Biorégion ou barbarie
Et si le projet biorégional pouvait nous aider à traverser l’effondrement? Dans cet extrait de l’essai «Faire que!», récemment paru chez Lux Éditeur, l’auteur et philosophe Alain Deneault appelle à un certain retour à la terre.
Il donne son nom à un jour férié et à une municipalité de l’agglomération de Montréal, mais que sait-on véritablement sur Dollard des Ormeaux? Dans son essai paru aux éditions du Boréal, l’historien Patrice Groulx déboulonne le mythe de ce personnage historique, un martyr pour plusieurs, qui a longtemps été vénéré au Québec.
L’homme d’une cinquantaine d’années, nu, hagard, couvert de plaies, affamé et déshydraté, arrive à Ville-Marie vers le 20 mai 1660. Il vient de courir quatre jours et quatre nuits dans la forêt. On l’emmène sans attendre à l’Hôtel-Dieu, alors situé dans le Vieux-Montréal, où les religieuses hospitalières soignent ses jambes et ses pieds ensanglantés. Il porte des marques de torture: un pouce tranché, l’intérieur de la bouche et une jambe brûlés. Son estomac est tellement tendu qu’il régurgite la nourriture qu’on lui offre. Il réussit finalement à avaler de la graisse d’ours, qu’on a fait fondre à sa demande, et à reprendre quelques forces.
Les Français le pressent de questions. Il confirme qu’il est l’un des quarante Wendats menés par Étienne Annaotaha pour guerroyer contre les Haudénosaunés1Adrien Pouliot et Silvio Dumas, «L’Exploit du Long-Sault. Les témoignages des contemporains», Québec, Société historique de Québec, 1960, p. 87.. Sa troupe s’est arrêtée ici même un mois plus tôt, accompagnée de quatre Anichinabés dirigés par leur chef Métiouémeg. Seize Français commandés par Adam Dollard des Ormeaux se sont joints à eux. Les Français prennent la mesure du désastre que ces renseignements révèlent: cette vaillante troupe a été défaite par ses ennemis sur les rives de la Grande Rivière, le Kitchisipi, au pied du Long-Sault, le Kinodjiwan. Tous les guerriers sont morts ou ont été capturés, assure le témoin. Les Français ne se font pas d’illusions sur le sort de leurs compatriotes. Dans les jours qui suivent, on commence à distribuer leurs biens conformément à leurs dernières volontés.
Trois autres fugitifs confirment la défaite peu de jours après. L’un d’eux est Louis Taondechoren. Guerrier wendat âgé de soixante ans, fervent catholique comme ses compagnons d’infortune, il est resté prisonnier des Haudénosaunés pendant huit jours. Arrivé à Montréal vers le 1er juin, il a lui aussi couru pendant quatre jours et quatre nuits. Il confirme les témoignages des autres rescapés au père Chaumonot, le missionnaire des Wendats de Québec et excellent connaisseur de leur langue, qui est alors monté à Ville-Marie. Grâce aux guerriers wendats, le curé Gabriel Souart peut inscrire le décès des Français dans le registre de la paroisse Notre-Dame de Montréal2Ibid. Voir aussi Guy Laflèche, «Les Saints Martyrs canadiens, vol. 5: Le Martyre de la nation huronne et sa défaite avec Dollard des Ormeaux», Laval, Éditions du Singulier, 1995, p. 261-262. et procéder aux rites funéraires pour sauver les âmes des disparus. Chaumonot transcrit le témoignage de Taondechoren et l’envoie à ses supérieurs à Québec. Ce récit, reproduit par Marie Guyart de l’Incarnation dans sa correspondance, et par les Jésuites dans leur Relation de 1660, est à la base de tous ceux qu’on publiera ensuite.
Que dit ce témoignage? Que la troupe des alliés wendats, anichinabés et français a affronté sept cents Haudénosaunés au pied du Kinodjiwan, le Long-Sault de la rivière des Outaouais. Les Wendats ont tenté une négociation. Persuadés qu’ils auraient la vie sauve, au moins la moitié d’entre eux se sont rendus aux Haudénosaunés durant les pourparlers. Les émissaires des assiégeants, sans armes, se sont approchés du fortin pour inviter les derniers Wendats à les rejoindre, mais les Français, tenus à l’écart de ces discussions dont ils ne comprenaient pas le sens, ont cru à une attaque et leur ont tiré dessus. Rendus furieux par le bris de la trêve, les Haudénosaunés se sont alors rués sur le fort, tuant ou capturant ses défenseurs.
