Solidarité organique: j’ai donné mon rein à un·e inconnu·e
Le récit d’une collaboratrice qui a entrepris de faire un don d’organe non dirigé de son vivant. Un acte de bienveillance presque radical.
Ils s’appellent Nadia, Jorge, Wendy. Ils ont fui les violences de leur pays d’origine à la poursuite d’un rêve : offrir à leurs enfants un meilleur avenir. À Montréal, où ils vivent cachés dans la peur constante d’être déportés, ils sont désormais des clandestins, des sans-papiers.
Notre journaliste les a rencontrés pour entendre leur histoire. Parce que la menace de déportation est bien réelle, leur nom ainsi que toute information pouvant trahir leur identité ont été modifiés.
Propos recueillis par Lisa-Marie Gervais
Des vies dans la clandestinité. Le sacrifice. Le Canada comme un rêve. Les gens qu’on fuit et ceux qu’on laisse. Le choc culturel. Les confessions à l’arrêt d’autobus. Les arbres en fleurs, au printemps.
Nadia
Je m’appelle Nadia. Je suis née en 1977, au Maroc. Je n’ai qu’un frère plus jeune. Mon père était ingénieur et il est mort dans un accident de voiture le jour d’une fête religieuse. J’avais cinq ans. Ma mère, elle, en avait 21. C’est elle qui nous a élevés, mon frère et moi. À la mort de mon père, on a été chassés de la maison qu’on occupait par sa famille. C’était une belle maison avec un piano et de grandes fenêtres. Mon père jouait de tous les instruments, il aurait voulu qu’on apprenne la musique. Mais la famille paternelle nous a tout pris.
On s’est réfugiés chez mes grands-parents maternels. Le père de ma mère voulait qu’elle nous fasse adopter par une famille et qu’elle se remarie avec un homme de bonne situation. Pour ma mère, il n’en était pas question. Elle a vendu les bijoux qu’elle avait et, avec l’argent, elle a acheté un tout petit appartement pour nous trois. Elle a dû retourner travailler comme infirmière. On a été élevés avec le salaire minimum, mais on a été très bien éduqués. Ma mère a tout sacrifié pour nous. J’ai appris la musique classique, j’ai commencé des études en biologie et mon frère a obtenu un diplôme en littérature française.
Un jour, alors que ma mère époussetait une étagère, grimpée dans une échelle, elle est tombée et s’est fracturé le bassin. Elle est allée à l’hôpital, mais n’avait pas de quoi payer les médicaments. C’est là, à l’âge de 18 ans, que j’ai décidé de laisser mes études pour aller travailler. Pour m’occuper d’elle.
J’ai fait tous les boulots du monde. Cuisinière, enseignante de piano, bibliothécaire. J’ai ensuite travaillé comme secrétaire dans une entreprise. Le patron avait besoin d’aide pour rédiger des lettres en français. J’ai beaucoup appris auprès de lui et de son adjointe. Ça m’a permis plus tard de postuler pour des emplois plus sérieux et mieux rémunérés. J’ai fini par travailler comme gestionnaire dans une compagnie aérienne. C’était assez prestigieux.
J’ai connu mon mari par mon frère. Ils étaient tous deux camarades de classe à l’université. On a commencé par être amis, même si c’était mal vu, une amitié entre garçon et fille. Jusqu’à ce qu’on se rende compte qu’on s’aimait. On ne s’est pas mariés tout de suite, parce que le rêve de mon amoureux était d’aller faire une maitrise en France. Il a finalement eu sa chance. Pour me prouver qu’il n’allait pas m’oublier, il a demandé ma main avant son départ et je l’ai épousé. Pendant son absence, j’ai réalisé que j’étais enceinte.
Comme on était mariés, je devais aller vivre chez ses parents. Ma mère voulait que je reste avec elle, mais mon beau-père n’a pas voulu. J’ai dû arrêter mon travail, et il m’a forcée à porter le foulard. Je ne pouvais jamais sortir sans sa permission; il n’était même pas permis d’ouvrir les fenêtres. Je ne pouvais aller visiter ma mère qu’une fois par mois, s’il acceptait.
J’étais en train de devenir folle. Ma mère voyait que je souffrais et ça la faisait pleurer. J’ai fait deux dépressions. J’ai finalement dit à mon mari que je ne voulais pas divorcer, mais que je devais retourner vivre chez ma mère. Il est rentré au Maroc. On a vécu dans sa famille avec notre fils qui venait de naitre. On n’avait ni travail, ni argent. C’était la terreur.
Il y avait de plus en plus d’enlèvements d’enfants en lien avec le trafic d’organes. On avait peur.
Ma mère ayant hérité d’un riche oncle, on a finalement eu l’argent pour s’acheter une maison. Deux ans plus tard, j’ai donné naissance à des jumelles. Mon mari a eu un poste de professeur de français dans un lycée. Nos enfants ont grandi et ont commencé l’école. Mais ce n’était pas ce qu’on voulait pour eux. Ils étaient plus de 60 élèves par classe, dans des conditions insalubres. Il y avait de plus en plus d’enlèvements d’enfants en lien avec le trafic d’organes. On avait peur.
