Comment faire du syndicalisme à l’ère du chacun pour soi?

Gabriel Nadeau-Dubois
Les sagefemmes, des travailleuses autonomes réunies au sein du Regroupement des sages-femmes du Québec (RSFQ), ont conclu une entente de services  avec la CSN. Cette entente leur permet notamment de recevoir du soutien dans leur négociation avec le gouver
Les sagefemmes, des travailleuses autonomes réunies au sein du Regroupement des sages-femmes du Québec (RSFQ), ont conclu une entente de services avec la CSN. Cette entente leur permet notamment de recevoir du soutien dans leur négociation avec le gouver
Photo: Michel Giroux
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Idées

Comment faire du syndicalisme à l’ère du chacun pour soi?

Loin d’avoir été affaibli par l’effondrement de la finance mondiale, en 2008, le néolibéralisme en est ressorti plus fort que jamais—avec les conséquences désastreuses que l’on connait pour le Québec. Comment se fait-il que le mouvement syndical ait été incapable de tirer profit de cette conjoncture historique? Gabriel Nadeau-Dubois émet ici quelques pistes de réflexion, tirées de son texte paru dans Renouveler le syndicalisme. Pour changer le Québec (Écosociété, 2015). 

Le courage, c’est de dominer ses propres fautes, d’en souffrir, mais de n’en pas être accablé et de continuer son chemin. 

Jean Jaurès

Sept années se sont écoulées depuis le grand effondrement de la finance mondiale en septembre 2008. La déconfiture de Freddie Mac et de Fanny Mae, suivie de près par la faillite de Lehman Brothers, provoquait alors une réaction en chaine. Restrictions du crédit, chute des marchés financiers, faillites bancaires à répétition, puis pertes d’emplois et récession: il y avait sept décennies que l’économie capitaliste n’avait pas traversé de turbulences aussi violentes.

«Là où croît le péril croît aussi ce qui sauve», écrivait le poète Friedrich Hölderlin. Cet hiver-là, l’horizon politique semblait plus dégagé que jamais. Dans les journaux du monde entier, on remettait en question les dogmes politiques et économiques qui avaient présidé à l’élaboration des politiques publiques depuis plus de 30 ans—tant et si bien que même le très conservateur Financial Times publiait un dossier spécial sur «Le futur du capitalisme». Dans les pages du Washington Post et du Wall Street Journal, on remettait ouvertement en question la «rationalité du marché», une idée pourtant au cœur des théories néolibérales prônant la dérégulation des marchés financiers, mesure que les dirigeants du monde entier avaient appliquée avec assiduité pendant trois décennies.

Au moment où j’écris ces lignes, les grands quotidiens ont cessé de porter attention à de telles idées hétérodoxes. En fait, c’est bien pire : loin d’avoir été affaibli par la dernière crise financière, le néolibéralisme en est ressorti plus agressif que jamais. Sur tous les fronts, ses partisans sont repassés à l’attaque. Aujourd’hui, le Québec—comme la majorité des pays développés—doit composer avec l’adoption de mesures d’austérité qui attaquent les conditions de travail et les retraites des employés du secteur public, remettent en question l’universalité des services de garde, réduisent le financement du système d’éducation et de l’aide sociale, pour ne nommer que quelques-unes des mesures annoncées jusqu’ici. En dépit de plusieurs luttes sociales d’envergure, des étudiants québécois aux professeurs de Chicago en passant par le mouvement Occupy, le programme politique des élites d’affaires va bon train. Au Québec, le mouvement syndical est sur la défensive, faisant face à un gouvernement déterminé à achever sa réforme néolibérale des services publics. Que s’est-il donc passé?


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La lutte des classes à l’envers

Il faudrait un ouvrage entier pour rendre compte de l’impact des transformations sociales des dernières décennies sur le niveau de mobilisation et de démocratie du mouvement syndical. Le déclin de la mobilisation peut en effet être expliqué par une multiplicité de facteurs. Puisqu’il me faut ici synthétiser mon propos, je me concentrerai sur quelques-unes des causes exogènes de ces mutations. Je laisse ainsi à d’autres le soin de procéder à une analyse des causes internes aux organisations syndicales, dans la mesure où ces phénomènes sont susceptibles de varier d’une organisation à l’autre.