C’est, pour les Jésuites, la «dernière défaite» du «reste de nos Hurons». Une dernière défaite dans les deux sens: elle est la plus récente; mais elle couronne aussi une campagne d’extermination entreprise par les Haudénosaunés en 16463Bruce G. Trigger, Les Enfants d’Aataentsic, traduction de Jean-Paul Sainte-Marie et Brigitte Chabert Hacikyan, Montréal, Libre Expression, 1991, p. 709-804.. Dans cette rencontre inattendue au Kinodjiwan, les Haudénosaunés ont eu l’occasion de capturer un des derniers groupes de Wendats qui leur échappaient encore4Voir Kathryn Magee Labelle, «Le Pari de la dispersion. Une histoire des Ouendats au dix-septième siècle», Québec, Presses de l’Université Laval, 2020, p. 127-135.. Pour les Wendats, la conservation de leur foi catholique, qui les distinguait des Haudénosaunés autant sinon plus que leur culture et leur mémoire millénaires, était un enjeu central. Une bonne partie des hommes d’Annaotaha recherchaient, en négociant, l’issue la moins dommageable pour eux: la vie sauve pour la majorité et la possibilité de retrouver des parents incorporés dans les familles haudénosaunées, mais, si possible également, le maintien des contacts avec les missionnaires, dépositaires de leur foi nouvelle.
Chaumonot et Guyart pimentent le récit de Taondechoren pour stimuler davantage l’esprit de leurs soutiens en France en tirant les leçons édifiantes de la défaite: l’admirable courage des Autochtones et des Français qui ont sacrifié leur vie pour tenter de détourner l’invasion ennemie; la couardise des déserteurs; la perfidie et la cruauté des Haudénosaunés; enfin, la crainte de devoir abandonner le pays aux «barbares». Ce détournement de la parole autochtone, typique des écrits issus de la Nouvelle-France, a contaminé nos sources historiques. Il a fait du dernier épisode d’un conflit séculaire entre nations autochtones un moment fondateur pour les nations d’origine européenne en train de s’implanter dans l’est de l’Amérique du Nord. Sa représentation des relations des Français avec les Premières Nations, devenue écrasante, se retrouve jusque dans les monuments de nos places publiques. Chemin faisant, même les historiennes ou les historiens les mieux intentionnés ou les plus impartiaux ont retiré aux Autochtones la possibilité de dire leur expérience.
Ce détournement de la parole autochtone, typique des écrits issus de la Nouvelle-France, a contaminé nos sources historiques.
Bien entendu, Autochtones et Québécois ont en commun d’être soumis au médiocre empire commercial et libéral que constitue aujourd’hui le Canada, mais ils sont loin de subir les mêmes effets de cette domination. Pensant la fédération canadienne comme un prolongement de l’Empire britannique, Marc Chevrier y voit l’aménagement politique d’une cohabitation entre dominants et dominés, conquérants et conquis. Ce régime «réalise un moyen terme habile entre la suppression irrémédiable d’une collectivité humaine et sa pleine liberté5Marc Chevrier, L’Empire en marche. Des peuples sans qualités, de Vienne à Ottawa, Québec, Presses de l’Université Laval, 2019, p. 210.». Cette opération, précise-t-il, «suppose une discontinuité [dans l’identité constitutionnelle et politique d’une collectivité], un abattement, une réduction6Ibid., p. 217.». L’idée de réduction évoque à la fois la forme qu’a prise l’enfermement des Autochtones au Canada7Jean-Jacques Simard, «La Réduction. L’Autochtone inventé et les Amérindiens d’aujourd’hui», Sillery, Septentrion, 2003. et celle de la «réserve française» imaginée par la métropole britannique après la Conquête8Fernand Dumont, Genèse de la société québécoise, Montréal, Boréal, 1993, p. 128-133.. Mais les Autochtones subissent bien pire, le poids cumulatif de quatre siècles d’une occupation à la fois étrangère et familière. Les Québécois, pour beaucoup descendants des anciens colons français devenus canadiens, ont contribué à implanter les lois qui les gouvernent aujourd’hui. Les colons, «petites mains» du colonialisme, pour reprendre la formulation de Dalie Giroux, et les véritables colonisés de ce pays9Je reprends ici les termes proposés par Alain Deneault dans «La Médiocratie» (Montréal, Lux, 2015, p. 126-135) et développés par le même dans «Bande de colons. Une mauvaise conscience de classe» (Montréal, Lux, 2020). La notion de «colon», exécutant des projets du colonisateur, permet de sortir du cadre binaire colonisateur/colonisé défini par Albert Memmi dans «Portrait du colonisé / Portrait du colonisateur» (Paris, Gallimard, 1985, coll. «Folio»); Dalie Giroux, «Psychopolitique du colonisé québécois, L’Œil du maître. Figures de l’imaginaire colonial québécois», Montréal, Mémoire d’encrier, 2020, p. 33. n’ont pas encore trouvé le terrain d’une entente commune pour réaliser ensemble leurs rêves d’émancipation. Le désir y est pourtant, comme l’a signalé Ellen Gabriel, présidente de l’association Femmes autochtones du Québec, au lendemain de la commission Bouchard-Taylor sur les pratiques d’accommodement raisonnable (2008): «Les peuples autochtones et le peuple québécois mènent, depuis des siècles, un combat similaire: la défense et la préservation de leur culture. Néanmoins, pour les peuples autochtones, cette bataille implique également de vaincre l’oppression engendrée par la colonisation10Ellen Gabriel [présidente de Femmes autochtones du Québec], «L’absence des valeurs autochtones», Le Devoir, 11 juin 2008, rubrique «Libre opinion»..»