Un jour, j’ai dû aller prendre les jumelles à leur école avant de passer chercher mon ainé, dans une autre école. Il a attendu un bon moment devant la porte fermée de l’établissement. Il a vu un homme baisser la vitre de sa voiture et le regarder. Il a eu peur et a commencé à marcher. L’auto l’a suivi. Il s’est mis à courir, puis a trébuché et s’est déchiré les genoux au sol. Deux hommes sont sortis de la voiture et se sont approchés de lui. L’un d’eux tenait quelque chose dans sa main. Mon fils a hurlé si fort que des gens sont sortis de leur maison. Les deux hommes se sont enfuis.
On a déposé des plaintes à la police. On a averti l’école. Pour nous, c’était un scandale. Mais personne n’a rien fait. Pourtant, les enlèvements étaient courants. J’ai une amie dont la fille fréquentait la même école que mon fils. Un soir qu’elle rentrait par les ruelles vides, deux hommes l’ont attrapée par le bras. Ils lui ont attaché les poignets avec du fil de fer et l’ont enfermée dans le coffre de la voiture. Mais quelques kilomètres plus loin, il y avait un barrage policier. Avant d’y arriver, les hommes ont ouvert le coffre et ont balancé la fille de mon amie dans la rue. Elle pleurait et hurlait. Quelqu’un l’a trouvée et l’a ramenée à sa famille. Depuis, la petite est traumatisée.
Après la tentative d’enlèvement de mon fils, on a déposé des demandes de visas de touristes pour le Canada. On est d’abord allés en France comme visiteurs, mais on n’a pas aimé ce pays. Il y avait trop de stress. Ce n’était pas l’endroit que j’avais en tête pour mes enfants. Je ne pensais qu’à eux, qu’à leur donner un avenir meilleur. Le Canada nous semblait sûr et serein. C’était pour nous un pays de rêve.
On a finalement obtenu nos visas. On n’y croyait pas. C’est mon mari qui est allé les chercher. Il n’exprime pas beaucoup ses émotions normalement, mais il a pleuré au téléphone. Il avait ouvert nos passeports et avait constaté que nous avions tous le visa. C’était trop beau pour être vrai. On avait des sous de côté pour payer les billets d’avion. Pour nous, c’était quand même une somme colossale. On a dû tout laisser. Nos meubles, nos souvenirs, les dessins des enfants sur les murs. C’est comme si vous aviez fait un château de sable et qu’une grosse vague venait le balayer. On a tout abandonné.
On est arrivés à l’aéroport de Montréal en avril. Mon mari a un frère qui vit au Canada depuis 20 ans. Nous ne le connaissions pas vraiment, mais il nous avait promis de nous aider et de nous trouver un endroit où loger. Il devait venir nous accueillir. On l’a cherché des yeux en sortant de la zone des voyageurs. On était tout contents. Mais il n’y avait personne. On s’est dit qu’il était peut-être reparti, étant donné que notre vol avait eu beaucoup de retard. Mon mari l’a appelé plusieurs fois sur son téléphone portable. Il n’a jamais décroché. Il savait pourtant qu’on arrivait. Les enfants nous demandaient «C’est pas tonton qui devait venir nous chercher?». On ne savait pas quoi dire. On était sous le choc. Dehors, il pleuvait.
On a attendu sur des bancs pendant deux heures. On ne connaissait personne. Je me suis souvenue d’une vieille dame avec qui j’avais fait connaissance sur Facebook. J’ai trouvé son numéro et l’ai appelée. Elle m’a dit qu’elle habitait Drummondville. Elle a envoyé sa fille nous chercher. Mes enfants commençaient à s’impatienter; ils avaient faim et soif. Les jumelles se sont endormies sur nos bagages. La fille de la dame de Drummondville est venue nous chercher trois heures plus tard. Elle nous a dit que ça couterait 100$. On était tellement contents qu’on a tout de suite payé.
La vieille dame habitait à la campagne, dans un endroit très isolé. Dès le lendemain, j’ai fait plus ample connaissance avec elle. Tout était un peu étrange. Elle avait des tatouages partout et nous a raconté qu’elle avait déjà travaillé comme prostituée. Je ne juge pas ça, mais c’était bizarre. Elle présentait des signes de dépression. Elle ne cessait de séduire mon mari et me prenait pour l’esclave de la maison. On dormait par terre et sur le divan.
Une nuit, pendant que je dormais, elle s’est approchée de moi et a fait mine de m’étrangler en me criant «Je vais te tuer». Je me suis réveillée en sursaut. Elle s’est mise à rire. «Je ne te ferai jamais de mal», qu’elle m’a dit. Son comportement était vraiment de plus en plus curieux. Elle voulait que je porte le foulard, alors que je ne le portais même pas chez moi, dans mon pays. Je faisais le ménage du matin au soir. J’endurais tout ça, en me disant que l’important était que ma famille et moi ayons un toit.
Je ne veux pas d’argent. Je veux juste vous prouver que je suis une bonne citoyenne. Je veux me sacrifier pour mes enfants.