Il y a maintenant trois décennies que les sociétés occidentales ont entrepris ce que le géographe social David Harvey nomme le «tournant néolibéral». Je n’entrerai pas dans les détails, mais on sait que cette période a notamment été marquée par une offensive rhétorique importante contre le mouvement syndical. Cette campagne antisyndicale accompagne et cherche à légitimer les importantes réformes des services publics et des législations sociales auxquelles procèdent les gouvernements, au nom du retour à la croissance économique. Ainsi, le discours idéologique néolibéral, dont la cohérence varie en fonction des acteurs et des situations, gravite autour d’une idée simple: la maximisation des libertés entrepreneuriales1Je préfère l’expression de « liberté entrepreneuriale » à celle de « liberté individuelle », puisque le néolibéralisme a démontré à plusieurs reprises sa compatibilité avec des régimes politiquement autoritaires et antidémocratiques (bien qu’économiquement libéraux). À cet égard, l’expérience chilienne reste exemplaire. L’actuelle solidarité entre mesures d’austérité, dérive sécuritaire et autoritarisme policier en est une autre illustration. et la multiplication des situations de concurrence entre les individus et les groupes permettraient d’optimiser l’allocation des ressources et de récompenser les individus en fonction de leur mérite. Par conséquent, cela constituerait le moyen le plus efficace et le plus juste de maximiser la prospérité d’une collectivité. Traduite politiquement, cette idée prend la forme d’un discours populiste sur la «juste part», la «responsabilité individuelle» (c’est-à-dire le chacun pour soi), la nécessaire «compétitivité» et l’inéluctable «adaptation» aux réalités économiques internationales. Inutile de multiplier les exemples, puisqu’il s’agit d’une rhétorique connue de tous.

Les mouvements sociaux et les formations politiques de gauche, au Québec comme partout en Amérique du Nord, doivent faire le constat de leur échec.

Autrement dit, les puissants ont compris qu’ils ont tout avantage, comme groupe, à convaincre les salariés qu’ils n’existent, à leur avis, que comme individus—et ils ont mis en place les moyens rhétoriques de cette lutte de classes à l’envers. Cela n’est pas nouveau. Les stratégies de division, de démobilisation et de désorientation des salariés n’ont en effet pas été inventées par les affairistes d’aujourd’hui. Marx, déjà, en faisait mention. Cela étant, il ne faut pas sous-estimer l’ampleur de l’hégémonie idéologique qu’a atteinte le néolibéralisme contemporain.

Dans Never Let a Serious Crisis Go to Waste, l’historien de la pensée économique Philip Mirowski montre, en s’appuyant sur une impressionnante documentation, comment ce discours a été méticuleusement construit, puis diffusé au sein des sociétés occidentales à partir du choc pétrolier des années 1970. Tant et si bien que les promesses du néolibéralisme ont progressivement été intégrées par un grand nombre de salariés qui, devant l’effritement objectif de leurs conditions de vie, ont embrassé l’idée selon laquelle les mesures de solidarité sociale et les structures de négociation collective constituaient des obstacles à leur réussite personnelle. C’est ce que Philip Mirowski appelle le «everyday neoliberalism»: dans plusieurs milieux de travail et pour une portion grandissante de la classe moyenne, l’émancipation à l’égard des mécanismes de solidarité est de plus en plus perçue comme la clé de l’amélioration de son sort.

