La cachette
L’autrice des romans «Bermudes» et «Ce désir me point» raconte une femme au quotidien chamboulé.
Les encouragements, je me les fabrique moi-même. Il n’est pas dit que les miens puissent devenir les vôtres, je veux dire par là que je ne promets rien, mais que je n’empêche personne non plus. Je n’empêche personne d’y mettre le nez, de repérer des ressemblances, des informations sur l’époque ou l’année en cours, des éléments—utiles ou pas. Ce que vous en ferez, c’est votre affaire. Si ça vous amuse, tant mieux. Et si vous y voyez le moyen de sortir d’une impasse ou une explication possible à l’impasse dans laquelle vous vous êtes fourré, tant mieux aussi. Ce qui suit concerne tout le monde—en ce sens, et comme on le verra ultérieurement, je n’ai pas pris de risque. Je ne dis pas que l’ensemble soit pépère: on pourra toujours continuer à me reprocher les sauts du coq-à-l’âne, les problèmes de ponctuation, les allusions obscures, les paragraphes trop longs et les chapitres trop courts, etc., on pourra toujours tâcher d’excuser tout ça par la poésie, dire que ce n’est pas grave puisque c’est expérimental, ou dire au contraire que c’est du lourd, que ça sent le vécu, la tranche. Je vais résumer mon point de vue simplement: ce n’est pas parce que ce n’est pas pépère qu’on ne peut pas le lire, si tant est que ce ne le soit pas—pépère.
En signalant que ce qui suit concerne tout le monde, je ne viens pas poser qu’il y aurait là quelque chose de démocratique d’emblée, littérature pour tous—c’est le genre d’option qui n’est jamais gagnée, pas plus en art qu’en politique, ça se travaille continument, d’un bout à l’autre, avec des hauts et des bas, des rattrapages, des remords; il ne faut pas être fainéant. Quand je pense que vous rattraper par le colbac par telle technique ou tel subterfuge équivaut ni plus ni moins à mettre des billes de mon côté (et non du vôtre), ça m’ennuie—remplacez ça par je: je m’ennuie. Pas de connotation morale là-dedans: je bâille, ça n’avance pas, j’aimerais autant être ailleurs. Que faire, quand une activité librement choisie vous emmerde, sinon la quitter? Un député peut-être peut s’ennuyer—pas moi. Je ne représente pas le peuple, et ceci n’est pas une séance à l’assemblée.
Les derniers développements—dans ce qui nous concerne (nous = vous et moi)—mettent un point d’honneur à opérer la jonction entre notre art (la littérature, admettons) et le moment présent dans le crime sexuel et le scandale sexuel. On parlerait toujours à nouveaux frais d’un viol, d’un inceste, d’une partouze. Nous sommes tous partie prenante des derniers développements. Ils ne sont pas d’un côté et nous ne sommes pas de l’autre, à les regarder. Si je ne détaille pas dans ce qui suit un viol, un inceste, une partouze (avec mineurs), vous pouvez m’en faire grief. Et je ne me dédouanerai pas en vous renvoyant à Machin, qui se débrouille mieux que moi dans ce domaine, mais j’ajouterai que s’il n’est pas strictement question de viol, inceste, partouze, par la suite, ni non plus d’une sensibilité incestueuse, partouzarde ou violente qui aurait l’aplomb ou l’à-propos de se faire jour de temps à autre, je me demande, d’une certaine manière, s’il peut en être autrement.
Les derniers développements m’embrouillent tellement que parfois je doute qu’un viol dans un livre ne soit pas un viol. On dit: C’est un document, donc c’est un viol. Puis: C’est littéraire, donc ce n’est pas un viol. Mais en même temps on dit qu’il y a toujours un peu de fiction dans le document et que la fiction c’est du document—alors? Quand on met en procès un livre, son auteur, ou son éditeur, est-ce parce qu’on comprend trop bien la nature d’un viol (par exemple) ou parce qu’on comprend trop bien la nature de la littérature?
Ce n’est pas à ces questions que j’ai prévu de répondre—aussi bien, je n’ai pas prévu de réponses puisque je n’ai pas prévu de questions auxquelles je pourrais répondre. Faisant le tour de tout ce dont il est possible de faire le tour, sans excès, dans ce qui nous concerne (l’amour), je n’ai vu qu’une forme, à vrai dire une personne, une personne qui est une forme, pour m’aider quand j’en aurais besoin: les émissions de Brigitte Lahaie. Tous les après-midis, depuis des années, à la radio, Lahaie donne de judicieux conseils à des gens déboussolés, aussi déboussolés que j’ai pu l’être; ils exposent la composition et l’origine de mon déboussolement bien plus précisément que si j’avais, moi, essayé d’en faire un livre.
