Le quotidien, cette épopée
On reproche aux utilisateurs du mot épique de l’employer dans des contextes qui n’ont vraiment rien de grandiose. Cette critique est-elle fondée?
Comment le discours autour de l’équilibre est-il devenu aussi confus?
Pourquoi recherchons-nous l’équilibre? Certes, la notion renvoie à un état de grâce où rien ne nous manque et où rien n’est de trop, mais l’équilibre ne possède-t-il pas une nature plutôt austère? Quand on y pense, la ligne du milieu est étroite et les motifs de chute, nombreux... Et, pour ce qui est de s’amuser, les excès ont bien meilleure réputation.
Peut-être l’équilibre est-il désirable parce qu’il est plus esthétique que l’excès. En effet, visuellement, l’équilibre est design. Une recherche dans Google Images nous renverra à plusieurs photos, en noir et blanc ou en sépia, de cailloux tout propres, artistiquement empilés dans un équilibre à la fois précaire et apaisant. Beaucoup de corps humains aussi, souvent semblables à ces cailloux: fermes, propres et parfaitement en équilibre dans des poses néoyogiques qui témoignent à la fois du dur labeur qu’il leur a fallu pour en arriver là et de la béatitude formelle qui en résulte.
En plus de fournir de la matière aux posters qu’on affiche dans les spas, l’équilibre garantit la paix d’esprit. Aristote lui-même l’a dit: la vertu se trouve au milieu—et au milieu se trouve l’équilibre. Donc si votre hygiène de vie, votre alimentation, votre conciliation travail/loisirs/famille et votre budget sont équilibrés, personne ne pourra rien vous reprocher et vous -aurez la sainte paix. Attirant, non?
Quel équilibre?
Les chantres de l’équilibre tiennent en gros ce genre de raisonnement: Votre vie manque d’équilibre, et l’ingrédient qui vous fait défaut pour l’atteindre est X. Et X représente en général une idée ou un produit qu’on veut promouvoir. Ainsi, l’équilibre pourra être encapsulé dans des éléments aussi divers que: une approche sur le poids santé (Groupe d’action sur le poids ÉquiLibre, Montréal), des ateliers de croissance personnelle (Centre Équilibre de soi, Saint-Nicolas), la gastronomie et le terroir (Équilibre Boutique Traiteur, Québec), la musique (projet Musique & Équilibre, France), une psychothérapie (Clinique L’Équilibre, Sherbrooke), une consultation en design d’intérieur (Équilibre G, Québec), une cure en alimentation vivante (Centre de santé L’Équilibre, Saint-Étienne-de-Bolton), un fonds d’investissement (Fonds Fidelity Équilibre Canada), les médecines douces (le magazine français Signes et Sens vous indique comment «équilibrer votre vie»), l’exploration de vos chakras (Espace Équilibre, Belgique), etc.
Étrangement, la plupart de ces propositions sur l’équilibre ne nous mettent jamais en garde de trop en faire. On ne fait jamais assez de sport, notre alimentation n’est jamais trop vivante et il est apparemment impossible de trop explorer nos chakras. En fait, dans chacun de ces cas, on associe l’équilibre à une idée en particulier, tant et si bien qu’il en vient à se confondre avec elle: l’équilibre devient le sport, la conscience de soi, la méditation.
Ce glissement de sens prend une tournure particulière dans le domaine alimentaire, où on nous présente les «régimes équilibrés» non pas simplement comme des approches saines envers la nourriture, mais avant tout comme des méthodes susceptibles de nous faire perdre du poids. L’équilibre devient synonyme de minceur. Cet amalgame est d’ailleurs en voie de passer dans le langage courant. «Je mange équilibré, mais mon poids ne baisse plus!», se plaint par exemple une jeune femme dans un forum de discussion.
Tout le discours sur l’équilibre est donc fort confus. On pourrait tout aussi bien penser que l’équilibre consiste à manger un chocolat pour chaque gorgée d’alcool bue—ce qui nous pousse à conclure que ce flou rhétorique n’a pas que des inconvénients.
Ex-doctorante en philosophie, Caroline Allard est l’auteure des Chroniques d’une mère indigne et de Pour en finir avec le sexe (éditions du Septentrion). Elle délaisse parfois l’humour pour revenir à ses anciennes fréquentations, dont l’analyse du langage.
On reproche aux utilisateurs du mot épique de l’employer dans des contextes qui n’ont vraiment rien de grandiose. Cette critique est-elle fondée?
Nous affrontons de moins en moins de problèmes, mais relevons de plus en plus de «défis». Que se cache-t-il derrière ce glissement?
Dans le langage courant, l’expression «être une machine» semble remplacer peu à peu le traditionnel «être une bête». Dans le domaine sportif, par exemple, le coureur est passé de «bête de course» à «machine à avaler les kilomètres». Comment expliquer notre admiration pour ceux et celles qui performent comme des machines?