«Criez, créez ou crevez»: la République des beaux-arts

Marc-André Cyr
Photo: Réal St-Jean, La Presse
Publié le :
Histoire des mouvements sociaux

«Criez, créez ou crevez»: la République des beaux-arts

Ou comment des étudiants montréalais ont pris d’assaut leur école pour contrer le conservatisme ambiant et tenter de refaire le monde.

En 1968, un tsunami de contestations balaie l’Europe: la France, l’Allemagne, l’Italie, la Pologne, notamment, sont touchées. C’est en octobre que cette déferlante rebelle se pose sur les rives du Saint-Laurent. Les élèves du secondaire ouvrent le bal, réclamant de meilleures conditions d’études. Ils sont bientôt suivis par les collégiens, qui déclenchent la première grève générale de l’histoire du mouvement étudiant québécois.

La grève d’occupation durera un mois. Si elle n’est pas d’une grande ampleur (les universités seront somme toute peu touchées), elle se révèle tout de même très perturbatrice. Elle s’articule autour de revendications autogestionnaires et de la requête d’une nouvelle université francophone à Montréal.

Parmi les bastions de radicaux: l’École des beaux-arts. Les jeunes en ont assez de l’académisme réactionnaire véhiculé par la direction et leurs professeurs. Ce qu’on leur enseigne est tellement conservateur que même Picasso en est exclu! Les étudiants prônent une approche de l’art tout autre: ils carburent aux thèses et antithèses des dadaïstes, des surréalistes et des situationnistes.

L’occupation dure plusieurs semaines, des jours et des nuits pendant lesquels la direction et les professeurs perdent tous leurs droits au profit des étudiants occupants. Ces derniers utilisent ces moments de complète -liberté pour refaire le monde. Ils souhaitent en finir avec l’aliénation du travail, voire avec le travail en soi, et reconquérir leurs désirs enfouis. Ce communiqué écrit de la main des occupants témoigne de la radicalité de certains d’entre eux:

«Avez-vous choisi les cours que vous aimez? Avez-vous choisi vos professeurs? Avez-vous choisi vos administrateurs? La créativité s’enseigne-t-elle? L’Art est-il fait pour une minorité bourgeoise? L’autorité, ne serait-ce pas nous? Êtes-vous d’accord pour ajouter à la Charte des droits de l’homme: “Criez, créez ou crevez”? Faut-il ou non bruler l’école? Sauver la bibliothèque et bruler le reste?»
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Place à l’anarchie

Place aux désespoirs

Place aux cris

Place aux extrémistes

Place à la colère

Place à l’intégrité

Place à l’authenticité

Place à l’instinct»

Anonyme, extrait du Manifeste—AGI, 8 décembre 1968, cité dans Jean-Philippe Warren, Une douce anarchie: les années 68 au Québec (Boréal).

Les étudiants créent jour et nuit, font la fête, écrivent de la poésie et discutent politique. Sur le terrain en face de l’école, rue Sherbrooke, ils simulent un cimetière où sont symboliquement relégués leurs professeurs, l’État, le corps policier, les étudiants antigrèves, notamment.

On reproche bien entendu aux contestataires de mener une révolte strictement «négative». Lorsque la grève générale prend fin dans la plupart des établis-sements du Québec, ce que l’on nomme désormais la «République des beaux-arts» tient le coup et poursuit sa contestation. La tension monte d’un cran: plusieurs commencent à penser que l’occupation ne se terminera jamais. Étudiants conservateurs et professeurs tentent de stopper le mouvement et de forcer le retour à la «normale». Fait intéressant, ils refusent de faire appel à la police; c’est en se pliant aux règles de la démocratie étudiante qu’ils font valoir leur point. Après plusieurs longues assemblées générales, les non--occupants obtiennent finalement la majorité du vote. Les contestataires quittent les lieux, non sans grincer des dents. La grève se termine, mettant fin à un mois d’agitation et de créativité.

Le gouvernement du Québec répondra finalement à l’une des revendications principales du mouvement en créant le réseau des universités du Québec. Malgré la grande frustration des contestataires—qui voient leur révolution créatrice remise à plus tard—, les «ateliers libres» vont se poursuivre jusqu’à ce que l’école soit fusionnée avec l’Université du Québec à Montréal. Ils serviront à imprimer tracts et affiches militantes. On apprendra par la suite qu’ils étaient financés par les vols de banques et les détournements de fonds du Front de libération du Québec (FLQ).

Cette grève d’occupation a marqué le début d’une histoire de perturbations et de révolte, celle du mouvement étudiant. Une histoire qui s’est poursuivie bien au-delà de notre mai 1968: encore aujourd’hui, les étudiants constituent une force sociale incontournable. 


Historien des mouvements sociaux, enseignant, blogueur à Voir.ca et collaborateur au journal Le Couac, Marc-André Cyr s’intéresse plus particulièrement à l’histoire de la révolte au Québec.

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