Un des obstacles à la réalisation de cette visée est la mémoire de leurs confrontations. Il existe des lectures critiques des relations passées et présentes entre les Autochtones et les non-Autochtones. On invoque beaucoup la réconciliation, on formule quantité d’excuses, on procède à quelques substitutions de symboles, mais la correction de la mémoire et l’écriture d’un récit conçu «à parts égales» se réalisent difficilement dans une société modelée par un dessein colonial ininterrompu, charpenté depuis des siècles par des projets miniers, pétroliers, forestiers et immobiliers.
J’avais entrevu le problème en écrivant Pièges de la mémoire11Patrice Groulx, «Pièges de la mémoire. Dollard des Ormeaux, les Amérindiens et nous», Hull (Québec), Vents d’Ouest, 1998. (1998), dans lequel j’avais tenté de déplier ce «lieu de mémoire» qu’est la bataille au Long-Sault au sens défini par Pierre Nora: «toute unité significative, d’ordre matériel ou idéel, dont la volonté des hommes ou le travail du temps a fait un élément symbolique du patrimoine mémoriel d’une quelconque communauté12Pierre Nora, «Comment écrire l’histoire de France?», Les Lieux de mémoire, tome 2, Paris, Gallimard (coll. «Quarto»), 1997, p. 2226.». J’ai cherché à comprendre l’immense faille qui sépare les Québécoises et les Québécois des Autochtones en l’expliquant à partir de la mémoire mythifiée d’une confrontation sanglante entre les colons français et les indigènes. Mon analyse s’articulait autour de quatre idées maîtresses: 1) le récit canonique de la bataille du Kinodjiwan s’est constitué dès le XVIIe siècle, mais a été consolidé au milieu du XIXe siècle, puis a été décliné en une multitude de récits dérivés; 2) la diffusion de ces récits dans la littérature, l’art et les rituels publics constitue le dispositif commémoratif global qui a généralisé le mythe identitaire centré sur le personnage de Dollard; 3) parallèlement,les alliés autochtones ont été de plus en plus exclus de ces récits; 4) les changements de contexte historiographique et sociopolitique ont chaque fois réactualisé la signification donnée à l’événement original. Il fallait comprendre comment ce mythe en particulier s’était dilaté plus que d’autres, au point de symboliser la destinée du Canada tout entier13Patrice Groulx, «Dollard des Ormeaux», dans Michael Dawson, Catherine Gidney et Donald Wright (dir.), Symbols of Canada, Toronto, Between the Lines, 2018, p. 138-147.. Toutefois, je ne m’étais pas attardé au fait que les récits initiaux reproduisaient textuellement la parole, l’expérience et la culture des Wendats chrétiens réfugiés à Québec et qui avaient pris part au combat du Long- Sault. Or, pendant le quart de siècle qui a suivi la parution de Pièges de la mémoire, une foule de chercheurs ont publié des monographies et des synthèses sur les populations aborigènes du nord-est de l’Amérique, sur leurs contacts avec les colons et sur les fondements du colonialisme14Les essais suivants sont autant d’invitations à repenser les paradigmes historiques: Roland Viau, «Amerindia. Essais d’ethnohistoire autochtone», Montréal, Presses de l’Université de Montréal, 2015; Denys Delâge et Jean-Philippe Warren, «Le Piège de la liberté. Les peuples autochtones dans l’engrenage des régimes coloniaux», Montréal, Boréal, 2017; Gilles Bibeau, «Les Autochtones. La part effacée du Québec», Montréal, Mémoire d’encrier, 2020.. De plus, les pratiques ethnocidaires révélées par des enquêtes publiques15Notamment la Commission royale sur les peuples autochtones (1991-1996), l’Enquête nationale sur les femmes et les filles autochtones disparues et assassinées (2019) et la Commission d’enquête sur les relations entre les Autochtones et certains services publics au Québec (2019)..
Comme tout objet d’histoire, le mythe de Dollard reste donc actuel dans son inactualité. C’est pourquoi il est indispensable de revoir l’événement grâce à une étude plus poussée des sources et de réévaluer l’évolution du mythe du XIXe siècle au XXIe siècle. Ce livre est le fruit d’une enquête à nouveaux frais qui ne pourra pas être la dernière...
Pour aller plus loin
Pour en finir avec Dollard: Wendats, Anichinabés et Français au pied du Kinodjiwan de Patrice Groulx est paru aux éditions du Boréal
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