Un soir, après deux semaines, j’en ai eu assez. J’ai dit à mon mari qu’on allait prendre nos valises et s’en aller. Quitte à ce qu’on dorme dans un arrêt d’autobus. Je ne voulais pas rester une nuit de plus chez elle. J’ai mis une annonce sur Facebook en disant que je voulais rentrer à Montréal. Un homme m’a envoyé un message en me disant qu’il pouvait m’aider. Je ne sais pas pourquoi, mais j’ai eu confiance. J’ai dit à mon mari de louer une voiture avec l’argent qu’il nous restait. La vieille dame ne comprenait pas pourquoi on voulait partir. Elle était fâchée. Je lui ai dit qu’on ne voulait pas la blesser, mais qu’on devait la quitter pour pouvoir scolariser nos enfants. À Montréal, il y avait une association pour nous aider. Elle a semblé comprendre et nous a laissé partir parce qu’on lui a promis de revenir.
Quand nous sommes arrivés à Montréal, l’homme avec qui j’avais communiqué nous attendait. Il avait une bonne nouvelle: il avait obtenu d’un de ses amis riches la somme de 1 500$ pour nous permettre de louer un appartement, un mois ou deux. Je n’en revenais pas. On lui était tellement reconnaissants. Ça nous a donné un peu de stabilité.
On s’est installés tranquillement. Un jour, en attendant à un arrêt d’autobus, j’ai parlé à une dame. Au début, j’étais très méfiante. Je ne pouvais rien dire sur ma situation. Mais j’ai peu à peu senti que je pouvais avoir confiance et je lui ai raconté des bribes de mon histoire. Elle m’a parlé de certains organismes communautaires qui donnaient des paniers de nourriture. Elle était très gentille. Elle m’a envoyé des sacs de pommes de terre et des rideaux pour couvrir les fenêtres.
On a finalement pu inscrire nos enfants à l’école en classes d’accueil. Ça n’a pas été facile. Au début, la directrice nous a dit que ça couterait 6 000$, puisqu’on n’avait pas la résidence permanente. J’ai tellement pleuré. J’ai pleuré jusqu’à ce que mes yeux refusent de verser des larmes. J’ai communiqué avec un organisme dont j’avais entendu parler. Des gens nous ont aidés à faire les démarches. Constatant qu’elle avait de la pression, la directrice a finalement dit à l’organisme qu’elle acceptait que mes enfants fréquentent son école sans frais. Mais elle ne savait pas qu’il s’agissait de mon cas. Je suis donc retournée à l’école pour inscrire mes enfants. Quand elle a compris qu’il s’agissait de moi, elle était furieuse. «Encore vous?», qu’elle m’a dit.
J’ai vu qu’il y avait beaucoup d’immigrants sur l’aide sociale. Nous, on ne demande pas ça. On veut travailler, envoyer nos enfants à l’école, pouvoir leur donner des soins de santé et un avenir. Je ne veux pas d’argent. Je veux juste vous prouver que je suis une bonne citoyenne. Je veux me sacrifier pour mes enfants.
Depuis deux mois, mon mari lave des voitures dans un garage. On lui offrait 5$ de l’heure, mais il a expliqué que ce n’était pas possible, qu’il avait une famille à nourrir. On lui en a offert 7. Moi, je suis sans emploi pour le moment. J’ai fait le ménage chez une dame. Elle avait tellement de poils de chat partout que ça m’aurait pris trois jours pour tout nettoyer. Après une journée de travail, elle m’a remis 20$ en me disant qu’elle aurait voulu me donner plus, mais que son chèque du gouvernement n’était pas encore arrivé. Quand j’ai voulu communiquer de nouveau avec elle pour me faire payer, elle avait disparu de Facebook.
Ça fait maintenant presque un an que nos visas de touristes sont arrivés à échéance. On n’est pas retournés dans notre pays.
On est devenus des clandestins.
Jorge
Je m’appelle Jorge et je suis né en 1975 en Colombie. Je suis l’ainé d’une famille de cinq enfants. On a grandi dans un quartier assez pauvre, mais mon enfance a été tout à fait tranquille: on ne trainait pas dans la rue, on n’avait de conflit avec personne. Mais, à un moment donné, on a senti monter la violence liée au narcotrafic. Mes parents ont alors décidé de vendre la maison, et on a déménagé dans un autre quartier non loin de là. On a pu continuer d’aller à la même école. Une école privée.
Mon père, lui, n’a jamais étudié. Il a été plus tard à l’école des adultes, pour apprendre à lire. Il a toujours travaillé. Il a été chef d’entretien dans toutes les usines de pétrole colombiennes. Il bénéficiait d’une bonne situation économique et d’une relative stabilité. Il a pris sa retraite à 35 ans, après quoi il a ouvert une petite boutique de vêtements. Ma mère est restée à la maison pour s’occuper de nous, puis elle est allée aider mon père à la boutique. Elle l’a reprise quand il est mort.
