Le climat, le citoyen et la Convention: une fable à la française
Quels avantages 150 personnes choisies au hasard ont-elles sur les gouvernements?
L’obsession de notre époque pour une fin du monde imminente, ou à tout le moins inévitable, semble sonner le glas des espérances dans le progrès. Sommes-nous trop occupés à évaluer les risques des crises écologiques, climatiques ou nucléaires pour nous demander ce que serait un monde digne d’être vécu?
Lorsqu’on cherche à représenter la fin du monde, le plus important est de bien choisir l’image finale. La dernière scène de Melancholia de Lars Von Trier, l’un des nombreux films apocalyptiques de ces dernières années, montre deux sœurs et un enfant abrités sous quelques branches de bois, dans l’attente de la collision entre la Terre et un astre errant.
La première soeur, Justine, a toujours su que le monde allait finir: la dépression, l’alcool, les médicaments et, finalement, la folie l’ont habituée à évoluer dans les ruines. C’est pourquoi, lorsque le moment fatal arrive, elle est mieux armée que sa sœur Claire qui, elle, est accrochée à la vie. Justine n’est pas faite pour un monde qui dure, avec sa violence et ses injustices. En revanche, elle sait comment agir quand tout s’apprête à disparaitre: c’est elle qui prend l’initiative de construire une cabane de fortune pour abriter les membres de sa famille. Cette protection dérisoire ne retardera pas l’apocalypse. Elle offre pourtant la seule image pacifique du film: celle d’un véritable monde.
Cette scène nous apprend qu’il est possible de «faire monde» même à l’instant de la catastrophe. Justine sait qu’il y a quelque chose de pire que la fin du monde: la fin d’un monde, c’est-à-dire la disparition de tous les liens authentiquement humains sans lesquels la vie ne vaut pas d’être vécue. Même quand plus personne n’y croit et que rien ne semble pouvoir être sauvé, le miracle a lieu: l’apparition d’un abri au milieu de l’abime.
La leçon de Melancholia vaut pour notre temps qui est, dit-on, celui des catastrophes. Elle nous permet de poser quelques questions que l’obsession de l’apocalypse voile le plus souvent: que faut-il craindre dans la fin du monde?
N’y a-t-il pas des évènements plus graves que la disparition de la planète? Et, finalement, qu’est-ce qu’un «monde» si sa fin nous préoccupe tant?
En règle générale, le catastrophisme n’aborde aucune de ces questions. Les premières études sur le thème de la catastrophe datent du début de la Guerre froide, lorsque le Département d’État américain décide de financer des travaux sur les réactions individuelles et collectives face à des évènements traumatiques de grande ampleur. Les catastrophes locales servent alors de laboratoires pour évaluer ce que pourrait être l’effet d’une explosion nucléaire sur les comportements. Depuis lors, le courant dominant des disaster studies s’appuie sur des évènements réels pour forger des hypothèses sur la rationalité des individus et construire des modèles susceptibles de réorienter leur conduite dans le sens voulu par les pouvoirs publics.
Le catastrophisme est donc une manière de raisonner en privilégiant la logique du pire. Sur bien des plans, il a fini par installer le dogme de la précaution dans les esprits. Nous sommes trop occupés à évaluer les risques des crises écologiques, climatiques ou nucléaires pour nous demander ce que serait un monde digne d’être vécu. L’impératif catastrophiste est un impératif conservateur: «Agis toujours de telle sorte que ta maxime soit compatible avec la survie de l’humanité ou de la nature.» On le retrouve aujourd’hui non seulement dans les politiques publiques (principe de précaution), mais dans les normes hygiénistes qui s’imposent aux vies individuelles. Ne pas fumer, ne pas boire, bien sûr, mais aussi faire du sport comme on remplirait scrupuleusement un devoir médical, élever son corps à des puissances nouvelles par le yoga ou la méditation, se nourrir pour guérir (les aliments sont devenus des «alicaments»), etc.