Évidemment, cette conversion des salariés à ce que l’économiste Paul Krugman appelle la «croisade contre les impôts» ne résulte pas seulement d’une victoire du néolibéralisme sur le plan du discours et des idées. Si l’ethos néolibéral s’est enraciné aussi rapidement dans les esprits, allant jusqu’à structurer l’ensemble des débats publics, c’est aussi parce qu’il s’appuie sur une frustration bien réelle, et en partie légitime. Les vagues successives de privatisations et de réformes fiscales régressives ont eu des effets concrets sur les salariés et leurs familles: précarisation de l’emploi, tarification accrue, explosion de l’endettement, etc. Il ne faut pas sous-estimer la conscience déjà vive de cette réalité chez les travailleurs, syndiqués ou non. Les militants de gauche ont oublié rapidement qu’ils n’ont pas été les seuls à réagir fortement au premier budget Bachand, qui annonçait une vague historique de tarification des services publics. Une dizaine de jours à peine après le dépôt du budget, à l’invitation des radios populistes de la capitale nationale, plus de 10 000 personnes—à peu près autant que lors de la mobilisation des groupes sociaux quelques jours auparavant—ont défilé dans les rues de Québec. Ceux qui s’étaient désignés comme les «cols rouges» (un col rouge se définissant comme «quelqu’un qui se lève le matin, qui travaille fort ou qui a travaillé toute sa vie2Tiré du site officiel du « Rassemblement des cols rouges », www.colrouge.com.») manifestaient avec balais et vadrouilles, illustrant ainsi leur demande à l’État de « donner l’exemple en coupant dans ses dépenses, avant de puiser dans les poches des citoyens3Ibid. ». On aurait tort de rester sourd à cette frustration, légitime à certains égards si l’on connait et reconnait la stagnation bien réelle des salaires, et au sentiment de trahison ressenti par une large portion de la classe moyenne à l’égard des institutions de la social-démocratie. Rappelons en effet qu’entre 1981 et 2010, la productivité québécoise a progressé de 30%, alors que la rémunération globale des salariés n’a progressé que de 15%4Mathieu Dufour et Philippe Hurteau, « Est-ce que les Québécois et Québécoises profitent de l’augmentation de la productivité ? », Institut de recherche et d’informations socio-économiques, aout 2013. Parallèlement, la part du PIB québécois versée à ces derniers en salaire est passée de 60% à 53%5Philippe Hurteau, « Les syndicats nuisent-ils au Québec ? Comment répondre à 10 questions sur les syndicats et l’économie », Institut de recherche et d’informations socio-économiques, octobre 2014. Pour de nombreuses familles, cela s’est traduit par une augmentation importante de leur endettement. Parallèlement, la part de la richesse collective captée sous forme de profits des entreprises ou de revenus d’investissement a augmenté, passant de 29% à 34%. Des données qui indiquent que, contrairement à ce que soutient la droite québécoise, ce n’est pas la forte présence syndicale qui freine la prospérité collective, mais bien le déclin du rapport de force des salariés envers leur employeur. Pourtant, la hargne antisyndicale s’enracine de plus en plus profondément parmi les salariés eux-mêmes. Une situation paradoxale, certes, mais pas inéluctable.


Démocratiser le syndicalisme pour reprendre l’offensive

La progression du discours néolibéral parmi les salariés s’explique ainsi par des facteurs tant idéologiques que matériels. Pour le mouvement syndical, cela représente donc à la fois un avantage et un inconvénient. Dans le double contexte du néolibéralisme et de l’austérité, celui-ci n’a en effet pas à démontrer l’existence d’insécurités économiques et sociales, ni à convaincre de l’effritement de la classe moyenne. Son défi est plutôt de reprendre l’initiative et d’imposer son discours progressiste et ses pratiques de solidarité, dans un contexte où la culture populaire a largement été influencée par le discours idéologique néolibéral. Comment les groupes syndicaux peuvent-ils s’adapter à ces transformations? Seront-ils en mesure de redevenir des acteurs politiques centraux? Il me semble important de distinguer deux aspects à ces questions. D’une part, un renouveau est nécessaire quant aux pratiques de mobilisation à l’intérieur des grandes organisations syndicales. D’autre part, l’avenir du mouvement syndical passe également par sa capacité à développer de nouvelles stratégies de mobilisation à l’extérieur de ses rangs, c’est-à-dire à favoriser l’organisation des travailleurs non syndiqués. Procédons par étapes.

Contrairement à ce que soutient la droite québécoise, ce n’est pas la forte présence syndicale qui freine la prospérité collective, mais bien le déclin du rapport de force des salariés envers leur employeur.

Au sein des organisations elles-mêmes, le renversement de l’hégémonie idéologique du néolibéralisme passe par un retour des pratiques syndicales combattives et démocratiques. Les campagnes de valorisation de l’action syndicale ou du rôle du syndicalisme ne sont pas inutiles, mais elles sont insuffisantes si elles ne sont pas accompagnées de réformes réelles dans les manières de faire. Comme le rappelait le syndicaliste canadien Sam Gindin dans sa contribution à l’ouvrage The Question of Strategy, les salariés, comme groupe, ne sont ni naturellement pessimistes et conservateurs, ni spontanément optimistes et radicaux6Sam Gindin, « Rethinking Unions, Registering Socialism », dans Greg Albo, Vivek Chibber et Leo Panitch, The Question of Strategy. Socialist Register 2013, Halifax, Fernwood, 2012.. Ce sont plutôt l’expérience de la lutte et de la solidarité, ainsi que la capacité à aller chercher des victoires concrètes, qui font la différence entre le cynisme et l’espoir. Ma brève mais intense expérience dans les mouvements sociaux m’a convaincu de toute la vérité de cette affirmation. Lors de la grève étudiante de 2012, l’une des clés de l’impressionnante capacité de mobilisation de la Coalition large de l’Association pour une solidarité syndicale étudiante (classe) était sans aucun doute sa structure démocratique et participative, qui impliquait un grand nombre de membres à chaque étape de la construction du mouvement (établissement du plan d’action, détermination des revendications, détermination de l’escalade des moyens de pression, etc.). Autrement dit, les questions de mobilisation et de démocratie sont intrinsèquement liées: c’est en incluant un grand nombre d’individus dans le processus décisionnel et stratégique qu’une organisation augmente son pouvoir de mobilisation. Ce phénomène s’explique par des raisons psychologiques élémentaires: plus les individus se sentent impliqués et pris en compte dans le processus, plus ils ont confiance en leur capacité de «gagner» collectivement et ont tendance à développer un sentiment d’appartenance envers leur organisation. 

