Une anthropologue colorée au pays du beige

Jean-Philippe Pleau
Photo: Bill Abbott / Flickr
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Une anthropologue colorée au pays du beige

L’animateur radiocanadien tisse des liens entre Serge Bouchard, son regretté collègue, et Camille Giguère-Côté, l’autrice de notre Pièce 40, une œuvre de théâtre intitulée Le show beige.

Avec une voix d’interphone qui soupire toutes ses phrases


Un moment d’attention s’il vous plait. Il se pourrait que cette pièce s’imprègne en vous: dans la tête, le cœur et le corps. À première vue, elle s’apparente à un remarquable sac de blagues brillantes bien ficelées et habilement livrées. Mais... (Soupir)... vous en tenir à ça risquerait de vous faire passer à côté de l’intention première du Show beige. Je répète: vous risqueriez de passer à côté de l’intention première du Show beige, qui est d’interpeler les gens avec la même question philosophique (mettons) que celle inscrite sur le mur du Grand Théâtre de Québec: Vous êtes pas écœurés de mourir, bande de caves?

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On écrit tous et toutes de quelque part. Je connais Camille Giguère-Côté depuis 14 ans. Elle fait partie de la famille de ma blonde. Dès mon premier contact avec elle—c’était à un party de Noël— j’ai vu deux choses dans son regard: une curiosité de l’Autre et la sensibilité aiguisée de ceux et celles qui décortiquent le fonctionnement du monde. Pour le comprendre, et en rire. Henri Bergson, dans son traité sur le rire, le décrit comme «une anesthésie momentanée du cœur, pendant laquelle l’émotion ou l’affection est mise de côté; il s’adresse à l’intelligence pure». Je ne sais pas si Camille a lu Bergson, mais le regard humoristique qu’elle pose sur notre société s’inscrit dans la posture de ce penseur du siècle dernier: le rire est pour elle un mode de connaissance, une forme d’érudition.

J’écris aussi ce texte avec ma casquette de gars qui a côtoyé l’anthropologue au chapeau sombre, Serge Bouchard. Serge faisait honneur à la mission première de sa discipline: déceler les structures de la société, avec comme objectif de les révéler aux individus. Il le faisait tout en caressant le rêve, modestement, d’agir sur celles qui lui plaisaient moins. Bref, de changer le monde—non pas avec une chanson, mais par ses actions.

Camille Giguère-Côté est une grande anthropologue du Québec moderne à sa manière.

La finesse de son regard pour révéler les mœurs et les coutumes beiges de notre monde n’a d’égale que sa précision pour détecter le grandiose qui se cache sous l’apparente aliénation. Elle sait pointer l’extraordinaire dans l’ordinaire du quotidien, notre capacité collective d’émerveillement qui se détériore, la peur du vide qui tiraille beaucoup de gens. Elle met le doigt sur le déclin du pouvoir des mots, sur la laideur du bâti humain que l’on nous vend pour de la beauté, sinon pour de l’imbattable et nécessaire fonctionnalité, sur les masques et les rôles sociaux que l’on surutilise pour fuir l’authenticité et la vulnérabilité, sur le manque de solidarité. Autant de dimensions qui, passées au filtre de son regard kaléidoscopique, auraient pu faire, toutes, un sujet de thèse de doctorat dans un département—assurément beige, excusez-la—d’anthropologie.

Camille Giguère-Côté, on le sent, rêve de chocs esthétiques devant la beauté du mystère, et aime mieux faire des flats dans l’eau que de tourner en rond en se laissant emporter par un tourbillon. Elle préfère le grandiose, le vrai, au grandiose morose. Je pense au commis-plutôt-heureux-qui-n’a-jamais-rien-demandé. Du haut de nos préjugés, on pourrait croire que les commis de magasins à rayons sont généralement des gens qui n’aiment pas leur emploi. L’évocation du contraire, incarnée par ce commis qui aime la poésie (!), me rappelle la culture de la pensée profonde décelée par Serge Bouchard dans l’univers des camionneurs. Alors qu’on a tendance à penser—un brin paresseusement—que les chauffeurs de trucks font les frais de l’aliénation d’un travail emmerdant, le mammouth laineux a fait la démonstration dans sa thèse de doctorat que plusieurs étaient des philosophes qui adorent la longue route en solitaire, et méditer au volant. Pendant mes 11 ans de travail à la radio avec lui, j’ai vu beaucoup de pièces aux côtés de Serge. Bien que ce soit une mauvaise idée de faire parler les morts, je me permets quand même d’écrire qu’il aurait adoré Le show beige.

La finesse de son regard pour révéler les mœurs et les coutumes beiges de notre monde n’a d’égale que sa précision pour détecter le grandiose qui se cache sous l’apparente aliénation. 

Je l’ai lu pour ma part en me rappelant cette scène de la pièce de théâtre Les Voisins, écrite en 1980 par Louis Saïa et Claude Meunier. Le personnage de Bernard, campé par Marc Messier, entre dans une colère vive après que Junior est rentré accidentellement avec une voiture dans sa haie de cèdres, qu’il vénère. Bernard, exaspéré et vêtu de beige, dit alors: «Y a pas moyen qui arrive rien dans la vie, coudonc?» Cette phrase, tel un esprit, c’est ce qui rôde dans la pièce de Camille Giguère-Côté et qu’elle nous pointe en s’adressant, sourire en coin, à notre intelligence pure. Et en nous invitant à ce qu’il nous arrive des affaires dans la vie.


Jean-Philippe Pleau est sociologue. Il travaille à la radio de Radio-Canada depuis 2005, où il a coanimé l’émission C’est fou avec Serge Bouchard de 2010 à 2021. Il y anime l’émission Réfléchir à voix haute depuis l’automne 2021. Il a publié un essai, Au temps de la pensée pressée (2023), et un roman, Rue Duplessis: ma petite noirceur (2024), tous deux parus chez Lux.


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Le show beige est le 40e titre de notre collection Pièces

Le show beige sera présenté à La Licorne du 21 janvier au 1er mars 2025

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