Un travail de moine, ou la sagesse du désert

André Barbeau
 credit: Photo: Alain Laforest
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Idées

Un travail de moine, ou la sagesse du désert

La recherche de sens

Pionniers plus que millénaires de l’entrepreneuriat social, de la recherche de l’équilibre entre la vie personnelle et professionnelle, des liens intergénérationnels et même de la méditation pleine conscience, les moines ont beaucoup à nous apprendre pour que nous puissions adoucir nos malaises actuels. Pas étonnant, dans ce contexte, que de plus en plus de laïcs s’y intéressent. Le père abbé de l’Abbaye Val Notre-Dame nous explique ici comment on aborde le travail, dans un univers où il est chargé du sens le plus profond. 

Ora et labora: c’est la base de la tradition monastique. Prie et travaille. C’est dire comment le travail est au cœur de notre vocation.

La mission des moines tient de l’utopie: en s’éloignant de la vie familiale, sociale et même ecclésiale, ainsi qu’en se mettant volontairement à distance géographique et symbolique, le moine délimite un espace d’autonomie pour créer une nouvelle fraternité universelle. Il se donne les conditions pour un vivre-ensemble différent. On trouve là les deux éléments importants et constitutifs de notre mode de vie : d’abord, le désir de bâtir entre nous des relations distinctes de celles qui existent dans le monde, puis le choix de conjuguer prière et travail.

Au Val Notre-Dame, les moines consacrent chaque jour entre cinq et six heures au travail et plus de quatre heures à la prière. Sept fois par jour, ils interrompent leurs activités pour se rendre à l’église du monastère et prier ensemble. Quand, vers 9h, ils commencent à travailler, ils sont déjà debout depuis 3h45 et ont prié durant plus de deux heures et demie. L’alternance entre prière et travail donne un sens et de l’ordre à la vie quotidienne. Le temps libre entre les moments de prière est consacré à accomplir les tâches demandées selon les jours, les exigences du moment ou les urgences.

Le travail se poursuivra ainsi six jours par semaine, aussi longtemps que les forces physiques du moine le permettront. Au Val Notre-Dame, sept de nos moines ont plus de 80 ans; seul le doyen, âgé de 94 ans, n’est plus en mesure de travailler, et cela depuis un an seulement. À 93 ans, il accueillait encore les visiteurs le matin et donnait une heure à la chocolaterie, l’après-midi.

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Les moines n’entrent pas au monastère pour exercer un métier en particulier. Ils arrivent avec leurs compétences, bien sûr, mais dans les faits ils offrent tout simplement leur temps pour répondre aux différents besoins de la communauté. Aucune activité n’est valorisée plus qu’une autre. Le travail de la buanderie a la même importance que la commercialisation des produits au magasin de l’Abbaye. Elle est loin, la mentalité d’entreprise qui recherche la spécialisation (et même la surspécialisation); c’est plutôt un esprit de partage et de cohésion qui règne ici. Ainsi, il existe une grande polyvalence, une grande coopération dans notre communauté. Tous les frères participent au travail selon leurs intérêts et talents, mais aussi selon leurs capacités.

Le travail ainsi vécu est un modèle alternatif à ce qui se vit et se fait dans le monde. La mission du moine n’est pas d’accomplir un travail ou un autre, mais avant tout de devenir un chercheur de Dieu, un homme de Dieu dans tout ce qu’il fait, un priant et un être aimant. C’est un autre régime de liens humains, de contribution au travail, de rapport aux biens matériels.


La communauté des moines du Val Notre-Dame existe depuis 1881. Fondée par une abbaye française, elle a vécu longtemps à Oka, avant de déménager à SaintJean-de-Matha en 2009. Connue pour le célèbre fromage d’Oka, que les moines ont fabriqué de 1893 à 1974, la communauté poursuit en terre lanaudoise une aventure humaine et spirituelle qui remonte à 1098 pour l’ordre cistercien, et aux environs de 530 pour la tradition bénédictine dont elle suit la Règle.

Les moines n’entrent pas au monastère pour exercer un métier en particulier. Ils arrivent avec leurs compétences, bien sûr, mais dans les faits ils offrent tout simplement leur temps pour répondre aux différents besoins de la communauté.

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    Photo: Alain Laforest

Les moines n’entrent pas au monastère pour exercer un métier en particulier. Ils arrivent avec leurs compétences, bien sûr, mais dans les faits ils offrent tout simplement leur temps pour répondre aux différents besoins de la communauté.

Les réformes subséquentes, dont celles de l’ordre cistercien, ont permis au monarchisme de s’accorder à la réalité contemporaine, du moins en ce qui a trait à la dimension économique. Désormais, dans un monde où l’autarcie n’est plus possible, les moines peuvent assurer leur subsistance en vendant le fruit de leur labeur.

