Vendre du tofu dans un steakhouse

Pierre-Olivier Pineau
 credit: Photo: Rathaphon Nanthapreecha
Photo: Rathaphon Nanthapreecha
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L'économie environnementale

Vendre du tofu dans un steakhouse

Ou l’illusion du transport électrique dans une société (de plus en plus) éprise de gros véhicules.

On dit souvent que l’électrification du transport est une bonne idée. Après tout, ce secteur ne constitue-t-il pas le plus important consommateur de pétrole et le plus grand émetteur de gaz à effet de serre?

Le gouvernement québécois en est lui aussi convaincu, au point d’encourager, par des subventions, l’achat de véhicules électriques (vé). Entre janvier 2012 et janvier 2017, le programme Roulez électrique a ainsi distribué 103 millions$ à des constructeurs automobiles afin qu’ils baissent le prix de vente des véhicules entièrement ou partiellement électriques. Environ 27000 acheteurs ont pu bénéficier de ces subventions, garnissant nos routes et stationnements de 14600 véhicules hybrides, de 7000 véhicules hybrides rechargeables et de près de 5500 vé supplémentaires.

Commençons-nous pour autant à nous affranchir du pétrole? Malheureusement, non.

  •  credit: Source: Programme gouvernemental  Roulez électrique (Données Québec, 2017)
    Source: Programme gouvernemental Roulez électrique (Données Québec, 2017)

Entre 2012 et 2016, les ventes d’essence sont passées de 8,9 à 9,7 milliards de litres. Pourquoi? En grande partie parce que les Québécois achètent toujours plus de grosses automobiles, dépensant des sommes qui font paraitre ridicules les 103 millions$ de subventions. Regardons-y de plus près: les achats de véhicules neufs représentaient 12 milliards$ en 2012, et 16 milliards$ en 2016. Les voitures sont moins populaires d’une année à l’autre—240611 unités vendues en 2012 contre 198528 en 2016. À l’inverse, dans la catégorie «camions» de Statistique Canada (qui inclut un petit nombre de poids lourds, beaucoup de camionnettes et de vus), les ventes ont crû de 46%, passant de 182465 unités à 266143.

En somme: alors qu’on a subventionné l’achat de 27000 véhicules «verts» en 5 ans, plus de 2 millions de nouveaux véhicules ont été vendus au Québec. Parmi ceux-ci, la moitié sont des camions, des vus ou des fourgonnettes. Visiblement, le programme n’est pas de taille à contrer l’affection des Québécois pour les gros véhicules, qui sont aussi les plus énergivores.

Les grands gagnants de cette mesure gouvernementale? Les constructeurs automobiles, qui se drapent dans une image «verte» tout en augmentant leurs revenus grâce à des fonds publics—argent qui aurait pu être investi dans l’amélioration du transport en commun, par exemple, bien plus efficace dans la lutte contre les changements climatiques.

On peut comparer cette stratégie environnementale à une campagne de promotion du tofu dans les steakhouses: un rabais pour les mangeurs de soya, aucune contrainte pour les amateurs de viande rouge. Personne ne s’étonnera donc de l’inefficacité relative de cette mesure, dont le principal effet est d’enrichir une industrie offrant à la fois du «tofu» et du «steak». On n’y échappera pas: pour avoir un effet positif sur le climat, il nous faudra modifier radicalement nos habitudes de consommation au lieu de simplement changer de carburant. 


Pierre-Olivier Pineau est titulaire de la Chaire de gestion du secteur de l’énergie à HEC Montréal. Il n’a ni voiture ni camion et n’attend pas de rabais sur le tofu pour exclure la viande de son alimentation.

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