Brigitte—et si je me permets cette familiarité, c’est que, comme tous ses fidèles le savent, elle fait partie de la famille, de la famille choisie de ceux qui sont vraiment attentifs à votre souffrance et n’ont de cesse de vous faire entendre la voix de la raison —, Brigitte continuait ce que Ménie Grégoire avait entamé dans les années 70. Personne, pas plus pour Ménie que pour Brigitte, n’aurait osé supprimer leurs émissions, n’aurait osé proposer la suppression de ces émissions, d’abord parce que personne n’en aurait eu l’idée, ensuite parce que l’état mental de la nation dépendait—et je n’exagère pas—dépendait en partie du concours apporté par ces présentatrices.
Eh bien, à ce stade, je dirais que par rapport aux émissions de Brigitte, celles de Ménie se cantonnaient aux petits bouts. Bien sûr, à l’époque, ils n’étaient pas perçus comme des petits bouts; ces petits bouts étaient, de fait, de sacrés morceaux, et plus d’un dut en rougir derrière son poste. Devant. Mais ce qu’on entendait parfois devant le poste quand Brigitte y était, c’était bel et bien, pour notre époque, du gros bout, bel et bien, le plus souvent, ce qu’on n’a jamais vécu et que d’autres, plus expérimentaux, ont engagé.
Naturellement, il ne s’agit pas ici de singer des émissions entières ni de me faire passer, à l’écrit, pour Brigitte—bien que la singerie ne soit jamais sans rapport avec le métier. Il a fallu du temps pour que j’ose approximativement contrefaire la radio. Au départ, j’ai préféré partir de mon point de départ: une discussion avec une amie, dont les initiales sont A.P. comme Action Poétique. Pour plus de réalisme—et de commodité—, vous pouvez associer ce A à Aurélie ou à Annette et le P à Pauli ou Pelloux (Annette Pelloux, Aurélie Pelloux ou Pauli, etc.); je garde par-devers moi, si vous le permettez, le véritable nom de cette amie et l’idée que ses initiales sont celles d’Action et de Poétique, non pour faire style, mais pour mémoire.
Ce n’est pas à ces questions que j’ai prévu de répondre—aussi bien, je n’ai pas prévu de réponses puisque je n’ai pas prévu de questions auxquelles je pourrais répondre. Faisant le tour de tout ce dont il est possible de faire le tour, sans excès, dans ce qui nous concerne (l’amour), je n’ai vu qu’une forme, à vrai dire une personne, une personne qui est une forme, pour m’aider quand j’en aurais besoin: les émissions de Brigitte Lahaie. Tous les après-midis, depuis des années, à la radio, Lahaie donne de judicieux conseils à des gens déboussolés, aussi déboussolés que j’ai pu l’être; ils exposent la composition et l’origine de mon déboussolement bien plus précisément que si j’avais, moi, essayé d’en faire un livre.
Brigitte—et si je me permets cette familiarité, c’est que, comme tous ses fidèles le savent, elle fait partie de la famille, de la famille choisie de ceux qui sont vraiment attentifs à votre souffrance et n’ont de cesse de vous faire entendre la voix de la raison —, Brigitte continuait ce que Ménie Grégoire avait entamé dans les années 70. Personne, pas plus pour Ménie que pour Brigitte, n’aurait osé supprimer leurs émissions, n’aurait osé proposer la suppression de ces émissions, d’abord parce que personne n’en aurait eu l’idée, ensuite parce que l’état mental de la nation dépendait—et je n’exagère pas—dépendait en partie du concours apporté par ces présentatrices.
Eh bien, à ce stade, je dirais que par rapport aux émissions de Brigitte, celles de Ménie se cantonnaient aux petits bouts. Bien sûr, à l’époque, ils n’étaient pas perçus comme des petits bouts; ces petits bouts étaient, de fait, de sacrés morceaux, et plus d’un dut en rougir derrière son poste. Devant. Mais ce qu’on entendait parfois devant le poste quand Brigitte y était, c’était bel et bien, pour notre époque, du gros bout, bel et bien, le plus souvent, ce qu’on n’a jamais vécu et que d’autres, plus expérimentaux, ont engagé.