Dans ma vie, je me suis fait attaquer plusieurs fois. Les deux premières fois, c’était en attendant l’autobus. Dans la rue, c’est facile: on te pointe un petit couteau ou un révolver, et on te demande ton portefeuille. Parfois, c’est même la police qui vole. Tu te fais arrêter et elle te demande de l’argent. La troisième fois, c’était à mon travail.
Quand ça se passe dans une entreprise, c’est plus organisé. Les voleurs arrivent et demandent à parler à quelqu’un. Ensuite, rien ne les arrête: ils forcent la porte et dérobent tout. Ce jour-là, j’étais en train de remettre la paye aux employés. Deux personnes armées de révolvers ont fait irruption (deux autres gardaient la porte). Elles ont dit «On vient pour l’argent. Ceux qui veulent jouer les héros vont mourir». Elles nous ont demandé de nous coucher au sol, ont pris l’argent, nous ont enfermés et sont parties. On a appelé la police, qui a mis 30 minutes à arriver.
Après l’école secondaire, j’ai étudié l’administration dans un collège professionnel pendant trois ans. J’ai rapidement trouvé du travail comme comptable dans une entreprise qui fabriquait des pneus de voiture. J’y suis resté quatre ans. J’ai ensuite changé pour une entreprise concurrente.
J’ai connu ma femme avant de terminer mes études. On s’est rencontrés dans une fête, tout près de la ferme où elle habitait. On s’est fréquentés cinq ans et on a vécu un an et demi sans être mariés. Ce n’était pas bien vu. Quand Lucia est tombée enceinte, on s’est finalement mariés. On ne l’avait pas fait jusque-là parce qu’on n’avait pas assez d’argent. C’était il y a 18 ans. On a maintenant deux filles, de 7 et 17 ans. Lucia a fait plusieurs fausses couches entre les deux grossesses, dont une fois où elle portait des jumeaux.
Après notre mariage, on a vécu avec mes parents. J’ai demandé un crédit pour acheter une maison et ç’a marché. On vivait bien, j’avais un travail et Lucia donnait un coup de main à ma mère dans la boutique de vêtements. Pendant la crise économique, avant qu’on se marie, elle travaillait dans une usine de sièges d’auto. Moi, même si je gagnais ma vie comme comptable, je travaillais la nuit comme ouvrier sur la chaine de production de l’usine de pneus. À cette époque-là, je gagnais 300 pésos (30$) par semaine. On pouvait à peine survivre. Je n’avais jamais vécu ça. C’était la première fois que la crise nous frappait aussi fort.
Quand j’ai changé d’entreprise, ma situation s’est améliorée. J’ai pu m’acheter une auto neuve et j’ai offert une camionnette à Lucia pour qu’elle apprenne à conduire. J’ai ensuite acheté un terrain à la campagne pour qu’on se construise une maison, dans le village des parents de Lucia. Le propriétaire du terrain avait besoin d’argent rapidement, alors il nous a fait un bon prix.
J’ai payé un ouvrier et on a commencé à construire. On voulait une vraie belle maison pour notre fille. Elle, elle voulait un frère. Elle nous demandait toujours pourquoi ses petits amis avaient des frères et sœurs, et pas elle. Chaque fois que ma femme faisait une fausse couche, la petite pleurait. Elle disait que c’était sa faute, que Dieu ne voulait pas lui donner un frère. On essayait de la consoler.
Je me demandais comment c’était possible que nous nous soyons retrouvés aussi loin de notre pays, dans un lieu où nous ne connaissions rien ni personne.
La première fois qu’on a été cambriolés, c’était en 2005. Lucia était partie chercher notre fille à l’école. Quand elle est revenue, la grille de la maison était ouverte. Elle a cru que j’étais déjà arrivé. Quand elle a vu que ma voiture n’était pas là, elle a eu très peur. Elle est entrée dans la maison et a constaté qu’il n’y avait plus rien. Lucia a couru à l’extérieur et s’est mise à pleurer. Elle a raconté à un homme dans la rue ce qui se passait et il est entré, pour se rendre compte qu’il n’y avait plus personne. Notre fille était inquiète, elle voyait sa mère pleurer. Lucia m’a appelé et j’ai averti la police. Ils ne sont venus que deux jours plus tard. Ils étaient agressifs, comme si c’était de notre faute. Comme s’ils nous accusaient d’avoir commis ce vol nous-mêmes pour toucher les assurances. Ils ont harcelé Lucia de questions, comme pour la coincer, nous ont dit de ne rien toucher. Ils ne sont finalement jamais revenus prendre des empreintes.
Après ça, plus rien n’a été comme avant. Lucia avait des nausées et des crises de panique, elle avait peur chaque fois qu’elle revenait d’aller chercher notre fille à l’école. Elle était traumatisée. Notre fille aussi. Pendant la nuit, la petite venait dormir avec nous, comme si elle était un bébé. Parfois, elle restait debout dans un coin de la chambre à nous observer. Si je me réveillais, je lui demandais ce qu’elle faisait là. «J’ai peur», qu’elle me disait. J’ai opté pour les grands moyens: on a construit un mur encore plus haut à l’arrière de la maison. Ça les a rassurées un peu.