Mais de quoi exactement voulons-nous guérir? Et sommes-nous déjà malades pour craindre de jouer notre survie dans la moindre de nos actions ordinaires?
Le catastrophisme collectif ou individuel regarde la philosophie parce qu’il repose sur des évolutions qui ne sont pas seulement sociales, mais aussi conceptuelles. Autant que des comportements, il désigne des manières de penser. Le désir de prolonger la vie par tous les moyens, par exemple, n’a pu devenir un impératif universel qu’à partir du moment où les hommes ont cessé de croire sérieusement en l’immortalité de l’âme. Aussi longtemps que cette croyance dominait, elle fournissait un moyen de relativiser le désir de conservation qui anime toutes les vies humaines. Face à l’éternité, les évènements biologiques ne pèsent pas lourd.
Pourtant, il s’est produit quelque chose entre l’affaiblissement des croyances religieuses en l’immortalité et le triomphe actuel de l’hygiénisme: rien de moins que l’invention de l’idée de «progrès» par les Lumières. Le progrès s’est substitué à la foi dans la vie éternelle puisque, lui aussi, a contribué à relativiser l’exigence de survie individuelle au nom d’un avenir collectif meilleur. C’est pourquoi il n’est pas nécessaire d’en revenir à la métaphysique ou à la religion pour critiquer le catastrophisme contemporain. Il est plus juste de s’interroger sur les raisons qui expliquent le désaveu actuel du thème du progrès au nom d’un rapport angoissé à l’avenir.
Le catastrophisme présente le futur sous le signe du désastre. Il est avant tout le symptôme d’une défiance à l’égard du temps, que les hommes ne considèrent plus comme un allié pour leurs projets. Günther Anders, le principal philosophe apocalypticien du 20e siècle, considère que depuis Hiroshima, le temps n’est plus un «espace de jeu pour notre liberté», mais «l’objet de notre liberté». Du fait de l’invention de la bombe atomique, la survie du temps humain dépend de la paix entre les puissances nucléaires: les hommes n’ont plus la liberté de se demander ce qu’ils veulent faire du temps, ils doivent choisir de vouloir le temps en ajournant la fin du monde qu’ils peuvent désormais provoquer. Selon Anders, l’ère des catastrophes sonne donc le glas des espérances dans le progrès. Les attentes progressistes ne se contentent pas de vouloir que cela dure, elles veulent que cela change et, pour cela, elles misent sur le temps.
Je voudrais remettre en cause cet abandon de l’idée de progrès par le catastrophisme. Non pas en revenant aux philosophies modernes de l’histoire qui postulaient que demain sera, quoi qu’il arrive, meilleur qu’aujourd’hui. Les tragédies du 20e siècle nous ont effectivement prémunis contre ce type de croyances. En revanche, il faut opposer aux angoisses catastrophistes le geste anodin et sublime de Justine dans Melancholia. Personne ne peut reprocher à ce personnage de croire naïvement dans le progrès, mais elle ne désespère pas pour autant de «faire monde» même à l’instant où tout va disparaitre.
Ce qu’il y a de plus préoccupant dans les passions apocalyptiques actuelles, c’est l’image du monde qu’elles charrient et qui le réduisent à un réel angoissant où seul le pire est certain. Or un monde où il n’y a rien à espérer est aussi un monde dans lequel il n’y a rien à faire, sinon le perpétuer. Par définition, le catastrophisme est conservateur: il envisage toute nouveauté à l’aune des risques qu’elle comporte. On peut le vérifier avec un exemple tiré de l’histoire de la philosophie politique moderne.
La catastrophe contre les Lumières
On pense souvent que le thème de la catastrophe distingue notre époque de celle des Lumières. Les lignes qui suivent démontrent le contraire, puisqu’elles sont extraites de La Fin de toutes choses, un opuscule que Kant publie en 1794:
Les signes annonciateurs du dernier jour sont tous du genre terrifiant. Certains les reconnaissent dans le triomphe de l’injustice, dans l’oppression des pauvres sous la débauche insolente des riches et dans la disparition générale de la loyauté et de la confiance; ou encore dans les guerres sanglantes déchainées à tous les coins du monde, etc., [...]. D’autres les voient dans des changements inhabituels de la nature, comme des tremblements de terre, des tempêtes, des inondations, ou des comètes ou des météores.Kant, Œuvres philosophiques, tome 3, Paris, Gallimard Pléiade, 1986.
