Ce qui pousse sur le terrain des forêts brulées

Anne-Marie Olivier
Photo: Archives personnelles de l’autrice
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Ce qui pousse sur le terrain des forêts brulées

En s’appropriant l’un des plus douloureux chapitres de son histoire familiale, la femme de théâtre se donne aussi le droit de se mettre en scène. C’est au «je» que s’est écrit le 34e titre de notre collection «Pièces», un choix qui s’est imposé de lui-même. Elle nous explique pourquoi.

Je savais que je devais parler de ça. Ce morceau de casse-tête fondamental, impossible à retrouver, sans lequel je me sentais incomplète, à jamais. Pendant des années, j’ai refoulé la chose le plus loin possible. Puis, c’est monté par vagues d’abord, ensuite c’est devenu une évidence, une grande urgence de dire, et enfin une nécessité. Mais il y avait tant de freins: la pudeur, la honte, la loi, la crainte de briser irrémédiablement le cœur de mes parents, la peur que ce ne soit pas pertinent, celle de foutre en l’air ce qui restait de cette relation, mais il ne restait rien. La forêt était brulée.

Alors, j’ai désobéi. J’ai écrit ça. Et ça sortait tout seul. Un jaillissement.

Ensuite est apparue une véritable obsession: toute cette purge pouvait-elle être utile à d’autres humains? Vous n’avez pas idée, j’ai dû me poser cette question des centaines de fois.

Avec mon collègue Olivier, nous avons fait un premier test, une lecture au festival du Jamais Lu, à Québec. Une spectatrice m’a dit que j’avais craqué la colonne vertébrale de sa famille mieux qu’un chiro. «Tu m’as donné l’envie d’être de celles qui créent du lien», m’a confié une autre. Il y avait donc des gens à qui ça parlait.

J’avais mon feu vert, ma légitimité.

Impressionnant comme certains projets bifurquent. J’ai commencé celui-ci dans le noir et peu à peu j’ai vu apparaitre d’étonnantes lucioles. Puis ma quête s’est transformée, approfondie, pour finir par une métamorphose.

Alors, chères lectrices, chers lecteurs, voici ma mue.

Je crois qu’une création théâtrale se rapproche parfois d’un mauvais coup. Comme si on jouait un tour à quelqu’un, avec beaucoup d’amour, quelques maladresses et un plaisir contagieux. Ce qui, dans le cas de Quinze façons, est à propos puisque la personne tant aimée excellait en la matière.

J’espère que cela vous donnera envie de ressentir ou d’observer ce qui pousse sur le terrain des forêts qui ont brulé.


Figure majeure de la scène théâtrale de la capitale nationale, Anne-Marie Olivier s’est illustrée tant comme dramaturge que comme comédienne, et a été directrice artistique du Théâtre du Trident pendant dix ans. Sa pièce Venir au monde, publiée dans la présente collection, a remporté de Prix du Gouverneur général en 2018.


Pour aller plus loin

Quinze façons de te retrouver est le 34e titre paru dans la collection Pièces.

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Extrait

Quinze façons de te retrouver


Je dis à maman que je vais écrire sur toi. En fait j’y lis un premier bout pis je braille comme une vache. 

Elle se mouche légèrement et range le Kleenex dans sa manche pour jouer la mère. 


— Marie, tu peux pas ni écrire ça ni le dire en public. Ça se peut pas.

— Pourquoi?

— Il pourrait y avoir des poursuites judiciaires. 

— Ben voyons! 

— C’est très sérieux. A m’a déjà dit «Tu diras à Marie qu’elle arrête d’écrire sur moi».

— J’ai presque rien écrit là-dessus. Mais OK, si ça peut te rassurer, je vas appeler un ami avocat.


Je vois notre petite maman partir. Elle marche tranquillement, fragile et tout terrain en même temps. Notre mère, c’est l’incarnation du don de soi pis de la joie de vivre malgré son enfance pas facile qu’on connait pas tant. On sait que sa mère a été sèche de cœur pis qu’a se plaignait tout le temps. Maman a concentré tous ses efforts pour devenir exactement le contraire: un cœur sur deux pattes qui se plaint jamais.

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