette, alors même qu’on emprunte le chemin de la fiction, on approche véritablement de la dimension sacrée de son legs, de la transmission artistique de ce fier émule de Jean Genet.

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Comme il est admirablement bien dépeint dans ces lignes, après une brillante carrière au théâtre, Brassard se retrouve à 53 ans dans un nouvel enfermement: celui d’un logement pour personnes inaptes et des limites que lui impose son fauteuil roulant. Son martyr à lui est bien différent de celui de Genet. Car il a rarement été fustigé par la morale et les bienpensants de son époque. Il a été écouté, respecté, même adulé et il admettra lui-même que ce sont ses propres excès qui ont fini par l’isoler. Pour autant, il n’a jamais cherché la pitié des autres, car ce grand investigateur de l’âme savait trop bien que l’apitoiement était le dernier des sentiments. Ce qui le torturait était sa solitude, une vie sans partenaire et sans progéniture. Étonnant, si l’on considère tous les créateurs qu’il a mis au monde.

André Brassard ne m’a jamais enseigné, ne m’a jamais dirigé et ne m’a jamais employé comme metteur en scène. Mais la passion du théâtre qu’il a éveillée en moi reste inextinguible. En janvier 1975, j’assistais à sa mise en scène de la Nuit des Rois de Shakespeare, présentée au théâtre du Trident, à Québec. Je me souviens d’avoir été soufflé par la grande modernité du spectacle, sa rigueur, son inventivité, mais surtout, son absence complète de pudeur. À peine âgé de 17 ans, et sans aucune idée des aléas que cela allait comporter, je choisissais ce soir-là de devenir metteur en scène.

Ce qui le torturait était sa solitude, une vie sans partenaire et sans progéniture. Étonnant, si l’on considère tous les créateurs qu’il a mis au monde.

Je n’ai rencontré André Brassard que beaucoup plus tard, en 1982. Il m’avait vu dans une des premières créations du Théâtre Repère et m’avait proposé de faire partie de la compagnie d’acteurs permanents qu’il tentait de créer pour le Centre national des Arts. Mais j’étais alors à un moment dans ma très jeune carrière où tout décollait pour moi, et l’idée de m’enfermer dans une troupe permanente m’étouffait quelque peu.

Il me faudra attendre six longues années pour le revoir en personne alors que je le relayais au poste de directeur artistique du théâtre français du CNA, à Ottawa. Pour justifier sa démission auprès de son équipe, il avait évoqué des raisons personnelles: sa rupture avec le fameux monsieur C, qui s’était encore une fois fait une blonde. Mais dans l’intimité, il me confia que sa vraie déception amoureuse avait été celle des abonnés du CNA. Son «train électrique», comme il aimait l’appeler, s’était mis à dérailler depuis quelque temps. Son public avait commencé à le bouder, et les réactions violentes à sa mise en scène des Paravents, en 1987, avaient achevé d’enfoncer le pieu. Profondément blessé, il tentait encore une fois d’ironiser: «J’ai compris que ça s’appelait Les paravents parce que le public “part avant” l’entracte!»

Dans une entrevue donnée au Devoir à la même époque, il racontait qu’il avait épinglé au babillard de son bureau une cinquantaine de cartons sur lesquels étaient inscrits les titres des grands textes du répertoire qu’il avait l’intention de monter, et se vantait d’en avoir décroché au moins deux par saison théâtrale.

Le jour où je pris possession du bureau, je découvris ces fameux cartons au fond d’un tiroir. Les auteurs des pièces allaient de Sophocle à Brecht, en passant par Shakespeare, Molière, Wedekind et semblaient couvrir l’histoire du théâtre au grand complet. Les avait-il laissés là par dépit ou était-ce une façon de communiquer à son successeur l’immensité du travail de défrichage qu’il restait à faire pour exposer le public d’ici à la dramaturgie mondiale?

À mes yeux, le «milieu» montréalais s’était acclimaté un peu trop rapidement à l’absence d’André Brassard à la suite de son accident cérébral au début des années 2000, et la pensée qu’on range un tel visionnaire aux oubliettes m’était insupportable. Alors je me suis fait un devoir d’aller le visiter dans son trois et demie du Vieux-Rosemont où les services sociaux l’avaient cantonné. Je lui offris de l’emmener manger dans un grand restaurant, mais il préféra aller chez Frites Alors!. C’est là, entre deux poutines, qu’il m’a avoué qu’il était à la recherche d’un deuxième souffle et qu’il a manifesté son envie de venir assister à nos répétitions pour voir des artistes travailler autrement.

Le défi était de taille, il nous a fallu mobiliser toute une équipe pour le sortir de son appartement de la rue Masson et lui trouver un transport adapté jusqu’à Québec, ville qui lui avait permis dans sa jeunesse d’expérimenter un peu, mais qu’il appelait dédaigneusement «la ville Pepsi».

Nous l’avons logé dans un magnifique petit hôtel-boutique du Vieux-Port où, noblesse oblige, on lui permettait de fumer dans sa chambre. Et tous les matins, notre jeune régisseur allait le rejoindre pour l’aider à mettre ses bas, le faire déjeuner et le rouler jusqu’à la Caserne Dalhousie où nous répétions. Là, il retrouvait toute sa superbe et son éloquence d’antan en transmettant son savoir à des artistes qui n’avaient jamais eu accès à lui. Assis dans son fauteuil roulant, il régnait, auréolé, alors que nous le trimbalions dans les rues du Vieux-Québec où certains passants s’épanchaient sur lui comme s’il s’agissait de Stephen Hawking ou de l’Oracle de Delphes.

Au bout d’une semaine de conversations éclairantes et de malins jeux d’esprit, il nous fallut le retourner à sa solitude. Avant de s’enfoncer dans la camionnette qui le ramenait dans la métropole, il me dit qu’il avait pensé à un projet qu’il aimerait un jour faire avec moi et me tendit une grande enveloppe brune avec un clin d'œil complice. De retour à la maison, j’ai découvert une copie malmenée du Journal du voleur et une version DVD d’Un chant d’amour, étonnant court métrage réalisé par Genet lui-même en 1950, dont l’action se déroule en prison. Chacun dans sa cellule, deux détenus communiquent par un minuscule trou percé dans le mur qui les sépare. Un gardien les observe silencieusement par le judas. Les prisonniers vont établir un contact amoureux, voire érotique, à l’aide d’une paille et de la fumée d’une cigarette. Censuré à l’époque pour certaines scènes frôlant la pornographie, le film dut attendre 25 ans avant d’être distribué. Dans ce court métrage muet en noir et blanc, on retrouve tout Brassard: une cellule de prison insalubre, un détenu qui se masturbe, une grande solitude, un voyeur, mais surtout un grand amour mal compris qui tente d’être communiqué.


Robert Lepage est acteur, réalisateur, dramaturge et metteur en scène. Il vit et crée à Québec, où il a fondé sa propre compagnie de création, Ex Machina, ainsi que le centre de production pluridisciplinaire Le Diamant. L’audace, la modernité et la signature unique de ses mises en scène sont reconnues au Québec comme à l’international.


Pour aller plus loin

La dernière cassette est le 35e titre de notre collection Pièces.

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