La participation active et constructive à l’élaboration du mouvement lui-même crée un sentiment d’empowerment qui augmente la propension à se mobiliser individuellement, voire à faire des sacrifices au bénéfice du groupe. Ces facteurs se sont réunis de manière exemplaire lors du printemps étudiant, ce qui explique la capacité exceptionnelle de mobilisation d’une organisation comme la classe, pourtant dotée de ressources dérisoires comparativement à celles des centrales syndicales.

Ainsi, pour le mouvement syndical, le renouvèlement de la mobilisation doit passer par l’organisation permanente de lieux de rencontre, de discussion et de décision démocratique. C’est d’abord en ce qui concerne les syndicats locaux que ces changements doivent s’opérer: le développement d’outils et de stratégies de mobilisation à grande échelle par les grandes structures syndicales est voué à l’échec si l’organisation quotidienne des travailleurs ne met pas en place les conditions nécessaires à leur mise en pratique. Il est clair que cette proposition est à contrecourant du climat idéologique décrit plus haut, qui dévalorise toute forme de processus décisionnel collectif au profit d’une conception atomisée et privatisée du politique. Le syndicalisme ne se renouvèlera qu’en faisant vivre au sein de ses structures une culture politique radicalement différente. Les organisations syndicales doivent engager des ressources importantes afin de créer, au quotidien, des lieux et des moments de délibération et de décision politique : multiplication des assemblées générales, discussions sur l’organisation et les réalités du travail, débats politiques, etc. Cela ne constitue en rien une solution magique, mais c’est en tout cas bien davantage avec ce type d’initiatives (plutôt qu’avec des campagnes abstraites de «revalorisation» de l’action syndicale) que pourront être combattus l’individualisme et la culture assurantielle qui caractérisent trop souvent le rapport des salariés à leur organisation syndicale. C’est peut-être parce que certains syndicats se comportent en fournisseurs de services que de nombreux syndiqués les considèrent comme tels.

Comme plusieurs autres, je pense que le renouvèlement de l’action syndicale passe également par la mise en place de structures permettant l’organisation large des salariés, syndiqués ou non. Cette proposition m’est à la fois inspirée par des expériences concrètes et par une analyse de la conjoncture générale. Il est bien connu que l’un des défis historiques de l’action syndicale est la tension entre son organisation sectorielle et sa vocation universelle. Les organisations syndicales ne représentent directement qu’une portion des travailleurs, qui ont eux-mêmes des préoccupations et des positions politiques de plus en plus éclatées, mais elles mettent de l’avant des revendications et un projet de société qui se rapportent aux intérêts de l’ensemble des salariés. L’instauration de la formule Rand en Amérique du Nord tend à renforcer cette difficulté : les individus y deviennent automatiquement membres de leur syndicat, sans que cela soit le fruit d’un processus de politisation ou d’une expérience concrète de lutte. Cette tension, intrinsèque à la constitution du mouvement syndical nord-américain, s’accentue dans le contexte du néolibéralisme, puisque, comme je l’ai illustré plus haut, les réformes des 30 dernières années ont forcé les familles (syndiquées ou non) à se rabattre sur des solutions individuelles et à court terme pour se maintenir à flot. Les conséquences de ce phénomène se font évidemment sentir au sein même des luttes syndicales, qui tendent à se recentrer—souvent sous la pression des syndiqués eux-mêmes, soucieux de ne pas en perdre davantage—sur des enjeux de plus en plus spécifiques et corporatistes. Bref, comme le souligne encore Gindin, l’inversion progressive du rapport de force avec l’élite économique depuis 30 ans fait en sorte que l’organisation sectorielle du mouvement syndical représente un obstacle beaucoup plus difficile à contourner qu’auparavant. Sortir de ce cercle vicieux nécessite de dépasser cette contradiction de plus en plus aigüe, en mobilisant les importantes ressources du mouvement syndical afin d’ouvrir des espaces d’organisation politique non traditionnels.