Naturellement, il ne s’agit pas ici de singer des émissions entières ni de me faire passer, à l’écrit, pour Brigitte—bien que la singerie ne soit jamais sans rapport avec le métier. Il a fallu du temps pour que j’ose approximativement contrefaire la radio. Au départ, j’ai préféré partir de mon point de départ: une discussion avec une amie, dont les initiales sont A.P. comme Action Poétique. Pour plus de réalisme—et de commodité—, vous pouvez associer ce A à Aurélie ou à Annette et le P à Pauli ou Pelloux (Annette Pelloux, Aurélie Pelloux ou Pauli, etc.); je garde par-devers moi, si vous le permettez, le véritable nom de cette amie et l’idée que ses initiales sont celles d’Action et de Poétique, non pour faire style, mais pour mémoire.
Dans un Dennis Cooper, il est question d’un ado au beau cul qui fait de la danse moderne et écoute Slayer (on est aux États-Unis), avec une histoire de cordelette de cheveux. Crâne rasé, visage rose après qu’il s’est servi d’une lavette pour ôter le maquillage Glam Metal. En fond, on entend le disque, volume poussé au maximum. Il fait rouler l’ado sur le côté, tord la mèche de cheveux une fois, deux fois, trois fois, l’enroule comme une corde à sauter sur le crâne du garçon, et en fait rapidement un bâillon avec un nœud.
C’est là que j’ai buté sur un problème de traduction:
Observant une trance un état d’éveil
Gisant encore sans savoir
Récitant les passages du temps
Prépare-toi au supplice du pal.
J’ai d’abord pensé qu’en français c’était tarte—peut-être qu’en anglais pour un Anglais Prépare-toi au supplice du pal fait aussi tarte, mais en anglais pour un Français, Prépare-toi au supplice du pal fait toujours moins tarte que sa traduction en français, sans compter l’affadissement du vers quand il n’est pas soutenu par une musique forte.
Puis je me suis soupçonnée de vouloir liquider à bon compte un rare fragment de poésie dans un roman—le vers ne pourrait «passer» qu’accompagné par une musique forte parce que c’est une chanson. Mais, à l’écrit, au sein d’un roman moderne, américain, de littérature, est-ce que c’est encore une chanson, son souvenir, un souvenir suffisant de chanson pour saper le poème (son action)? Ce quatrain réduit-il la cordelette de cheveux-bâillon en touffe, tombée sur le carrelage d’un salon de coiffure? La traduction-réduction transforme-t-elle le beau cul d’Osamu en cul quelconque? L’ado est roulé sur le côté, il a dans la bouche le gros nœud de cheveux, il étouffe à moitié et ce que dit Prépare-toi au supplice du pal, c’est qu’on lui écarte le cul; quelqu’un, derrière lui, invisible (mais vraisemblablement un adulte bien doté dans lequel on peut se mettre après s’être mise dans Osamu), lui écarte le cul en récitant le quatrain—un quatrain d’avertissement. Autrefois, les poèmes et les proses étaient souvent précédés de quatrains d’avertissement ou de lignes d’avertissement, titrés Avertissement tout court.
En attendant, c’est toi, et moi, qui nous récitons les passages du temps.
La demi-moitié du visage d’Aurélie était cachée par sa tasse et tu imagines le thé dans du lait coulant sur sa langue et de là dans sa gorge: c’est mon amie. Montaigne ne rapporte pas les conversations qu’il a eues avec La Boétie. Il les a bien conservées en sa tête comme une machine enregistreuse et répétées tout au long du chemin puis grimpant quatre à quatre les escaliers en colimaçon de sa tour pour mieux les jeter depuis la porte sur son papier—une fois là, il les a regardées, dépité: La Boétie n’était pas sur la table. Il était resté au bord de la Garonne. Montaigne avait beau se chauffer la bile pour faire monter l’émotion, le sentiment de La Boétie n’arrivait jamais jusqu’à sa table; parfois, autre chose se teintait du sentiment de La Boétie, et le chapitre était poignant. Si même le sentiment de La Boétie dans Montaigne a pris la poudre d’escampette, alors mon sentiment d’Aurélie est encore dans ma gorge, par où coule le thé.
Il réchauffait mes muqueuses parallèlement, et comme en vis à vis, de celui d’Aurélie, descendant de conserve les passages vers les reins, résonnant dans nos entrailles respectives et baignant là tout ce qu’on peut songer de fragments de peaux, fruits, viandes, ou plastiques on ne sait pourquoi; cependant, je pensais que l’auditeur de Brigitte prend son téléphone avec un sujet, lié le plus souvent à une anecdote ou une expérience personnelles, mais que la transmission par le canal radiophonique le détache pour nous, qui écoutons, le fait flotter, le rend préhensile par notre attention flottante, que la cure elle-même alors flotte, sans qu’on se sente obligé d’être guéri ou soulagé. On a le droit de repartir malade, ce qui n’est pas le cas avec un curé, ni avec un neuropsychiatre.