Les réformes subséquentes, dont celles de l’ordre cistercien, ont permis au monarchisme de s’accorder à la réalité contemporaine, du moins en ce qui a trait à la dimension économique. Désormais, dans un monde où l’autarcie n’est plus possible, les moines peuvent assurer leur subsistance en vendant le fruit de leur labeur.

L’Abbaye a son site. Nous achetons en ligne des livres et d’autres produits. Nous avons une page Facebook où nous pouvons annoncer les sorties en forêt favorisant la découverte, avec un guide-expert, des champignons et des plantes médicinales ou aromatiques, ou bien l’observation des oiseaux. Nous y mettons aussi les recettes faites à partir des produits cueillis ou transformés par les moines. Les concerts, les expositions et autres activités culturelles sont signalés sur notre site et notre page Facebook. Bref, si nous avons su jadis comment intégrer l’imprimerie, l’électricité, le téléphone, l’automobile, nous serons certainement capables d’intégrer aussi l’internet avec ses défis propres. Il suffit de ne pas perdre de vue notre propos monastique.

Récemment, lors de l’enregistrement d’une émission de télévision, le réalisateur aurait bien aimé nous faire dire que l’internet et la vie monastique étaient des réalités incompatibles. Il est vrai qu’il faut bien encadrer la navigation sur l’internet et les réseaux sociaux, afin que les temps libres des moines puissent aller à la prière, à la recherche et à la contemplation plutôt qu’à la perte de temps en ligne. Mais cela est en bonne partie déjà assuré par notre décision de bloquer l’accès à l’internet de 19h à 7h, question de préserver les meilleurs temps de prière du soir et de la nuit.


En ce moment, on sent chez les laïcs une certaine curiosité pour notre mode de vie, surtout pour son côté contemplatif. Les gens qui séjournent quelques jours au monastère ne viennent pas d’abord pour en visiter la boutique et se procurer les produits que nous fabriquons. Ils sont plutôt ici pour vivre et partager avec nous une expérience qui leur sera unique. Certains sont en quête de sens, alors que d’autres viennent sans savoir ce qu’ils espèrent trouver.

Si plusieurs visiteurs apprécient l’expérience sacrée de la prière, le sens des rituels de la liturgie échappe aujourd’hui à beaucoup de gens, jusqu’à devenir culturellement illisible pour eux. Ils peinent à y entrer et à s’y retrouver, même s’ils reconnaissent au chant des psaumes une certaine sérénité. Plusieurs sont surtout ici pour le silence de l’Abbaye, et cette expérience saisissante les ouvre à d’autres écoutes, à ce qui parle en eux ou dans la beauté de la nature qui les entoure. La plupart sont frappés par la paix qui règne et rayonne en nos lieux et entre nous, et ils nous en demandent le secret.

Le travail ainsi vécu est un modèle alternatif à ce qui se vit et se fait dans le monde.

Par ailleurs, la méditation pleine conscience (mindfulness), pratiquée par les moines depuis des siècles, est de plus en plus populaire dans le monde entrepreneurial ou chez les jeunes médecins, par exemple, qui fuient ainsi l’accélération et réduisent leur stress. Plus concrètement, c’est la prière du cœur—une prière courte et simple, pouvant être répétée sans distraction—qui fascine et intéresse, avec ses techniques respiratoires, sa manière de réciter une expression, un mot, qui recentre l’attention et laisse passer les idées, tout le travail pour faire descendre la tête dans le cœur et les unifier. Il y a beaucoup à apprendre dans cette méthode de recueillement, et c’est visiblement une idée de plus en plus répandue.


Le commerce demeure une question intéressante, pour les moines.

Même si le droit canonique de l’Église leur permet d’exercer n’importe quel métier, il leur interdit de commercer. Pourtant, la grande majorité des monastères produisent des biens de consommation et vivent aujourd’hui, avec la permission de leurs supérieurs, d’une forme de commerce. À l’Abbaye, tous les produits alimentaires fabriqués par les moines dans leur atelier sont ensuite vendus au magasin et à l’extérieur; ce commerce permet d’assurer la vie de la communauté.

Les moines ne reçoivent pas de salaire personnel pour leur travail et ne disposent pas d’argent qui leur est propre, leur mission n’étant pas de cumuler des biens mais plutôt de servir la communauté. Cette dernière veille à ce qu’ils ne manquent de rien, comme dans les premières communautés chrétiennes où l’on mettait tout en commun et donnait à chacun selon ses besoins.

Les moines ne reçoivent pas de salaire personnel pour leur travail et ne disposent pas d’argent qui leur est propre, leur mission n’étant pas de cumuler des biens mais plutôt de servir la communauté. Cette dernière veille à ce qu’ils ne manquent de rien, comme dans les premières communautés chrétiennes où l’on mettait tout en commun et donnait à chacun selon ses besoins.

