Denis Côté: le cinéaste affranchi
Le réalisateur de Curling et Répertoire des villes disparues revient de loin, et c’est précisément ce qu’il raconte dans son essai à paraitre dans «Nouveau Projet 28.» En voici un avant-gout.
Dans Personne ne s’excusera, Aurélie Lanctôt aborde de front une contradiction profonde dans notre conception de la justice: que pour prévenir la violence, nous acceptions de l’exercer à notre tour par l’intermédiaire du système pénal de l’État, et d’ainsi participer à sa reproduction dans notre société.
Pouvons-nous aspirer à d’autres formes de justice? Voici un extrait du dernier titre de notre collection Documents.
Au Québec, l’histoire du mouvement #MoiAussi a été avant tout celle des personnalités publiques qu’il a écorchées, et celle des procès et réformes législatives qui en ont découlé. Dans l’imaginaire collectif, un arc narratif relie la publication, à l’automne 2017, du reportage sur les allégations d’inconduite sexuelle visant le producteur Harvey Weinstein dans le New York Times, puis, chez nous, l’affaire Rozon, à l’entrée en vigueur du tribunal spécialisé pour les violences sexuelles et conjugales au début de l’année 2022, laquelle représente l’aboutissement d’un cycle. En parallèle, bon nombre d’organisations dans toutes les sphères de la société ont été incitées à revoir leur politique sur le harcèlement sexuel ainsi que leur processus de gestion des plaintes. Le gouvernement a accordé des subventions à des groupes de soutien communautaires pour les aider à mieux accueillir et accompagner les victimes.
Le discours social, lui, a été durablement transformé par l’ouragan #MoiAussi. Depuis, on discute davantage d’éducation au consentement, on est plus sensible aux stéréotypes qui banalisent la violence et on sait mieux reconnaitre les formes parfois subtiles de la contrainte sexuelle. Tous ces changements étaient souhaitables, nécessaires; il ne se trouvera pas grand monde pour affirmer le contraire. Il faut pourtant relever quelque chose: la capacité du système judiciaire à répondre aux besoins des survivant·e·s a rapidement pris une place prépondérante dans cette grande remise en question collective et, surtout, celui-ci a été désigné comme l’instrument de choix pour remédier aux problèmes mis en lumière par le mouvement #MoiAussi.
Il suffit d’évoquer la place accordée, dans le discours public, aux encouragements constants à «dénoncer à la police» et à «rebâtir la confiance dans le système judiciaire». Dès les premiers moments de #MoiAussi, les figures politiques, les journalistes, les voix militantes médiatisées dans ce contexte se sont rabattu·e·s sur ces appels de manière presque incantatoire, comme un automatisme. Ils sont devenus le point de chute de chaque discussion, de chaque reportage, de chaque prise de parole sur les violences sexuelles: si vous vous en sentez capables, portez plainte. Même lorsqu’il s’agissait de critiquer, justement, les lacunes du système judiciaire, la conclusion demeurait la même: il faut réformer le système pour faciliter le processus de plainte. Sous-entendu: la judiciarisation accrue des violences sexuelles, surtout à travers le droit criminel, est en soi assimilable à un progrès. Cette intuition est loin d’être saugrenue, et il est indéniable que le droit libéral, fondé sur la reconnaissance et la protection des droits et libertés individuelles et le principe d’égalité aux yeux de la loi, a été un allié historique de la défense des droits des femmes, des enfants et des minorités, du moins si l’on aborde les choses sous l’angle de la protection des personnes vulnérables et de la défense des droits individuels. Des décennies de luttes féministes acharnées ont aussi permis de rendre visibles les violences enfouies dans la sphère intime, aux yeux des institutions comme de l’ensemble de la société.
Mon objectif ici n’est pas de poser un jugement sur les personnes qui, encouragées par le mouvement #MoiAussi au Québec comme ailleurs, ont choisi de s’adresser au système judiciaire en déposant une plainte formelle dans l’espoir d’obtenir justice. Je veux plutôt souligner le manque de voies alternatives accessibles, et remettre en question la place centrale que nous avons accordée aux approches punitives dans le discours public comme dans la réponse politique au mouvement #MoiAussi.
