Correspondances—Canada

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Correspondances—Canada

Chaque numéro, quatre correspondants au Canada nous donnent des nouvelles de leur coin du monde.


Whitehorse, Yukon

Marche identitaire

En arrivant au parc Shipyards, au cœur de Whitehorse, pour participer à une marche contre les coupes imposées à CBC/Radio-Canada, j’ai craint de m’être trompé de date ou de lieu: il n’y avait qu’une poignée de personnes, qui semblaient aussi perdues que moi.

À 12h30, au moment de nous mettre en branle, nous étions quand même 75 au total. Ce nombre n’a rien d’impressionnant, mais rappelons que le Yukon compte moins de 35 000 habitants. Là où ça devient intéressant, c’est que 45 des manifestants parlaient français, alors qu’au Yukon, environ 4 500 personnes seulement peuvent s’exprimer dans cette langue. C’est donc dire qu’un Franco-Yukonais sur 100 s’est présenté. Ce n’est pas anodin.

L’organisatrice de la marche, Annie Pellicano, assure qu’elle a tenté de rejoindre autant les anglo-phones que les francophones. Elle a fait de la promotion dans les cafés, lors d’évènements publics, et a même distribué des dépliants dans la rue. «Même par Facebook, j’ai approché autant d’anglophones que de francophones, -sinon plus. La question peut se poser: les francophones tiennent-ils plus à Radio-Canada que les anglophones à la CBC?»

Pendant nos discussions, l’attachement particulier des gens pour Radio-Canada revenait sans cesse. L’évènement regroupait des manifestants de différentes générations, originaires de tous les coins du pays. Pourtant, chacun avait grandi avec la radio ou la télévision d’État et avait ses propres coups de cœur.

À la fin de la marche, après avoir chanté les slogans dans les deux langues devant les édifices du gouvernement fédéral, différents discours ont été livrés. Surtout par des anglophones. Leur ton était différent, plus cérébral, moins viscéral. Par exemple, Michael Dougherty, professeur de sciences politiques au Collège du Yukon, soutenait que la disparition de la CBC marquerait la perte d’un espace pour débattre du bien commun. Il a aussi ajouté que certains sujets moins «vendeurs» ne seraient plus traités sur la place publique.

Pour les francophones, c’est aussi et peut-être essentiellement une question identitaire. Les deux seuls médias de la province à s’adresser à eux dans leur langue sont un journal local et... Radio-Canada. En ce moment, la société d’État ne compte qu’une journaliste pour tout le Nord. Si son poste est supprimé, qui parlera des francophones?


Pierre-Luc Lafrance · Écrivain, conteur et journaliste, ce natif de Québec vit à Whitehorse depuis novembre 2013, où il est directeur du journal francophone L’Aurore boréale.

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Edmonton, Alberta

D’une solidarité à l’autre

Débarquer comme je l’ai fait en Alberta pour un aller simple, c’est perpétuer une longue tradition de migration vers l’ouest. La ruée vers l’or est chose du passé, mais la ruée aux emplois, attisée par l’argent du pétrole, réveille de vieux démons. Edmonton, ville emblématique du Far West canadien, demeure le point de chute de nombreux migrants attirés par la croissance économique et le faible taux de chômage. Les traces de l’époque du Klondike ont quasiment disparu, et rares sont les bâtiments qui ont assisté à la transformation du Fort Edmonton en capitale de l’or noir canadien, dans les années 1950: les maisons unifamiliales bon marché ont inondé la vallée de la rivière Saskatchewan au fil des boums économiques. Seules les anciennes communautés pionnières de la province, notamment celles qui sont francophones, se rappellent les vagues d’immigration successives qui ont modelé le -visage de la population locale—des Ukrainiens fuyant la famine jusqu’aux Québécois contemporains, qui s’échangent désormais sur Facebook des astuces pour faire de gros salaires comme couvreurs sur les chantiers.

