Se tordre dans le lit défait

Photo: Simple Insomnia
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Idées

Se tordre dans le lit défait

Dans l’histoire de l’art, à travers le male gaze des peintres et sculpteurs, les représentations de femmes alitées et sublimées par la douleur abondent. Avec ce nouvel ouvrage paru chez Héliotrope, les autrices se réapproprient leur souffrance et celle de leurs sœurs, dans tout ce que ça implique de laideur, de réalisme et de résilience. Un document assemblé comme un collage d’idées et dont voici un extrait. 

Jennifer Bélanger et Martine Delvaux

  • dans certains tableaux anciens, les femmes malades sont couchées, avec des fleurs autour d’elles, le cou en angle, la tête posée sur une montagne d’oreillers et les mains qui s’agrippent se tordent, qui cherchent le geste le regard la présence d’une autre femme qui veille

  • c’est sur sa tête que Frida Kahlo portait des fleurs, habillée maquillée appuyée contre un oreiller, elle a sur ses genoux un chevalet adapté pour pouvoir peindre depuis ses draps, dans ce lit qui est une scène de théâtre, un écran de cinéma, un miroir, un canevas infini 

  • ce torse enveloppé d’un corset en plâtre est une toile où rejouer le récit de son corps, fracturé par l’impact terrible entre un tramway et un autobus, l’accident qui présage, dit-elle, l’arrivée de Diego Rivera dans sa vie, une collision amoureuse effroyable

  • et si l’amour peut être un accident plus grave que la poitrine empalée par une tige de métal, que dire de la douleur qui attrape le corps et qui l’allonge l’évanouit le fait tomber de peine et de misère, en larmes et en cris, jusqu’au moment où elle s’apaise suffisamment pour que nous puissions nous relever un peu
  • à tout le moins, tâtonner rouler pour se défaire de la literie, muer devenir animale, et cela sans jamais montrer le ventre, car le risque serait trop grand de se révéler vulnérable, donner sa langue au chat, renoncer à l’énigme de la douleur, de la fatigue, de ce qui en nous vacille

  • les longues périodes passées en position allongée, les gestes interdits quand la douleur me rampe dessus, quand elle me colle à la peau et traverse mon corps en sous-marin, puis la délivrance quand elle s’efface ou le déni quand elle revient, le cycle infini de son arrivée et de son départ est à l’image d’un amour sans cesse perdu retrouvé

  • on aime dire qu’il faut souffrir pour être belle

  • tant de choses nous épuisent qu’il a fallu apprendre et que tous les jours il faut remettre sur le métier une fois les draps lissés, les oreillers secoués, les cauchemars ni vu ni connu, débuter la journée à la manière de Marguerite Duras qui disait être incapable d’écrire avant d’avoir fait son lit

  • écrire pour repousser le gluant de la nuit, et chaque matin reprendre le fil, l’étirer, le tresser en portant sur nos épaules le poids des heures impossibles jusqu’à ce que chute le rideau, le corps entre-temps doit tenir à distance le sommeil, étouffer les bâillements, rester dans la verticalité

  • revenir à Lazare relevé des morts par Jésus satisfait de l’occasion qui se présente à lui de pouvoir accomplir ce miracle afin qu’on croie qu’il est la vie, celui qui peut ressusciter les défunt·e·s, dire à un malade lève-toi emporte ton lit et marche, sans savoir que lui-même mourra debout, cloué sur une croix

  • qui a décidé qu’il n’y a d’horizon que pour le corps debout sur ses deux pieds, le regard bien droit et le pas assuré, avançant vers demain en héros de conquêtes et des douze travaux, fixant toujours le soleil parce qu’il ne faut surtout pas regarder derrière soi sous peine d’être transformée en rocher 

  • ou en statue de sel après s’être arrêtée en cours de route, essoufflée désorientée paralysée, ne sachant plus de quelles trajectoires dévier pour cesser de revenir aux pages blanches d’un matelas, car qui a décrété que l’avenir n’appartient qu’aux personnes qui restent debout après s’être levées tôt 

  • le drame des allongées, c’est de se croire toujours déjà en retard, d’où les excès de vitesse, l’impression de devoir en faire plus pour compenser le temps perdu des immobilités, pour taire la culpabilité des passages à vide

Jennifer Bélanger est autrice et doctorante en études littéraires. Elle a été finaliste aux Prix littéraires du Gouverneur général pour son roman Menthol (Héliotrope) paru en 2020.

Martine Delvaux est une essayiste, romancière et traductrice reconnue pour ses prises de position féministes. On lui doit une dizaine d’ouvrages dont Le Boys Club (Éditions du remue-ménage), qui lui a valu le Grand Prix du livre de Montréal en 2020.


Pour aller plus loin

Les allongées, un livre de Jennifer Bélanger et Martine Delvaux paru chez Héliotrope

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