Mais un an et demi plus tard, on s’est fait cambrioler à nouveau. Et cette fois, on était là. C’était au petit matin, tout le monde dormait à l’étage. On faisait des rénovations au rez-de-chaussée. Ils ont pénétré dans notre maison et emporté tous les matériaux, dont des paquets de ciment de 50 kilos. Quand j’ai raconté ça au juge d’Immigration Canada, il ne m’a pas cru. Il me disait que c’était pas possible. Mais c’est pourtant vrai.
C’est un voisin qui a vu des gens rentrer chez nous qui nous a appelés. Il était environ 5h du matin. Les voleurs se sont aussitôt sauvés. On a sauté dans une voiture pour essayer de les suivre. On a appelé la police, mais elle n’est arrivée qu’à 9h. On a réussi à voir où les voleurs vivaient. C’était pas très loin de chez nous. Ils étaient nombreux. Ils ont eu le temps de tout cacher avant que la police arrive—les gros matériaux lourds, le ciment, tout. On n’a jamais vraiment su où ils avaient planqué ça. On a vu la police frapper un gars pour qu’il le dise. Il n’a rien dit et les policiers sont partis.
Ce cambriolage, ç’a été la goutte de trop. J’ai déposé une plainte à la police, mais ça n’a rien donné. Les voleurs sont restés en liberté. J’avais un ami qui travaillait aux affaires judiciaires et qui m’a dit que les voleurs avaient surement «acheté» les agents responsables du dossier. J’ai fait une seconde plainte. Les voleurs l’ont su. Et comme j’avais donné mon nom complet, mon adresse, ma date de naissance, mon numéro d’assurance sociale, mes coordonnées d’emploi, j’ai commencé à avoir peur.
Et il y avait de quoi. Ils se sont mis à nous intimider. Quand Lucia sortait de la maison, ils lui criaient des insultes, lui disaient qu’elle avait un beau cul, menaçaient de l’agresser. Tous les jours, il y avait quelqu’un pour la persécuter.
Les voleurs nous disaient qu’on ne pouvait rien contre eux, que la police était de leur bord. On n’était pas les seuls à avoir été cambriolés, et chaque fois, il ne se passait rien. Même dans les maisons où il y avait des agents de sécurité. Les voleurs les payaient pour qu’ils ferment les yeux. La police est intouchable, ici. On ne pouvait plus vivre librement, on vivait dans la peur. Deux semaines après le second vol, notre décision était prise: il fallait partir.
Le pays le plus proche, c’était les États-Unis, mais on n’avait pas de visas et les démarches pour les obtenir étaient compliquées. De toute façon, ce pays-là ne nous a jamais vraiment intéressés. L’un des fils de mon patron avait étudié à Vancouver; il m’a raconté que le Canada était très différent de la Colombie, beaucoup plus sécuritaire.
Une nuit de mars 2007, ma femme, ma fille et moi nous sommes retrouvés à l’aéroport Pierre-Elliott Trudeau. On n’avait que nos passeports et nos vêtements. C’était un jour de verglas. On a voulu demander un statut de réfugiés aussitôt débarqués de l’avion, mais comme les bureaux étaient fermés, on nous a donné rendez-vous le lendemain.
On a cherché un hôtel pour dormir. On ne comprenait rien. C’était le choc. Le chauffeur de taxi nous a emmenés dans un hôtel qu’il connaissait au centre-ville. Un hôtel à plus de 100$ la nuit. Dans mon pays, on ne dépense même pas ça en une semaine. Lucia avait peur; moi, je ne pouvais pas dormir. Je me demandais comment c’était possible que nous nous soyons retrouvés aussi loin de notre pays, dans un lieu où nous ne connaissions rien ni personne. Dans un pays dont on ne parlait même pas la langue. On pensait à nos familles, dont on était très proches. C’était un énorme changement de vie. Mais on s’accrochait au fait que ce serait mieux pour nous tous, surtout pour notre fille à qui on voulait donner un avenir meilleur.
On est retournés à l’aéroport le lendemain. Ils nous ont indiqué la marche à suivre et nous ont envoyés au ymca du centre-ville, qui reçoit tous les réfugiés. On est restés là temporairement, le temps qu’on se trouve du travail, un logement, et qu’on inscrive notre fille à l’école.
On s’est retrouvés dans un quartier où peu de gens parlaient espagnol, en dehors de quelques personnes qu’on a rencontrées à l’église. Elles nous ont montré comment acheter de la nourriture, des vêtements et des chaussures pour moins cher.
On nous a refusé l’asile en septembre 2008. Le juge ne nous a pas crus.
Ma femme est retombée enceinte. Mais étant -donné ses fausses couches précédentes, elle était très stressée. Elle s’est reposée et a pris des vitamines. Notre deuxième fille est née en parfaite santé, en 2008.
Au début, j’étais sur l’aide sociale. J’ai pu aller à l’école pour apprendre le français, mais j’ai dû me mettre à travailler très vite. J’ai commencé à faire le ménage la nuit dans un Loblaws. C’était très physique, je devais tout le temps marcher. Sept jours sur sept, de minuit à huit heures. Avec trois pauses de quinze minutes. Je ne dormais pas durant le jour. J’allais à l’école, je faisais des projets. Je sentais que je pourrais un jour trouver mieux.