Le droit est un instrument puissant de régulation sociale. Il détient, à travers les institutions judiciaires, un pouvoir de contrainte immédiat, effectif. Son pouvoir d’action repose aussi sur l’idéologie: parce que nous valorisons le droit et reconnaissons une raison d’être à sa force contraignante, sa légitimité à exercer la coercition n’est à peu près jamais contredite. Du moins, pas si sa sanction est administrée en bonne et due forme, c’est-à-dire dans le respect des lois et règlements en vigueur, en conformité avec la jurisprudence établie au fil des décisions judiciaires et—pour le meilleur ou pour le pire—lorsque cette sanction semble cohérente avec les valeurs morales véhiculées en société. Sur ce point précis, on notera que la promesse d’un verdict bien ordonné n’est pas sans faille pour satisfaire le sentiment que justice a été rendue: des décisions judiciaires qui présentent pourtant peu d’ambigüités, tant sur le plan factuel que sur celui de l’application des règles de droit, sont très souvent perçues comme indécentes aux yeux du public si elles paraissent injustes. En matière d’agressions sexuelles, il est fréquent qu’un acquittement écorche les sensibilités populaires, même lorsqu’à la lumière de la preuve présentée dans le cadre du procès, la personne accusée devait bénéficier du doute raisonnable. L’appui aux principes de réhabilitation—c’est-à-dire l’idée qu’une personne puisse changer, assumer la responsabilité de ses gestes et réintégrer la vie sociale après avoir commis une infraction—se laisse aussi facilement ébranler par les peines en apparence trop clémentes—en particulier dans les affaires de violences sexuelles, d’ailleurs. Si l’équité procédurale et le respect des droits fondamentaux des personnes accusées d’une infraction criminelle font bel et bien partie des valeurs véhiculées au sein des sociétés de droit libérales, disons qu’en pratique, cela ne fait pas toujours le poids quant au besoin qu’ont les gens d’éprouver que justice a été rendue…
Les violences sexuelles sont des violences cachées, et il a fallu des mobilisations acharnées pour qu’on les perçoive comme un problème sérieux, existentiel—un problème proprement politique, aussi. Pourquoi alors faudrait-il se méfier du droit lorsqu’il est question de violences sexuelles? Pourquoi n’agirait-il pas comme un allié, moyennant qu’on lui insuffle les sensibilités appropriées? La réponse courte: parce qu’il institue aussi la violence de l’État, celle qui s’exerce à travers le système pénal, les institutions carcérales et policières. Toute une tradition féministe s’est employée à démontrer que la violence étatique et les violences patriarcales se chauffent du même bois, qu’elles sont indissociables, qu’elles s’alimentent et se renforcent mutuellement. En m’appuyant sur cette tradition, je veux explorer dans ce livre l’idée qu’on ne puisse pas espérer interrompre le cycle de la violence en faisant appel à des institutions qui produisent et reproduisent ce qu’elles prétendent combattre.
Mon désir de revisiter la traduction politique de #MoiAussi en remettant en cause ses affinités avec la justice pénale nait aussi d’une lecture pessimiste du mouvement et de ses suites: depuis l’impulsion initiale de l’automne 2017, je crois que celui-ci a suivi la trajectoire d’un écrasement. On a d’abord célébré ce moment comme un grand éveil social—ce qu’il était. On s’est réjoui d’avoir extrait quelques «pommes pourries» de l’espace public, de certains postes de pouvoir. On s’est félicité d’avoir distribué les sanctions «méritées», allant du congédiement aux condamnations criminelles. On a applaudi les chantiers de réforme. Puis, le temps a passé, l’attention s’est posée ailleurs, et les encouragements à la prise de parole ont cédé leur place aux débats sur la «culture de l’annulation», chargés d’un dédain affiché à l’égard des dénonciations publiques faites en marge du système judiciaire. Soudain, il n’a plus été question que des «dérapages» de #MoiAussi, surtout dans les cas où les gestes reprochés aux individus n’étaient pas assimilables à des infractions criminelles. On a parlé de «chasse aux sorcières» et de «tribunal populaire»; même la pertinence de certaines enquêtes journalistiques de type #MoiAussi, quoique rigoureuses et réalisées selon les règles de l’art, a été remise en question. On s’est plaint (avec beaucoup de mauvaise foi) de l’émergence d’un soi-disant «nouveau puritanisme», d’acharnement et de panique morale. Les poursuites civiles intentées contre des dénonciateur·trice·s se sont multipliées. On a commencé à se demander si certains joueurs envoyés derrière les lignes de touche n’avaient pas fait suffisamment pénitence; s’il n’était pas temps de parler de deuxième chance, de reconnaitre la souffrance causée par les mises à l’écart temporaires, puis de distribuer les pardons—à la mesure, toujours, des intérêts financiers en présence. Comme si une parenthèse s’était refermée, et que les gestes insurrectionnels qui avaient caractérisé les premiers moments de #MoiAussi avaient épuisé leurs réserves d’acceptabilité sociale. Au prétexte que l’État, les institutions, ont fait leurs devoirs ou, du moins, qu’ils ont fait un effort pour colmater les failles du système judiciaire, on s’est senti plus autorisé à réprimer les voies de contournement. La parole que l’on disait sans cesse vouloir libérer a fini par être davantage surveillée, scrutée, et plus susceptible d’être étouffée, notamment à travers les outils du droit civil, au premier chef les poursuites en diffamation.