Pourquoi Kant a-t-il consacré un texte à la fin du monde exactement dix ans après avoir publié, dans la même revue, son célèbre Qu’est-ce que les Lumières? Tout simplement parce qu’à la fin du 18e siècle, comme de nos jours, l’apocalypse est redevenue un thème à la mode. Dans les dix années qui séparent Qu’est-ce que les Lumières? de La Fin de toutes choses, un évènement considérable s’est produit: la Révolution française. Le temps semble s’être accéléré au point de renverser en quelques jours l’ancien régime et la monarchie absolue, que l’on croyait pourtant éternels. Les hommes de cette époque ont changé de monde au cours de leur vie. Comme toujours dans ce cas, certains ont interprété cette transformation radicale comme un signe d’apocalypse.
Les prophètes de la catastrophe misent toujours sur la mauvaise conscience des individus: la fin du monde, c’est ce qui menace toutes les tentatives audacieuses de l’humanité.
C’est le cas, en particulier, des penseurs réactionnaires qui ont vu dans la Révolution française une catastrophe universelle. «Qui peut dire que la fin du monde n’est pas arrivée devant un tel spectacle?»: par ces mots, Carlyle caractérise les massacres de la Terreur. Les théoriciens contrerévolutionnaires considèrent qu’il n’y a qu’un seul monde possible (celui de la tradition, de la monarchie et de l’Église) et que la moindre entorse à cet ordre est une menace apocalyptique. Pour eux, la Révolution française est un évènement philosophique où les exigences de liberté se sont imposées au monde ancien avec une telle violence qu’elles l’ont totalement détruit.
On n’a donc pas attendu le triomphe de la technique ou du capitalisme globalisé pour dénoncer dans l’idée d’un progrès du genre humain une menace de fin du monde. Kant comprend très bien quels sont les enjeux politiques qui se cachent derrière cette fascination pour l’apocalypse: en même temps que la Révolution, on cherche à condamner les Lumières qui la portent. Les prophètes de la catastrophe misent toujours sur la mauvaise conscience des individus: la fin du monde, c’est ce qui menace toutes les tentatives audacieuses de l’humanité. Dans cette logique, mieux vaut renoncer à combattre l’injustice ici et maintenant plutôt que de prendre le risque de détruire des hiérarchies sociales qui ont fait leurs preuves dans l’histoire.
Il n’est pas utile d’entrer dans le détail des critiques adressées par Kant à cet usage disciplinaire du thème de l’apocalypse. On se contentera de rappeler que, pour lui, la fin de toutes choses ou l’idée d’un instant final qui marquerait le début de l’éternité «entrent de manière merveilleuse dans la trame de la raison humaine universelle»Kant, La Fin de toutes choses, Ak VIII, 327, op. cit., p. 310.. Parce que sa nature la porte vers l’absolu, la raison cherche à échapper au temps qui vient limiter son pouvoir. Le rêve de fin du monde trouve son origine dans une faculté humaine de penser qui dépasse ses limites pour rejoindre l’éternité: il n’a donc rien à voir avec un évènement historique particulier. La Révolution française n’est pas davantage un signe apocalyptique que n’importe quelle autre «catastrophe». Elle fournit seulement une occasion à certains esprits enthousiastes de déclarer que c’en est bel et bien fini du monde et que l’heure du Jugement a sonné.