Ces derniers ne s’intègrent pas aux cercles francophones venus de l’est à une autre époque: ils ne vont pas à la messe et participent peu aux activités communautaires. Souvent issus de milieux populaires, ces exilés du 21e siècle ont constitué une communauté virtuelle où, dans la novlangue presque cryptique des chantiers de construction, ils partagent leurs déconvenues: «[L’employeur] ya crosser tout lmonde jconnais quion travaille pr lui», s’offusque ainsi un internaute, ajoutant son ancien patron à une longue liste de vautours répertoriés sur le forum. «Il mont faite vivre dans une roullotte sur une ferme pas delectriciter pas de douche pendant 3- semaines», raconte un autre ouvrier malheureux à propos de sa dernière expérience, et n’ayant toujours pas été payé.

À lire ces messages désillusionnés, on comprend que les promesses des régions pétrolifères de l’Alberta ne se sont pas concrétisées pour tout le monde. L’Institut Fraser a estimé à 25 000 le nombre de jeunes Québécois partis entre 2002 et 2012, dont un grand nombre en direction de l’Alberta. Combien, parmi ceux qui tentent de faire fortune au pays du capitalisme sauvage, composent cette frange plus vulnérable? Car derrière le français approximatif de ces travailleurs qui n’ont pas usé longtemps les bancs d’école affleurent les difficultés bien réelles qui giflent au visage les migrants contemporains: être sans ressources, à la merci des employeurs, à des milliers de kilomètres de chez soi. L’internet devient alors un étonnant lieu d’entraide et de solidarité; le rôle, finalement, que jouaient l’Église et les organismes communautaires dans l’Alberta de jadis.


Boris Proulx · Journaliste indépendant installé à Edmonton depuis l’été 2014, il a couvert l’Afrique des Grands Lacs pour Radio-Canada et RDI, et travaille à un second documentaire sur le génocide rwandais.



Toronto, Ontario

La Ville reine qui veut se faire Grosse Pomme

Quand j’y suis arrivé, il y a une douzaine d’années, Toronto m’a séduit. Plus verte que je l’avais imaginée, vibrante, parsemée de quartiers aussi distincts qu’agréables à parcourir. De retour après quelques années passées à New York, je redécouvre la Ville reine zébrée de grues—plus de 150—et de gratte-ciels en construction. L’ancien maire Rob Ford y voyait au printemps 2014 la preuve concrète du boum économique de la métropole canadienne. Comme son ancien dirigeant, la ville semble être sur un high.

Il faut dire que Toronto est plus populeuse que jamais. L’agglomération, qui comptait cinq millions d’habitants au début des années 2000, a dépassé le cap des six millions lors du dernier recensement, en 2011. Au cours de cette décennie, le taux de croissance démographique du grand Toronto a presque doublé, passant de 4,6% à 9%. Dans la ville même, il s’est multiplié par cinq; Toronto est toujours aussi verte et accueillante, mais l’étouffement la guette.

Pour circonscrire le développement et l’étalement urbain dans le sud de la province, les libéraux de Dalton McGuinty ont adopté, en 2005, une loi menant à la création d’une ceinture de verdure—une zone qui couvre maintenant plus de 7 000 km2. Ce filtre à air aux bénéfices multiples a cependant des effets sérieux sur l’offre résidentielle. Selon le Toronto Real Estate Board, le prix moyen d’une propriété a grimpé de 68% depuis 2005. Dans le grand Toronto, une maison se vend en moyenne 700 000$. Au cœur de la ville, on parle de près de 900 000$. Et en dépit des tours qui se multiplient, un condo se négocie 400 000$ en moyenne.

Pendant ce temps, quelque 91 000 ménages torontois patientent sur une liste d’attente dans l’espoir d’avoir accès à une habitation à loyer modique. Les familles d’immigrants, qui pouvaient jusqu’à récemment devenir propriétaires à quelques enjambées du lac Ontario en subdivisant leur maison pour en louer une partie, se retrouvent désormais de plus en plus excentrées et isolées—au nord de l’autoroute 401, où le pied carré est encore relativement abordable.

Depuis mon retour à Toronto, je ressens comme une impression de déjà-vu. À Manhattan, j’ai assisté au fil des ans au départ de nombreux commerces indépendants, incapables de suivre la hausse des loyers. J’ai vu des amis s’exiler toujours plus loin dans Brooklyn, Queens, voire au New Jersey, pour trouver un logement semi--décent. Je me suis lassé de cet hyperdéveloppement qui semble être le mot d’ordre partout, de ces tours bleutées qui se renvoient la même image, de Guangzhou à Williamsburg, en passant par Toronto.