On nous a refusé l’asile en septembre 2008. Le juge ne nous a pas crus. C’était un juge haïtien. On pensait qu’avec tout ce qui se passait dans son pays, il allait être sensible à notre cause. On lui a raconté les vols, les menaces, la corruption. Il nous a demandé pourquoi on n’avait pas plutôt déménagé dans une autre ville. Mais on n’est en sécurité nulle part, dans notre pays.
On a donc eu un avis d’expulsion. On a rempli un formulaire de recours humanitaire. Normalement, ça prend encore deux ou trois ans. Mais à peine quelques mois plus tard, on a essuyé un deuxième refus. Comme on était susceptibles de se faire expulser, il a fallu qu’on se cache. On a déménagé. À partir de ce moment-là, on a commencé à se sentir comme des délinquants. Étant née ici, notre fille cadette n’avait pas de problème. Mais il fallait trouver une solution pour inscrire notre ainée à l’école sans donner son adresse, ni son statut.
Je travaille maintenant dans un supermarché comme préposé à l’entretien, de 20h à minuit, pour 16,50$ de l’heure. On est plusieurs dans la même situation à faire ce travail. On n’a pas de permis de conduire ni de carte d’assurance maladie. On espère ne jamais tomber malades.
À cause de cet horaire, on ne sort pas beaucoup. Je mange vers 19h; ensuite, je prends l’autobus en direction de Lachine. Je suis de retour vers 1h20 du matin. Je dors jusqu’à 7h30 et je reconduis les enfants à l’école. Lucia fait parfois des ménages. On n’a pas beaucoup d’amis. Pour notre sécurité, on n’ose pas faire confiance aux gens. Parfois, on va au parc ou au centre commercial sur la rue McGill. Le dimanche, on va à la messe à l’église du coin. En français.
Aujourd’hui, on vit dans un appartement qu’on nous a prêté pour quelques mois. On a dû fuir le précédent de toute urgence. Notre fille ainée a eu un problème avec la police, et comme elle est mineure et qu’elle n’avait pas ses papiers, les agents ont voulu savoir où elle habitait. La mère de sa copine nous a appelés à temps pour qu’on quitte l’appartement en vitesse. On n’a jamais pu y retourner. La police sait maintenant qu’on habitait ce logement et qu’on n’a pas de statut légal. On vit terrés, comme des criminels.
Pourtant, ça fait huit ans qu’on est ici.
Wendy
Je m’appelle Wendy et je suis née en 1990. Je viens de Quito, en Équateur, et je suis la cadette d’une famille de 13 enfants. Ma mère était infirmière et mon père, ingénieur. Quand la crise économique a frappé mon pays, nous avons sombré dans la pauvreté. Ma mère a décidé de tout laisser pour aller travailler clandestinement aux États-Unis. Elle n’a jamais voulu nous raconter comment elle y était arrivée. Tout ce qu’on savait, c’était qu’elle nous envoyait régulièrement de l’argent.
Après le lycée, je suis allée à l’université pour devenir enseignante. Je n’ai jamais obtenu mon diplôme, parce que je suis tombée enceinte. J’avais 18 ans. J’ai souffert de violence domestique; mon copain me battait. Quand mon enfant est né, je me suis dit que je ne pouvais plus rester. Même que je devais quitter le pays. J’étais en danger de mort. Et mon fils aussi.
J’ai voulu aller rejoindre ma mère aux États-Unis, même si elle ne voulait pas. J’ai pris un avion jusqu’au Nicaragua et j’ai traversé l’Amérique centrale comme j’ai pu. Honduras, Guatemala, jusqu’au Mexique. Je me suis fait prendre après avoir passé la frontière mexicaine. On m’a gardée dans un centre de détention pour immigrants en instance de déportation. Je me sentais tellement seule. J’ai fait une dépression.
On m’a relâchée du jour au lendemain, après un mois de détention. Je me suis retrouvée avec mon fils sur les bras aux alentours de Mexico. Je ne connaissais personne. J’étais démunie. Comme une enfant qui a besoin de sa mère. On m’avait donné un statut de résidente temporaire. Le psychologue du centre de détention m’a beaucoup aidée; il connaissait ma situation et mon état psychologique. J’ai pu rester chez lui avec sa famille. Il a été ma lumière pendant les neuf mois où je suis restée là.
Puis, j’ai eu la force d’essayer d’aller rejoindre ma mère. Je me suis rendue jusqu’à Tijuana, à la frontière américaine. La famille du psychologue avait une connaissance qui pouvait m’accueillir de l’autre côté, en Californie. Mais il me fallait d’abord passer la frontière. J’ai fait appel à des coyotes, des passeurs. Je suis allée à leur rencontre dans un appartement. Il y avait deux hommes pleins de tatouages. C’était sombre et il y avait des bouteilles de bière partout. J’avais peur, je ne savais pas dans quoi je m’embarquais. Je ne savais même pas où j’allais. Deux femmes ont fait irruption et m’ont dit que je devais leur confier mon fils. J’ai résisté. Je ne pouvais pas traverser sans lui. Il avait à peine un an. Elles m’ont dit que c’était impossible. J’ai tellement pleuré. J’ai compris que je n’avais pas le choix. C’était un samedi. J’ai su plus tard qu’elles avaient réussi à faire rentrer mon fils aux États-Unis le jour même sans problème.
