Le quotidien, cette épopée
On reproche aux utilisateurs du mot épique de l’employer dans des contextes qui n’ont vraiment rien de grandiose. Cette critique est-elle fondée?
Dans le langage courant, l’expression «être une machine» semble remplacer peu à peu le traditionnel «être une bête». Dans le domaine sportif, par exemple, le coureur est passé de «bête de course» à «machine à avaler les kilomètres». Comment expliquer notre admiration pour ceux et celles qui performent comme des machines?
Dorénavant, on n’est plus une bête de travail, de politique, de sexe mais une machine à produire, à gagner des élections, à baiser. Aurait-on simplement affaire à un anglicisme (pensons à la sex machine de James Brown ou à la dancing machine de Michael Jackson)? Peut-être en partie, mais il y a plus que ça.
Au 17e siècle—et c’est la faute à Descartes—la théorie de l’animal-machine a assimilé l’animal (la bête) à un mécanisme sans pensée ni conscience, fonctionnant selon un principe de cause à effet, tout comme la machine obéit sans émoi aux impératifs d’une structure définie. Être une bête pourrait donc signifier exactement la même chose qu’être une machine. Mais ce n’est pas le cas.
Premièrement, l’animal est soumis à des limitations naturelles: il doit manger et dormir sous peine de s’écrouler. Une bête ne transcende pas ses fardeaux naturels. La machine, elle, ne dort jamais, n’a jamais faim. Qualifier quelqu’un de machine, c’est admirer le fait qu’il semble ne pas être assujetti aux mêmes restrictions que le commun des mortels.
La bête, c’est aussi l’instinct, et l’instinct est un mécanisme sans surprise: tout stimulus génère une réponse précise et prévisible. On peut s’émouvoir devant une nature si bien rodée, mais l’émerveillement que procure la machine humaine est tout autre. L’admiration provoquée par les machines-objets vient souvent du fait qu’elles surpassent les gestes humains, à tout le moins en vitesse et en précision. Lorsque nous nous exclamons «Tu es une machine!», nous ne voulons pas dire «Tu as fait quelque chose de tout à fait précis et prévisible», mais plutôt «Tu sembles aller au-delà des limites d’un être normalement constitué».
Précisons que la machine, tout comme la bête, ne performe pas au-delà de ce que lui permettent ses composantes. Mais la machine ne fait pas qu’accomplir une tâche, elle y excelle invariablement. L’admiration que suscitent les personnes que nous qualifions de machines tient à ce que, même si elles sont constituées exactement comme nous, elles utilisent leurs attributs physiques ou intellectuels d’une manière si optimale qu’elles semblent redéfinir les contours du possible. Mentionnons que c’est l’excellence authentique qui nous fascine. La tricherie anéantit tout enchantement devant une performance. La «machine humaine» nous éblouit du fait qu’avec exactement les mêmes attributs que le commun des mortels, elle crée la surprise.
Si la machine l’emporte sur la bête, c’est peut-être aussi un signe que le caractère spontané de la performance perd de sa popularité. Dire «Tu es une bête» renvoie à un aspect sauvage de l’humain, à une notion d’acharnement qui aurait une propriété frénétique et non calculée. L’acharnement de la machine possède plutôt un aspect méthodique; féliciter la «machine humaine», c’est faire l’éloge de la persévérance délibérée, de la ténacité disciplinée contre celle de la force inapprivoisée.
On pourrait penser que notre engouement pour la «machine humaine» s’inscrit logiquement dans le climat de performance qui imprègne notre société. Mais ne devrait-on pas au contraire s’en étonner, alors que le travail patient de l’artisan reprend aujourd’hui du galon au détriment de la production en série? La réponse à ce paradoxe est peut-être que la machine à laquelle on fait allusion lorsqu’on s’extasie devant une performance humaine extraordinaire appartient moins à la mécanique qu’à l’héroïsme. Les hommes-machines qui poussent au-delà des limites que nous croyions être les nôtres sont peut-être bien nos nouveaux héros grecs: inéluctablement mortels, mais avec un brin de divin dans l’adn.
Caroline Allard est l’auteure des Chroniques d’une mère indigne et de Pour en finir avec le sexe (Septentrion). Ex-doctorante en philosophie, elle délaisse parfois l’humour pour revenir à ses anciennes fréquentations, dont l’analyse du langage.
On reproche aux utilisateurs du mot épique de l’employer dans des contextes qui n’ont vraiment rien de grandiose. Cette critique est-elle fondée?
Nous affrontons de moins en moins de problèmes, mais relevons de plus en plus de «défis». Que se cache-t-il derrière ce glissement?