Ce que nous dit Kant dans ce texte, c’est qu’il faut se garder de croire qu’il existe des choses définitives dans l’histoire humaine. Spontanément, la raison a tendance à tout envisager comme absolu: la connaissance, l’action, mais aussi certains faits historiques spectaculaires. Cette montée aux extrêmes prouve le dogmatisme d’une métaphysique qui n’accorde aucune valeur aux vérités partielles ou à l’ambigüité des évènements. Or, la Révolution française ne symbolise, selon Kant, ni le miracle de la liberté qui se réalise dans le monde, ni l’annonce effrayante de la fin des temps. Elle est le signe précaire, et marqué par la violence, du fait que les hommes sont capables de changer les coordonnées politiques de leur existence. C’est vrai: après un tel évènement, rien ne sera comme avant. Mais cela ne signifie pas que plus rien ne sera possible ni que les hommes sont désormais entrés dans le temps de la fin.
Le catastrophiste ressemble à un métaphysicien égaré en politique. Il conclut toujours trop tôt: à partir d’un faisceau de présomptions, il déduit que le pire est certain. La situation est encore plus nette aujourd’hui qu’à l’époque de Kant, puisque la fin du monde symbolise toutes les pertes dont notre temps serait victime. Fins de l’art, de la politique, de l’histoire, de la philosophie: comme l’écrit Jean-Luc Nancy, l’apocalypse désigne «le Le Sens du monde, Paris, Galilée, 1993.géométralLe Sens du monde, Paris, Galilée, 1993. de l’ensemble des fins que nous traversons»Le Sens du monde, Paris, Galilée, 1993.. Malgré la proclamation de toutes ces fins, le monde perdure. Mais cela n’empêche nullement l’apocalypticien d’être convaincu que, cette fois, nous sommes entrés en phase terminale.
Le monde d’après la fin du monde
La référence à Kant et aux Lumières permet de faire une autre remarque susceptible d’éclairer le présent. Avant même la Révolution française, les Temps modernes se caractérisent par une transformation profonde de l’image du monde. C’est dans le domaine de la science que le changement est le plus frappant: la nature se trouve réduite à un ensemble de lois mathématiques parfaitement connaissables, mais dramatiquement anonymes. Selon la formule d’Alexandre Koyré, avec les ruptures copernicienne et galiléenne, l’humanité passe du «monde clos» à l’«univers infini».
À la fin du 17e siècle, c’en est donc fini du monde comme cosmos, c’est-à-dire comme ensemble ordonné où les choses et les êtres (de la plante à Dieu) appartiennent, chacun à sa place, à une longue chaine hiérarchisée. Cette transformation de la représentation de la nature a des conséquences scientifiques, politiques, mais aussi existentielles. Comme l’écrit Pascal: le monde est désormais semblable à un «cachot où l’homme se trouve logé». C’est donc déjà une expérience de la catastrophe, celle où l’homme se trouve perdu dans un univers qui semble beaucoup trop grand pour lui.
Si, par «monde», on entend un ordre naturel et fixe tels que les Grecs et, en un autre sens, le Moyen Âge chrétien s’en faisaient l’idée, alors la fin du monde a déjà eu lieu. Cette disparition d’une certaine conception du monde a provoqué des angoisses et des colères, mais entraine-t-elle pour autant la fin du monde comme telle? On devrait plutôt dire que la modernité a tenté, par de multiples voies, de penser le monde d’après la fin du cosmos et que ces tentatives nous concernent encore.
L’idée de «progrès», dont il a déjà été question, constitue justement un essai pour donner de la consistance au monde ouvert de la modernité. Si le présent est incomplet, fragile, insatisfaisant, le progrès est une manière d’aborder cet inachèvement de manière positive. C’est ce qu’exprime l’image (moderne) du monde comme «horizon»: un espace dont on ne perçoit pas la limite, mais qui nous permet d’espérer et d’agir malgré tout.
Certes, on n’en reviendra plus aux croyances dans le progrès d’avant les grandes tragédies du siècle dernier. Mais ce rappel des origines de la modernité permet de comprendre que l’ambiance apocalyptique actuelle est d’abord le symptôme d’une période de crise. La résurgence contemporaine des images de la fin du monde dans les médias comme dans les discours politiques trahit un sentiment de panique: elle reflète la conscience que l’Occident a de lui-même à un moment où, sous les effets de ce que l’on appelle précisément la «mondialisation», son influence tend à s’affaiblir.