Le lundi, soit deux jours plus tard, c’était mon tour. Il y avait deux façons de traverser: soit en passant à travers la forêt et les montagnes, mais j’avais entendu dire qu’on pouvait se faire abandonner et que les coyotes pouvaient nous faire ce qu’ils voulaient, vous comprenez? L’autre option était de traverser en voiture avec un faux passeport américain. Ça me semblait peu faisable, je ne parlais même pas bien anglais. Je sentais au fond de moi que ça n’allait pas fonctionner. Toute l’opération, jusque-là, avait couté 50 000$: d’abord, les billets d’avion pour quitter l’Équateur, puis les passeurs et nos frais de subsistance. C’est ma mère qui a tout payé.
Le matin de ma traversée, on est partis en taxi. Mais une fois arrivés à la frontière américaine, il fallait traverser à pied, après avoir fait la file au bureau d’immigration. On était plusieurs dans la même situation, avec de faux passeports. On devait suivre deux dames, des complices, qui, elles, avaient la nationalité américaine. Elles nous disaient quoi faire et où aller. On le savait, parce qu’on avait pratiqué plusieurs fois.
Mais des agents d’immigration m’ont rapidement repérée. Ils m’ont demandé mon passeport et m’ont posé des questions. Ils ont vu que je ne parlais pas anglais. La situation a empiré. Ils ont pris mes empreintes et ont rentré les données dans l’ordinateur. Comme j’avais déjà fait une demande de visa aux États-Unis, ils ont tout de suite vu que le passeport ne m’appartenait pas. Ils ont su que je venais de l’Équateur.
On m’a expliqué qu’il fallait que je retourne dans mon pays. Mais j’étais si près du but. J’ai pleuré, pleuré. Je leur ai expliqué que mon fils était aux États-Unis. Ils ont essayé de m’effrayer, en me disant que si je m’entêtais à rester, je n’allais pas pouvoir le revoir, que j’allais être détenue deux ou trois ans et que je n’aurais jamais mes papiers. J’avais horriblement peur. J’ai fini par signer ma déportation. Je ne voulais pas me retrouver en détention. Déjà que ça avait été difficile en ayant mon fils avec moi. Je ne pouvais pas imaginer être enfermée sans lui.
Finalement, en attente de ma déportation, je suis quand même allée dans un centre de détention. Quand tu entres, il faut que tu te déshabilles et que tu prennes ta douche avec des savons désinfectants. On te passe ensuite les menottes. Aux pieds, à la ceinture et aux mains. Je n’avais pourtant rien fait. Mais pour eux, j’étais une criminelle. J’étais seule au monde. Sans mon fils. On m’a donné le numéro de téléphone d’une avocate. Je lui ai raconté toute mon histoire. J’avais un oncle, mon parrain, qui, lui, avait obtenu la citoyenneté américaine. Elle m’a dit que je devais demander l’asile politique. J’ai déposé une requête.
Deux femmes ont fait irruption et m’ont dit que je devais leur confier mon fils. J’ai résisté. Je ne pouvais pas traverser sans lui.
Ma détention a duré trois mois. Trois mois durant lesquels mon horaire était réglé au quart de tour. On était dans des cellules. Tout était automatique, les portes, les accès aux salles. On ne sortait que pour aller manger et se rendre dans un salon, une heure par jour. Deux à trois fois par semaine, on pouvait sortir pour voir le soleil. Je pouvais appeler ma mère de temps en temps. Mon fils était avec elle. Mais elle ne me laissait pas parler avec lui; elle avait peur qu’on soit sur écoute. Elle avait peur qu’on vienne le lui prendre. Je trouvais ça tellement dur.
J’ai fait plusieurs tentatives de demande d’asile, et l’une d’elles a finalement été acceptée. Mon parrain a fait des arrangements avec mon agent d’immigration et j’ai pu sortir moyennant une caution de 10 000$.
Je suis partie retrouver ma mère et mon fils qui vivaient dans l’État de New York. Les retrouvailles ont été difficiles. Mon fils ne voulait pas être avec moi, ni dormir avec moi. J’étais une inconnue pour lui. Une fois par semaine, je devais me rapporter à la cour pour qu’on constate que je n’avais pas fait de bêtises. Je n’avais pas le droit de travailler, mais je le faisais quand même. C’est dans le restaurant où je travaillais que j’ai rencontré celui qui allait devenir mon mari, un Espagnol qui œuvrait dans la construction. Il gagnait très bien sa vie. Il était entré aux États-Unis légalement et y travaillait depuis plus de dix ans.
