«Le feu avale la ville»

Alexia Bürger
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«Le feu avale la ville»

L’évènement remonte au 6 juillet 2013. Cette nuit-là, un train déraille et fait exploser le centre-ville de Lac-Mégantic. De cette catastrophe, la femme de théâtre Alexia Bürger a tiré une pièce, Les Harding, dont voici un extrait.

Les Hardings

Alexia Bürger

Le conducteur (À l’assureur) Pis toi, pendant ce temps-là? Toi, Thomas Harding? 

L’assureur Moi, à l’heure qu’il est, je sais que j’devrais dormir. 

Le chercheur Tu t’es réveillé tôt pour aller t’entrainer. 

L’assureur Avant de rencontrer un client potentiel, avant de signer avec un gros client, ça m’aide de m’entrainer, ça me prépare mentalement. J’ai même évalué, j’ai fait les statistiques: quand je suis ben entrainé, mon taux de réussite, mon taux-de-signature-avec-nouveaux-clients, mon taux est supérieur de 46%.

Le conducteur Tu t’en allais te coucher, mais là tu t’es regardé un p’tit peu dans l’miroir. 

L’assureur J’ai vu juste un début. Juste un début de bedaine.

Le chercheur Et quelque chose d’étrange dans le fond de ton iris,

Le conducteur comme un point minuscule qui te regardait au loin. 

Le chercheur Tu t’es dit 

L’assureur «La vieillesse». 

Le chercheur Tu t’es dit 

L’assureur «L’ostie de vieillesse qui me checke dans le fond de mon œil!» 

Le chercheur Comme une chienne guette sa proie. 

Le conducteur Pourtant t’es pas très vieux. 

Le chercheur Tu t’es dit 

L’assureur «A va ben finir par m’avoir, la chienne». 

Le chercheur Tu lui as dit 

L’assureur «Toi, c’est pas vrai que tu vas m’avoir, ma chienne». 

Le conducteur Pis après, t’es retourné t’entrainer un p’tit peu. 


Changement d’éclairage. 

L’assureur Là y est précisément vingt-trois heures et douze minutes. 

Le chercheur Là, toi, y faut que tu dormes, demain faut que tu rapportes un autre train à Farnham. 

Le conducteur J’laisse mon train à Nantes, pis je prends un taxi 

L’assureur pour aller jusqu’à Mégantic. 

Le conducteur Je connais bien le chauffeur.

Le chercheur Sur le chemin, y te dit 

L’assureur «C’est pas bizarre un peu, Tom, la façon que l’train fume?» 

Le conducteur C’est normal, le chauffeur, lui, y est pas habitué, le chauffeur, lui, c’est pas. Lui, c’est pas son métier. Moi, j’en suis pas à mon premier wagon de la MMA qui fume. 

Le chercheur Tu le rassures et tu descends à l’Eau Berge pour y passer la nuit. 

L’assureur Et tu salues Justine, la fille derrière le bar. 

Le conducteur J’dors dans ce motel-là presque une fois par semaine. 

Le chercheur Et Justine, c’est une fille géniale. Vraiment super, Justine. 

L’assureur Jusque-là, donc, rien de complètement anormal. 

Le chercheur Tout est plutôt banal. Hormis la fumée noire. 

L’assureur Mais t’en es pas à ton premier wagon qui fume. 

Le conducteur Des feux, y en a souvent avec la MMA. 

Le chercheur Justine te donne les clés de la chambre numéro cinq. 

Le conducteur Je défais les draps froids, pis j’me couche dans le lit. 

L’assureur T’es fatigué en chien. 

Le conducteur Pis là, juste au moment où le sommeil me gagne, 

L’assureur juste au moment où le sommeil se pose enfin sur toi, 

Le chercheur là, le téléphone sonne dans ta chambre.

L’assureur Il est exactement vingt-trois heures et cinquante-neuf minutes. Tu décroches le téléphone. C’est RJ, le contrôleur. 

Le chercheur «Ta machine vient de prendre feu.» 

Le conducteur «As-tu parlé à Dave?» 

Le chercheur «Non.» 

Le conducteur «J’y ai dit qu’elle avait rushé pas mal pour s’en venir icitte. Elle fumait encore un peu, au moment où je l’ai laissée.» 

Le chercheur «Ok.» 

Le conducteur «Mais là est-ce que ça va? J’veux dire y a-tu quelqu’un? Quelqu’un qui s’en occupe?» 

Le chercheur «Oui, les pompiers sont là, pis tout est sous contrôle.» 

Le conducteur «Est-ce qu’il faut que j’y aille?» 

Le chercheur «Non, non, non, là on a notre gars qui est là. Y m’a dit qu’il me rappelait si y avait des dommages.» 