Les discours sur la décadence sont souvent motivés par l’amertume face à la disparition des anciennes hégémonies. On a parfois le sentiment que le monde dont on annonce la fin n’est rien d’autre que le monde européanisé qui a longtemps dominé l’histoire: celui des États-nations, du capitalisme local et de la suprématie de la culture occidentale. Est-ce à dire qu’il n’y a pas d’autre monde possible que celui qui consacrait l’ordre européen? Comme les angoisses pascaliennes du 17e siècle, les digressions contemporaines sur l’apocalypse traduisent un présupposé immense: un monde, c’est ce que nous connaissons déjà, ce à quoi nous sommes habitués. Or, plutôt que de céder à la catastrophe, nous sommes aujourd’hui contraints d’inventer d’autres manières de penser le commun.
La perte en monde
Il y a pourtant quelque chose de juste dans le catastrophisme actuel. La fin du monde n’aurait pas pu s’imposer comme un symbole pour le présent si elle ne recouvrait pas des expériences plus concrètes. Lorsqu’il ne prédit pas l’apocalypse nucléaire, Günther Anders appuie sa réflexion sur un constat qui n’a rien de prophétique: «Nous vivons désormais dans une humanité pour laquelle le “monde” et l’expérience du monde ont perdu toute valeur»L’Obsolescence de l’homme, Éditions de l’Encyclopédie des nuisances, 2002.. Cette affirmation relève d’une critique de l’intrusion de la technique dans nos vies. Anders veut montrer que les instruments techniques ne sont pas seulement des moyens en vue d’une fin, mais des «décisions prises à l’avance» qui engagent l’avenir. La bombe atomique, par exemple, obéit à une logique qui lui est propre sans que la volonté humaine y puisse rien changer: le moindre de ses effets est infiniment supérieur à tous les buts que l’humanité peut se fixer raisonnablement.
Ce diagnostic qui assimile les hommes contemporains à des «péquenauds cosmiques qui doivent admettre que cela fonctionne très bien sans eux» vaut bien au-delà de la question nucléaire. Il permet en particulier de comprendre que les peurs liées à la fin du monde trouvent leur origine dans des épreuves de perte en monde.
Que faut-il entendre par une telle «perte»? Et en quoi est-elle spécifiquement contemporaine? Dans Le Narrateur, Walter Benjamin parle de «pauvreté en expérience» à propos des soldats de la Première Guerre mondiale revenus du front et incapables de faire le récit de ce qu’ils ont vécu. Ce conflit fut le premier à être mené de manière industrielle, substituant à la figure du soldat celle du porteur d’armes dont l’action se voit toujours médiatisée, c’est-à-dire finalement empêchée, par des machines. «Qu’ai-je fait?»: c’est précisément la question à laquelle le participant d’une guerre industrielle n’est plus en état de répondre puisque ce n’est pas l’homme qui expérimente la lutte, mais des instruments qui agissent à distance.
Lorsqu’il devient omniprésent, l’appareillage technique est un obstacle à l’expérience parce qu’il empêche les individus de se reconnaitre dans ce qu’ils font. La science exacte, surtout lorsqu’elle s’applique à l’armement, dépossède l’individu du pouvoir de faire récit de ses actes: elle vise la certitude (d’atteindre sa cible, de provoquer le maximum de dégâts ou au contraire de les limiter), or la certitude est le contraire de l’expérience. Elle se donne par avance l’unité entre un geste (appuyer sur un bouton) et son effet (détruire), réduisant par là même l’agent en simple exécutant d’un processus dont il n’est qu’un rouage parmi d’autres.