Après de multiples problèmes avec les autorités migratoires américaines, il a décidé de retourner en Espagne. Il était désespéré. Et moi aussi. Il avait été si bon avec mon fils et ma mère. Je ne pouvais pas l’abandonner. J’étais amoureuse de lui. Mais pour que je puisse avoir le visa pour aller le rejoindre en Espagne, on devait se marier d’abord. On s’est retrouvés en Équateur pour convoler. Trois mois, vite fait. On a finalement pu s’installer dans son pays. Mon fils a pu aller à l’école et mon mari pouvait travailler sans peine. Je suis tombée enceinte. Ma belle-famille prenait bien soin de moi, mais j’étais déprimée. Fille de ville, je ne m’habituais pas à la vie à la campagne. Je ne sortais pas, je ne parlais avec personne. Je ne me sentais pas bien. Je n’avais pas d’amis. Encore une fois, j’ai senti qu’il fallait que je parte.
Mon parrain connaissait des gens au Canada. On y est arrivés avec des visas de touristes. C’était en mai, les arbres étaient en fleurs. On est débarqués à Montréal avec deux valises.
J’approchais les neuf mois de grossesse et il m’était difficile de bouger. Mon mari n’était pas avec moi, parce qu’il avait trouvé du travail dans une ferme à l’extérieur de Montréal. Un matin, j’ai commencé à ressentir beaucoup de douleur. C’était insupportable. Quand je suis arrivée à l’urgence, j’ai dit que je n’avais pas d’assurance maladie, puisque mon dossier était en traitement à l’immigration. Malgré ça, on m’a prescrit une échographie. Je vomissais sans arrêt. J’avais eu mon fils par césarienne, alors les infirmières craignaient que ma cicatrice au ventre ne s’ouvre.
Dans la salle d’échographie, j’étais assise dans un fauteuil roulant avec un soluté. L’obstétricienne de garde n’a pas voulu me recevoir, parce que je n’avais ni papiers, ni assurances. J’ai dû attendre que toutes les patientes qui avaient des rendez-vous soient passées. J’avais tellement mal. Je m’inquiétais pour mon bébé. J’avais peur qu’il lui arrive quelque chose. J’avais peur de mourir. Je me disais que je ne pouvais pas mourir, parce que j’avais un autre enfant et que je devais m’occuper de lui.
On m’a expliqué qu’il fallait que je retourne dans mon pays. Mais j’étais si près du but.
Je sentais que les infirmières voulaient m’aider. Elles ont finalement convaincu l’obstétricienne de me faire une échographie. On m’a donné des médicaments et j’ai eu mon congé. Je suis rentrée chez moi et, dans la nuit, j’ai perdu mes eaux. J’ai appelé une ambulance et suis aussitôt retournée à l’hôpital. J’ai tenté de joindre mon mari, en vain. Deux amies m’ont accompagnée. J’avais peur d’avoir besoin d’une césarienne, car c’est très cher. La chambre coute très cher, aussi.
Mon malheur a été de retomber sur la même obstétricienne. Elle m’a encore fait la morale. Elle m’a dit que je ne payais pas d’impôts, alors qu’il était normal que je ne sois pas traitée en priorité. Elle m’a dit que, pour elle, s’occuper de cas comme moi revenait à travailler gratuitement. C’est tout juste si elle ne m’a pas traitée de voleuse. Je lui ai dit que j’étais un être humain et qu’en ce sens, je n’étais pas différente d’elle. Je souffrais tellement.
Ma fille est finalement née au petit matin. Je n’ai pas voulu rester à l’hôpital une autre nuit pour ne pas avoir à payer la chambre. Déjà que jusqu’ici, mon séjour cauchemardesque m’avait couté 15 000$. Mon mari est revenu en ville. Il n’aura finalement jamais été payé pour le travail qu’il a fait. Un ami nous a fait parvenir des États-Unis une valise pleine de vêtements de fillette.
On a beaucoup d’aide. Mais je me sens toujours mal d’en demander. Je me dis que certains en ont encore plus besoin que nous.
Aujourd’hui, ma fille a presque un an. Mon mari accepte tous les contrats de construction possibles, mais l’hiver, c’est plus difficile. Il veut demander un permis de travail, sauf qu’on est maintenant illégaux, parce que nos visas sont échus. On voudrait pouvoir sortir de l’ombre. Moi, je suis encore jeune. Je voudrais étudier en psychologie et exercer. En attendant, je suis des cours de français. Je me pratique avec mon fils qui le parle maintenant très bien. Il a tout plein d’amis. J’ai pu l’inscrire à l’école. Ç’a été mon premier bonheur en arrivant ici.
Je ne sais pas quel avenir nous attend. Je ne sais pas si je vais partir d’ici pour aller aux États-Unis. Je ne sais pas si l’immigration va nous trouver et nous déporter. Je ne sais pas si je vais devoir rester cachée toute ma vie.
Pour l’instant, on est dans les limbes.
Après avoir parcouru le monde comme pigiste, Lisa-Marie Gervais est devenue journaliste au quotidien Le Devoir. Elle maitrise l'espagnol et parle un mandarin de dépanneur. Elle danse aussi le flamenco à ses heures.
Illustrations: Pierre-Yves Cezard
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