Au moment où les thés reposaient enfin dans leurs tasses sans mettre en branle toute la physique quantique et la psychologie des émotions, Aurélie repart sur la littérature porno et le pornisme. Moi, je suis en retard. Je regardais le thé, je touillais avec la cuillère, je plongeais un sucre pour faire un canard, je reniflais, je suivais les ondes formées par la goutte de mon nez dans le thé. Une littérature porno serait une littérature qui ferait oublier qu’elle est littérature, dit Aurélie, pour ne garder que le porno (les pénétrations, par exemple, dit Aurélie). Mais qu’est-ce qu’une suite de descriptions de pénétrations, dixit Aurélie, sinon un livre dans le style de Perec? Je suçais mon canard; ça m’a tout de suite rappelé ma performance secrète.
Il y a quelques années, j’ai fait une performance ici, dans cette pièce, à cette table—une performance qui est un test aussi—, sans public. Je lisais un roman par jour. J’aurais voulu savoir ce que ça fait. Je dis j’aurais voulu, parce qu’assez vite je n’ai lu que les quarante premières pages, puis les trente, puis les vingt, à deux ou trois exceptions près, dont Stupeur et Tremblements, d’Amélie Notomb, dont j’ai aimé la brièveté et la netteté et ce trait à la fois alerte et raisonnable qui caractérise l’émission de Brigitte. Les trente livres que j’ai parcourus (l’expérience a duré un mois, en aout, pendant les vacances) m’ont laissé une idée de mer, plutôt calme. C’était une profusion sympathique, non agressive. Il y a eu un livre où j’ai cherché les scènes érotiques parce qu’on avait dit qu’il y en avait. Mais il n’y en avait qu’une, au bout de cent cinquante pages: d’abord, ils dissimulent des parties de sexe et font courir le bruit qu’il y en a, de façon à ce que le lecteur aille les y chercher, et pour ça, il se tape 90% d’effets-retard—descriptions de parcs, dialogues mère-fille, chapitres qui se passent dans des tribunaux ou dans des prisons, commentaires sur l’état de la législation, articles de Wikipédia, interviews d’actrices, etc.
Il n’y a pas de littérature porno, s’il faut toujours attendre. D’autre part, une littérature porno serait une littérature qui ferait oublier qu’elle est littérature pour ne garder que le porno (les pénétrations, par exemple). Mais qu’est-ce qu’une suite de descriptions de pénétrations sinon un livre dans le style de Perec? Jouant sur la classique division entre haut et bas, on pense qu’une scène de sexe sera plus à l’aise, «à la maison», dans un polar ou un roman trashy, comme si le sujet contaminait le genre et inversement. Une scène de sexe dans un polar est une scène de polar. La même, dans un roman de L’École des Loisirs, ce serait une autre paire de manches.
Évidemment, ça ne te coute rien d’imaginer des choses irréalisables—et c’est parce que ça ne te coute rien que c’est là. Ce que ça ferait: un coup. Un coup au cœur. Une montée d’adrénaline—une roseur. On n’y croirait pas; on s’y reprendrait; on vérifierait. Charlène faillit lui dire qu’il n’était pas vraiment utile qu’il se brule pour les épater tous, mais elle retint sa langue et cela se transforma en un gland humide forçant un passage vers sa gorge. Quelque chose qui soudain surgit, sidère: pas de la littérature mais un peu de porno (peut-être).
Née à Paris en 1964, Nathalie Quintane élabore depuis le milieu des années 1990 une œuvre qui interpelle l’intelligence du lecteur en déjouant aussi bien les truismes du poème que le volontarisme de pratiques littéraires prétendument «radicales». Ces éléments sont déjoués parce que ses livres ne règlent pas tant qu’ils alimentent les conflits entre les mots et les choses, la connaissance et la bêtise, la réussite et le ratage. De Quintane, on peut lire des «poèmes» (Remarques, Saint-Tropez/Une Américaine, Grand ensemble), des «romans» (Antonia Bellivetti, Cavale), du «théâtre» (Les Quasi-Monténégrins) et des «essais» (Mortinsteinck, Formage, Tomates). Crâne chaud est son douzième livre chez P.O.L.
Ce texte est un extrait de Crâne chaud, dont la sortie est prévue en octobre 2012.
© P.O.L. 2012
L’autrice des romans «Bermudes» et «Ce désir me point» raconte une femme au quotidien chamboulé.
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