Rue Queen Est, entre le Village des valeurs (chemise de quelqu’un d’autre, 5$) et la boutique Good Neighbour (chemise de hipster, 250$), j’arpente mon nouveau quartier de Leslieville, et je me demande si Toronto saura rester loyale à son charme anglo-saxon ou si elle le perdra quelque part entre deux coulées de béton.


Frédéric Choinière · Après avoir longtemps animé Les verts contre-attaquent (Télé-Québec), il est désormais à la barre de Couleurs locales, un rendez-vous d’actualité pancanadienne produit à Toronto (Unis).



Saint-Jean de Terre-Neuve

Hype touristique et villages fantômes

Terre-Neuve est tendance. C’est écrit dans le Globe and Mail, le National Geographic et même dans La Presse: les meilleurs «nouveaux restaurants au Canada», le Raymonds et le Mallard Cottage, ainsi que l’un des plus fabuleux hôtels de luxe au monde, le Fogo Island Inn, s’y trouvent. C’est clair, les Terre-Neuviens roulent sur l’or (noir).

Grâce à cette entrée récente dans la «modernité», ma province est devenue la lubie des reporters touristiques qui ne manquent pas une occasion de souligner combien ses habitants sont accueillants, gentils et drôles—ces derniers ont même appris à parler l’anglais standard au lieu de leurs incompréhensibles et archaïques dialectes. Et que dire de la nature? Des fiords, de longs sentiers pédestres, des fossiles, et la mer, à perte de vue: tout cela est tellement photogénique. Surtout si on y ajoute le frisson d’une balade en kayak, pour visiter des villages fantômes en frôlant des baleines et des icebergs.

Le regard superficiel que les journalistes posent sur ces lieux bucoliques me laisse perplexe. Entre 1954 et 1970, les gouvernements ont provoqué la fermeture de plus de 300 communautés rurales et le déménagement forcé d’environ 30 000 personnes. C’est, à ce jour, le plus important déplacement de population de l’histoire du Canada. Et c’était bien avant le moratoire sur la pêche à la morue, qui, en 1992, a provoqué la perte de 40 000 emplois dans la province—le plus important licenciement collectif de l’histoire canadienne.

Les fermetures de villages ne se sont pas arrêtées là. Si vous passez par Great Harbour Deep, Petites et Grand Bruit, vous verrez les maisons abandonnées par leurs propriétaires il y a moins d’une dizaine d’années. Pour toute compensation, ceux-ci ont obtenu 100 000$. Depuis 2013, les familles de la province peuvent «profiter» d’un programme de déménagement lancé par le gouvernement provincial: vous quittez votre maison «volontairement»? Recevez 270 000$ et allez où ça vous chante.

Pour qu’un village soit fermé, sa population doit approuver la mesure lors d’un référendum remporté à 90% des voix. Chose certaine, les gouvernements ne manquent pas d’astuces pour obtenir des «oui» en quantité: cesser de financer les programmes communautaires d’accès à l’internet, centraliser les sites d’enfouissement sanitaire à des centaines de kilomètres, cesser de réparer les traversiers, les routes et les ponts; bref, couper les vivres aux acteurs du développement économique local. Et présenter le pétrole comme l’ultime garant de la prospérité.

Récemment, cette écrasante majorité de 90% a été atteinte à Round Harbour et à Little Bay Islands. Et les résidents d’au moins six autres villages songent à tenir des référendums. Combien s’ajouteront dans les prochaines années?

Si elle fait les grands titres pour ses beautés, mon ile d’adoption pourrait bientôt, avec l’appui indéfectible du gouvernement Harper, culminer en tête des provinces qui en finissent avec la ruralité, ce «gouffre financier».


Jacinthe Tremblay · Québécoise passée à l’est en 2011, elle est codirectrice du Gaboteur, le journal francophone de Terre-Neuve-et-Labrador.

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