Les moines ne reçoivent pas de salaire personnel pour leur travail et ne disposent pas d’argent qui leur est propre, leur mission n’étant pas de cumuler des biens mais plutôt de servir la communauté. Cette dernière veille à ce qu’ils ne manquent de rien, comme dans les premières communautés chrétiennes où l’on mettait tout en commun et donnait à chacun selon ses besoins.

L’entrepreneuriat social de notre communauté emprunte aussi d’autres avenues, par exemple par la promotion d’activités culturelles (concerts, expositions) ou de rencontres interreligieuses avec des musulmans ou des protestants. Ce sont forcément des contributions modestes, et le plus souvent locales, mais elles s’inscrivent toujours dans un désir de promouvoir une éthique de fraternité et de paix, un vivre-ensemble audelà des murs de l’Abbaye. Les dons que nous pouvons faire indiquent que notre économie est solidaire. Nous ne cherchons pas à cumuler des profits mais à redonner à ceux qui sont le plus dans le besoin. Il ne s’agit pas de devenir une multinationale afin d’aider le plus de monde possible; l’économie monastique tend même plutôt à demeurer frugale. 

Pour garder la distance et l’indépendance requises par la mission des moines, il ne faut pas dépendre des dons, des dimes, des redevances, des héritages. Conséquemment, depuis la vente de la fromagerie d’Oka, la communauté ne touche aucune redevance et elle a dû, dès lors, revoir et refaire toute son économie sur une autre base. Nous avons alors remplacé la production du fromage d’Oka par celle de confiseries, majoritairement, mais aussi par la vente d’autres produits.

Riches de leurs 900 ans d’existence, les monastères, de manière périodique, en viennent ou en reviennent à des productions qui ont répondu à des besoins des gens de leur temps. Par exemple, il y a aujourd’hui un engouement indéniable pour ce qui est naturel et biologique. Nous avons donc décidé, en 2014, de procéder à l’inventaire de tout ce qui est comestible dans la forêt abbatiale et, cette année, nous commençons à cueillir et à commercialiser les produits qu’on y trouve. Il y a tant à faire avec des champignons, des fruits, des feuilles et des racines...

Pour leur transformation, le même modèle de travail continue à s’appliquer. Des frères intéressés se sont portés volontaires pour consacrer quelques heures de leur temps à cette nouvelle activité. Un frère est doué, au Val, pour créer de la nouveauté : savons, sacs de commissions brodés main, recettes et marinades avec les produits forestiers comestibles. D’autres prennent ensuite le relais pour la commercialisation, qui n’est pas son champ de compétence. Certains ont dû revoir la procédure et les techniques d’efficacité dans leurs activités pour soustraire ces quelques heures sans préjudice pour leur autre travail et pour leur vie de prière, afin que l’équilibre demeure. Voir la richesse dans les différences est essentiel dans la vie monastique, et cela appelle aussi tout un exercice: l’art de discerner et de préserver l’unité—et non l’uniformité—en donnant à chacun selon ses besoins.


Un vrai travail de moine, effectué dans la patience et la lenteur du temps, dans la régularité d’un horaire répétitif et dans un compagnonnage à vie avec les frères de la même communauté, est un modèle qui n’est pas toujours exportable dans une autre entreprise. Mais c’est un modèle qui donne à réfléchir sur les relations (hiérarchiques, intergénérationnelles) entre les personnes à l’intérieur de celle-ci. L’alternance, voire l’équilibre, entre contemplation et travail. Le sens et la place du travail dans une vie humaine. La disponibilité qui échappe à la compartimentation ou à la fragmentation du travail. L’utilisation des profits pour la subsistance et l’ouverture à la réalité et aux besoins des autres. La place des nouvelles technologies, le respect de l’environnement, la frugalité, la créativité.

Le modèle monastique continue aujourd’hui à puiser sa force dans sa vision de départ: se donner un espace pour vivre ensemble, autrement, des relations de fraternité issues d’une conception où nous sommes tous, en humanité et devant Dieu, frères les uns des autres. 


Originaire de Montréal, André Barbeau est moine cistercien-trappiste depuis 39 ans. Il a été père abbé à l’Abbaye Notre-Dame d’Aiguebelle, en France, puis à l’Abbaye d’Oka, devenu en 2008 l’Abbaye Val Notre-Dame de Saint-Jean-de-Matha. Éditeur des collections «Pain de Cîteaux» et «Voix Monastiques», des livres religieux publiés par l’Abbaye Val Notre-Dame, il est aussi rédacteur en chef de la revue Prier la Parole (Novalis). 

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