Des femmes et des fermes invisibles

Julie Francoeur
Photo: Columbus Public Library
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Idées

Des femmes et des fermes invisibles

En agriculture, sur les fermes familiales, les femmes ont longtemps travaillé dans l’ombre de leur mari. Mais un changement de mentalités s’opère, peu à peu, notamment grâce aux recherches de notre collègue Julie Francoeur, qui vient de publier l’essai Sortir du rang aux éditions du Remue-ménage.

Julie Francoeur

Les recherches sur les femmes en agriculture ont débuté il y a maintenant plus de 40 ans, à une époque où elles étaient considérées comme de simples collaboratrices de leur mari. C’est sans surprise que ces études sont venues confirmer que les femmes étaient très actives sur les fermes—en 1980, à l’occasion de la première Conférence nationale des femmes en agriculture, on estimait qu’elles travaillaient en moyenne 101 heures par semaine, dont 47 directement consacrées à l’agriculture1Je tiens cette information de «La transmission des exploitations agricoles familiales: le cas des filles d’agricultrices et d’agriculteurs», Francine Richer et Louise St-Cyr, «Recherches féministes», 1995.—, mais que la professionnalisation des fermes familiales, survenue dans les suites de la Seconde Guerre mondiale, les avait plus que jamais invisibilisées dans les activités productives. En se transformant, l’agriculture avait pris un tournant productiviste qui les avait éloignées de toutes possibilités de reconnaissance comme agricultrices à part entière.

Dans les faits, cependant, la professionnalisation des fermes familiales était venue creuser un écart déjà observable dans les exploitations plus anciennes. Historiquement, l’agriculture s’était principalement développée autour de fermes familiales, au sein desquelles les hommes effectuaient «des travaux d’hommes» (généralement ceux des champs et des bâtiments) et les femmes, «des travaux de femmes» (accomplis plus souvent dans la maison et aux abords). Les fermes se transmettaient de père en fils, ce qui impliquait que c’était majoritairement par la famille qu’on accédait au métier: par la succession pour les hommes, par le mariage ou la mise en couple pour les femmes. Chez celles-ci, ce rapport social supposait un «travail d’épouse» ou de «conjointe d’agriculteur», qui consistait à travailler sans contrepartie ni reconnaissance officielle. 

Si l’agriculture continue aujourd’hui de marginaliser les femmes (on estime qu’au Québec, une agricultrice sur trois travaille encore dans une entreprise familiale sans salaire ni parts sociales), de même que toute personne souhaitant s’y engager qui ne soit pas un homme2L’agriculture productiviste a non seulement invisibilisé les femmes dans les activités productives, mais aussi les personnes queers, les personnes racisées et celles qui vivent avec un handicap., certaines choses commencent à changer. Grâce à leur engagement croissant dans les nouvelles manières de cultiver, d’élever et de mettre en marché, les femmes sont en train de surmonter leur dépendance historique aux hommes pour l’accès à la terre et au capital. Comme le montrent différentes études, elles sont de plus en plus nombreuses à démarrer ou à détenir leur propre entreprise, à mettre sur pied des coopératives, à s’établir de manière indépendante, c’est-à-dire en dehors de toute parenté ou alliance, et à partager à parts égales la propriété d’entreprises qui remettent en cause certaines des idées sous-jacentes à l’agriculture productiviste.

Grâce à leur engagement croissant dans les nouvelles manières de cultiver, d’élever et de mettre en marché, les femmes sont en train de surmonter leur dépendance historique aux hommes pour l’accès à la terre et au capital.

La crise que traverse actuellement le modèle productiviste, notamment sur le plan de ses impacts sur l’environnement, me semble donc être un bon point de départ pour remettre en question les pratiques et les représentations genrées au sein de la ferme familiale, qui demeure la référence de ce qu’est l’agriculture dans les pays occidentaux3Quatre-vingt-dix-huit pour cent des fermes au pays, qu’elles soient grosses ou petites, conventionnelles ou bios, sont des fermes familiales.. Si la recherche d’une meilleure acceptabilité sociale, celle d’une plus grande diversité des entreprises4Cette recommandation a été formulée par la Commission sur l’avenir de l’agriculture et de l’agroalimentaire québécois dans le cadre du rapport «Agriculture et agroalimentaire: assurer et bâtir l’avenir», déposé en 2008., celle d’une égalité des sexes et celle d’une plus large participation des femmes sont autant d’enjeux qui animent les discussions sur la transformation du système actuel, c’est bien parce que l’agriculture professionnelle et familiale participe encore aujourd’hui à invisibiliser le travail des femmes. Dans le huis clos des fermes et dans celui de leur communauté, les contributions des membres de la famille ont une valeur sociale inégale, même si chaque tâche est indispensable au bon fonctionnement de la ferme.

Dès les premiers moments de la pandémie, l’ampleur du travail réalisé par les femmes dans le cadre de la famille et des entreprises familiales est par ailleurs devenue manifeste. Dans le monde agricole comme ailleurs, l’augmentation de leur charge mentale—associée à la fermeture des écoles et des garderies, à la gestion des cas et des contacts, et au passage en télétravail pour celles qui occupent un emploi hors exploitation—a creusé les inégalités entre les sexes. En somme, elle nous a rappelé, si besoin était, que l’articulation travail-famille est principalement un problème qui incombe aux femmes, notamment aux agricultrices qui doivent encore prouver qu’on peut être à la fois «une bonne mère» et «une bonne cheffe d’entreprise». En ces temps de crise généralisée, les questions qui touchent la place des femmes en agriculture sont donc plus que jamais d’actualité. Derrière elles, c’est toute la question de l’organisation du travail agricole, et de l’avenir de l’agriculture, qui est posée.


Julie Francoeur est rédactrice en chef adjointe pour Nouveau Projet. Elle ne produit plus de légumes, n’élève plus d’animaux, mais elle affectionne particulièrement sa vie avec son vieux chat Mitaine dans leur appartement montréalais au plancher qui craque, où elle s’arrange toujours pour tout mettre en conserve. 


Pour aller plus loin

Sortir du rang, un essai de Julie Francoeur paru aux éditions du Remue-ménage

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