Lors de l’été ayant suivi la mobilisation étudiante de 2012, j’ai parcouru différentes régions du Québec dans le cadre de la tournée des assemblées populaires organisées par la classe, que je représentais à l’époque. Rappelons que dans la foulée du débrayage étudiant, particulièrement à partir de la promulgation de la loi 12 et de l’élargissement de la mobilisation à des enjeux socio politiques plus globaux, des initiatives de démocratie participative avaient émergé un peu partout dans la province: plusieurs fois par mois, des dizaines, voire des centaines de citoyens se réunissaient dans leur quartier ou leur village pour discuter, dans le contexte du mouvement social en cours, de perspectives de mobilisation citoyenne. Lors de ma tournée dans ces dizaines d’assemblées originales et colorées, j’ai constaté à quel point de nombreux salariés étaient à la recherche d’espaces d’action politique. En effet, plusieurs citoyens y exprimaient ouvertement leur désorientation politique: méfiants envers les partis traditionnels, désabusés envers leur organisation syndicale ou non syndiqués, ils affichaient pourtant un désir de prendre la parole et d’agir politiquement. On s’inquiète souvent du «cynisme» ou du «désintérêt» politique de la population, mais ce qui est encore plus tragique à l’heure actuelle, c’est que même ceux qui sont prêts à passer de la parole aux actes trouvent rarement les lieux pour le faire. D’où le succès, éphémère mais flamboyant, des assemblées populaires du printemps et de l’été 2012. Le mouvement syndical peut débloquer cette situation, puisqu’il dispose des ressources nécessaires à la mise en place d’espaces intermédiaires de participation politique ouverts à tous, syndiqués ou non.

Dans son texte cité précédemment, Sam Gindin propose la mise sur pied d’« Assemblées de travailleurs et de travailleuses» (ATT), sur le modèle du Greater Toronto Workers Assembly. La perspective mérite d’être étudiée au Québec malgré ses faiblesses probables (hyperactivisme, éparpillement des revendications et des campagnes, manque de cohérence politique et stratégique, etc.). Quoi qu’il en soit, il faut garder en tête l’idée principale: il s’agit de dépasser l’organisation sectorielle traditionnelle des organisations syndicales et de pallier le vide politique actuel en mettant en place des assemblées ou des comités locaux permettant la participation politique du plus grand nombre. L’un des grands défis sera fort probablement l’intégration de ces instances originales à la structure syndicale. Quel sera leur poids dans les prises de décision? Comment éviter qu’elles évincent du processus les assemblées générales traditionnelles? Ce sont là des préoccupations importantes, mais qui n’invalident pas la proposition en elle-même. C’est en mettant de l’avant de telles innovations institutionnelles que le mouvement syndical pourra reconstruire ses capa cités de mobilisation à l’intérieur et à l’extérieur de ses rangs, afin de redevenir, par la diffusion dans la société de pratiques et de discours de solidarité, un acteur important de progrès social.

Le Québec est la société la plus égalitaire d’Amérique du Nord. C’est également l’endroit où le taux de syndicalisation est le plus élevé, et toutes les études démontrent que ces deux éléments sont intimement liés. À l’inverse, ailleurs sur notre continent et particulièrement aux États-Unis, le déclin rapide des syndicats a laissé derrière lui une classe moyenne vulnérable et une économie fragilisée. Cela explique en partie pourquoi, depuis la crise de 2008, le néolibéralisme a pris un visage plus autoritaire que jamais, celui de l’austérité. L’un des objectifs de ce «repositionnement de l’État» (dixit Martin Coiteux) est d’affaiblir pour de bon les organisations syndicales, particulièrement dans le secteur public, en leur infligeant une défaite humiliante, ouvrant ainsi la porte à des réformes encore plus ambitieuses des mécanismes de redistribution de la richesse et des législations sociales. Le mouvement syndical doit refuser de jouer le rôle que lui réserve le gouvernement libéral dans cette tragédie. Mais, pour ce faire, il aura besoin de plus que de la bonne volonté de ses dirigeants. L’heure est certes à la mobilisation, mais celle-ci doit impérativement s’enraciner dans un renouveau des pratiques démocratiques. Il en va non seulement de l’avenir du syndicalisme, mais, de manière beaucoup plus fondamentale, de l’avenir de la société québécoise


Militant dans le mouvement étudiant et syndical pendant plusieurs années, Gabriel Nadeau-Dubois complète présentement une maitrise en sociologie à l’Université du Québec à Montréal. Son premier essai de pensée politique, Tenir tête (Lux éditeur, 2013), lui a valu le Prix littéraire du Gouverneur général du Canada 2014. Il collabore à Ricochet et à la radio de Radio-Canada.


Adapté par Gabriel Nadeau-Dubois avec l’aimable autorisation des éditions Écosociété.

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