Le conducteur «Ok, faque tu me rappelles? Faque tu me rappelles après?» 

Le chercheur «No. Go to bed Tom.» 

Le conducteur «Y a vraiment rien à faire?» 

Le chercheur «Rien à faire. Les Américains vont s’en occuper demain.» 

Tous Les Américains vont s’en occuper demain. 

L’assureur Ça fait que tu te rendors, 

Le chercheur mais tu rêves pas longtemps 

L’assureur parce qu’un grand bruit te réveille, 

Le chercheur un bruit de fin du monde. 

L’assureur Un bruit de fin du monde suivi par des grands cris.

Le conducteur J’ouvre les yeux pis pendant une fraction de seconde, 

L’assureur tu fixes le plafond de la chambre numéro cinq. 

Le chercheur Tu t’expulses du lit, 

Le conducteur j’cours à travers la chambre, 

Le chercheur t’enjambes le vieux tapis aux contours élimés, 

L’assureur tu l’enjambes à grands pas, tsé, pour pas trébucher. 

Le chercheur Quand t’ouvres enfin la porte, 

L’assureur tu comprends que t’as pas rêvé, 

Le conducteur c’est bien une explosion qui vient de me réveiller. 

Le chercheur Tout le monde très affolé dans le couloir de l’Eau Berge. La dame de la chambre quatre crie comme une déchainée. 

L’assureur Tu descends à toute vitesse jusqu’à la réception. 

Le conducteur En bas, y a ma Justine qui court dans tous les sens, 

L’assureur le visage pétrifié, les yeux sortis des sphères. 

Le conducteur «Qu’est-ce qui se passe, Justine?» 

L’assureur Là, Justine te regarde. 

Le chercheur «On évacue l’Eau Berge.» 

L’assureur Tout est en train de bruler. 

Le conducteur De l’église jusqu’à l’épicerie. 

De la rivière jusqu’aux rails. 

Le feu avale la ville. 


Changement d’éclairage.

L’assureur Le feu, en termes d’assurances, ça c’est dur à gérer. Les clients sont souvent beaucoup trop émotifs. Ça vaut pour beaucoup de sinistres d’ailleurs: les feux mais aussi les inondations, les explosions ou les effondrements. Quand c’est un ouragan, là c’est une autre affaire. Quand c’est un act of God (qu’on croie en God ou pas), c’est jamais un humain qui est remis en cause. C’est jamais qui que ce soit qui est responsable de rien. Quand c’est la faute à God, ça facilite les choses. En termes stricts d’assurances, j’veux dire, administrativement. Ça facilite beaucoup la tâche de l’assureur. Émotivement aussi, pour le client croyant, des fois, un act of God ça facilite les choses. Si le client doute pas de l’existence de Dieu, si même la catastrophe l’a pas fait arrêter d’y croire, y s’dit «La force qui a provoqué le désastre est ben plus grande que moi». Y s’dit «God a posé cet acte. Y a ses raisons, c’est God. God sait toujours c’qui fait». Quand la catastrophe est provoquée par un acte humain, dans le cas d’un accident par exemple, là c’est plus compliqué. Là y faut se demander : c’est à qui la faute? C’est qui le responsable? On parle d’erreur humaine ou d’acte volontaire? Ça c’est les questions de base pour pouvoir établir c’est qui qui dédommage, c’est qui le dédommagé. C’tu une personne physique ou c’t’une personne morale? C’tu un individu ou ben c’t’une compagnie? Quand c’t’une personne morale, est souvent constituée de plusieurs personnes physiques, ça fait que c’est dur de voir d’où vient la responsabilité. Quand c’est une personne physique, alors là c’est plus simple. Mais là, si la personne physique a s’est incorporée en personne morale, là, au niveau d’la morale de la personne, j’veux dire pas d’la morale mais d’la personne morale, là, y a souvent un. Un flou. 


Depuis le début de sa carrière, Alexia Bürger a enfilé tour à tour les chapeaux de comédienne, de dramaturge et de metteure en scène. Stimulée par les rencontres entre les disciplines et attirée par la collaboration artistique, elle a cosigné plusieurs textes avec d’autres grands noms de la scène théâtrale québécoise, comme les pièces Chante avec moi et Polyglotte avec Olivier Choinière, le spectacle Alfred avec Emmanuel Schwarz ou encore le déambulatoire théâtral Je ne m’appartiens plus avec Sophie Cadieux. Elle a aussi œuvré sur de nombreux projets mêlant matière fictive et documentaire, art visuel et recherche sonore.


Pour aller plus loin

Les Hardings est le 19e titre de notre collection Pièces.

Se relever de la fin du monde, un reportage de Diane Bérard réalisé à Lac-Mégantic en 2020.

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