Sept automnes ont passé depuis le raz-de-marée #MoiAussi, et les vents contraires soufflent fort. Si fort que cela pousse à se demander si, en déléguant à l’État, aux tribunaux et à l’appareil pénal l’essentiel de la responsabilité de prendre en charge les revendications portées par #MoiAussi, nous n’avons pas coupé court à une exigence de justice féministe plus profonde, et conduit le mouvement dans une impasse. Désormais vidé de sa charge politique, neutralisé par le droit et les discours réformistes consensuels, le mouvement est aujourd’hui exposé à des controffensives féroces.
Dans ce livre, je veux avancer que cette impasse s’esquissait dès les premiers moments de #MoiAussi et qu’elle s’enracine dans la difficulté du mouvement, dans sa forme mainstream, à formuler une critique du rôle du système de justice pénale et des structures qui dépendent de lui (corps policier et prisons) dans la reproduction des violences—des violences sexuelles, oui, mais aussi d’autres formes de hiérarchies, d’inégalités et d’oppressions. En réorientant la critique vers la complicité qu’entretient le discours dominant sur les violences sexuelles avec l’appareil répressif de l’État, j’espère raviver l’étincelle d’une révolte court-circuitée.
Sept automnes ont passé depuis le raz-de-marée #MoiAussi, et les vents contraires soufflent fort.
Surtout, j’aimerais que nous donnions plus de crédit à une idée de la justice féministe qui refuse de conclure toute alliance, si opportune celle-ci semble-t-elle, avec l’appareil pénal et le système carcéral. J’aimerais que nous nous demandions pourquoi nous avons été si prompt·e·s à déléguer à l’appareil répressif de l’État l’essentiel de la réponse aux revendications portées par #MoiAussi. Comment se fait-il que l’on ait si peu exercé ce muscle qui permettrait de critiquer du même souffle les violences perpétrées par les individus et par l’État, au nom de l’ordre patriarcal? Je voudrais que l’on ose regarder avec lucidité la manière dont les formes de justice punitives s’infiltrent jusque dans nos réactions individuelles aux situations de violence; que l’on constate qu’elles ont colonisé notre imaginaire de la justice et de la réparation au point où il est difficile de parler de luttes contre les violences sexuelles sans en appeler à l’intervention de l’appareil pénal. Je crois que les survivant·e·s méritent mieux que les promesses trompeuses de la justice punitive. Elles et ils méritent une justice qui ne les broie pas au passage, qui ne les laisse pas seul·e·s et qui ne les traite pas comme un accessoire dans la conduite du procès criminel; une justice qui répare et renforce les liens sociaux plus qu’elle ne les fragilise et les détruit.
Je veux défendre l’idée d’une justice féministe sans concession, qui avance en résistant, en même temps, à toutes les formes de violences.
Aurélie Lanctôt est juriste et chroniqueuse.
Pour aller plus loin
Personne ne s’excusera est le 28e titre de notre collection Document, et sortira le 31 octobre prochain. (Disponible en précommande)
Le réalisateur de Curling et Répertoire des villes disparues revient de loin, et c’est précisément ce qu’il raconte dans son essai à paraitre dans «Nouveau Projet 28.» En voici un avant-gout.
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