Si le présent est incomplet, fragile, insatisfaisant, le progrès est une manière d’aborder cet inachèvement de manière positive. C’est ce qu’exprime l’image (moderne) du monde comme «horizon»: un espace dont on ne perçoit pas la limite, mais qui nous permet d’espérer et d’agir malgré tout.
Il se pourrait que notre époque soit celle d’une perte en monde comparable à celle qui a caractérisé les Temps modernes. On l’a vu, les hommes des Lumières ont dû faire face à la disparition des anciens ordres symbolisés dans l’idée de cosmos. Ils ont répliqué à cette disparition en forgeant un nouveau concept de monde, défini comme un espace indéterminé et ouvert au progrès: un horizon pour l’action. Or, c’est précisément cette expérience du monde qui menace de disparaitre aujourd’hui en raison du triomphe de la technique sur nos vies. On ne peut pas agir sur un réel qui «fonctionne tout seul» et de manière parfaitement automatisée. Mais ce sur quoi il est impossible d’agir est condamné à être subi à la manière d’un destin.
Il faudrait reprendre tous les thèmes du catastrophisme contemporain à partir de ces phénomènes de perte en monde. Pensons, par exemple, à l’écologie. Aussi longtemps que la préservation de la nature se place dans une alternative apocalyptique (le tournant écologique ou la fin du monde), elle demeure nécessairement conservatrice. Dans cette logique, préserver la nature signifie prendre des mesures pour sauver le monde, c’est-à-dire le maintenir en l’état, injustices sociales comprises. C’est à peu de choses près le sens des injonctions que les pays riches adressent aujourd’hui aux nations en développement: «Pour la sauvegarde de la planète, cessez d’agir comme nous l’avons fait.»
Mais on peut imaginer une écologie politique qui ne renonce pas à transformer le monde pour mieux le conserver. Elle trouverait son origine dans la lutte contre les phénomènes de perte dont nous avons parlé et chercherait à répliquer à la pauvreté en expérience par une revalorisation de la biodiversité environnementale. Il ne s’agirait pas seulement de préserver ce qui est déjà, mais d’inventer des rapports avec la nature susceptibles de faire obstacle à la technicisation de l’existence. Plutôt que catastrophiste ou hygiéniste, cette écologie serait esthétique en un sens fort: elle consisterait à donner aux hommes les moyens de reconquérir l’expérience sensible du monde. Par là même, l’écologie cesserait d’être en conflit avec le progrès social puisque l’enrichissement des liens avec la nature suppose la valorisation d’un temps libre délié des contraintes productives.
Notre problème n’est pas de retarder l’apocalypse tout simplement parce que l’exigence de justice prime sur celle de conservation de la vie. La sagesse latine l’exprimait déjà: Fiat justitia, et pereat mondus («Que la justice soit, le monde dût-il en périr»). Mais cela n’implique nullement qu’il faille être indifférent au monde. Souvenons-nous de Justine, l’héroïne de Melancholia. Son geste final nous apprend que le monde, s’il désigne quelque chose qui peut être «perdu», renvoie à une capacité humaine beaucoup plus qu’à un ensemble de choses ou à un ordre objectif. Il fait référence au pouvoir d’inventer un sens partageable quelles que soient les circonstances. On peut identifier ce pouvoir à la capacité de «faire monde».
Michaël Fœssel est maitre de conférences en philosophie à l’Université de Bourgogne et conseiller de la direction de la revue Esprit. Il publie Après la fin du monde, Critique de la raison apocalyptique (Éditions du Seuil), en octobre 2012.
Ce texte a été réalisé avec le soutien du Consulat général de France à Québec.
Quels avantages 150 personnes choisies au hasard ont-elles sur les gouvernements?
À propos d’une certaine responsabilité de la gauche dans la montée des populismes d’extrême droite, et des solutions à envisager.
Dans les années 1960, l’échangeur Turcot était un symbole du progrès montréalais. Un demi-siècle plus tard, alors que tant de choses ont changé, sommes-nous sur le point de répéter les mêmes erreurs en nous accrochant à une vision dépassée du progrès?