L'unique et sa propriété

Max Stirner
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Grands essais

L'unique et sa propriété

En 1845, le philosophe allemand Max Stirner s'interrogeait sur le sens de la liberté dans ce texte encore très actuel. En voici un extrait, précédé d'une introduction de Catherine Dorion.

Considéré dans ce texte

La vaine recherche de liberté des peuples et des -individus. La mauvaise réputation de l’égoïsme. Les avantages de la propriété. La culpabilité héritée de la civilisation chrétienne.

À propos de ce texte


La liberté ne procède pas nécessairement d’un refus, mais bien plus fondamentalement d’une adhésion.

Pierre Vadeboncœur

La liberté n’est pas le geste de se défaire de nos attachements, mais la capacité pratique à opérer sur eux, à s’y mouvoir, à les établir ou à les trancher.

Comité invisible

Stirner était un fucké. Il le savait, d’ailleurs, parce que quand il a sorti son livre, L’unique et sa propriété, anticipant la controverse qui allait lui tomber dessus, il a pris la précaution de démissionner de la job de prof qui le faisait vivre.

Il n’attendrait pas qu’on le mette à la porte pour ses idées. Il serait d’avance intouchable et souverain. (Et pauvre et endetté, orgueil remarquable!)

Quel libre-penseur courageux, aurait-on envie de dire! Quel exemple de liberté! Et pourtant, pour Stirner, la liberté, c’est de la frime. Ça n’existe pas. Quand on se libère d’une chose, c’est pour se trouver aussitôt pris dans d’autres contraintes. Ainsi, Stirner s’affranchit du poids de son travail et de sa réputation pour aussitôt se trouver soumis à de nouvelles servitudes: une situation financière difficile, des dettes, des ennemis.

Si la liberté n’existe pas, vers quoi faudrait-il tendre, alors? Stirner s’avance: il faut rechercher la propriété. Pas question ici de char ou d’hypothèque; quand Stirner parle de propriété, il parle avant tout de propriété de soi. À quoi bon se «donner» sincèrement à une religion, à un dogme, à un maitre, aux autres, alors que ces «autres», fussent-ils curé, leader révolutionnaire ou boss de la compagnie pour laquelle on travaille, ne feront que détourner cette partie de soi qu’on leur aura offerte à leur profit? Non, dit Stirner, ne faites pas ça, ne vous donnez à personne, ne prenez parti que pour vous-même, soyez égoïste. Sortez de l’illusion qu’il y a une liberté plus grande à atteindre une fois que vous vous serez «donné» à quelque cause. Vous ne feriez que perdre votre «propriété» sur vous-même, et c’est la propriété qu’il faut rechercher, bien plus qu’une espèce de liberté fantasmée qui n’est qu’une invention. Pas fou.


[Même] livré en esclavage à un maitre, je ne pense qu’à moi et à mon avantage; je reçois ses coups […] mais je les supporte uniquement dans mon intérêt, pour l’illusionner en quelque sorte par l’apparence de ma résignation et le rassurer, ou encore pour ne pas m’attirer par ma résistance quelque chose de pire. Mais comme j’ai toujours en vue moi et mon intérêt, je saisis la première bonne occasion qui s’offre à moi de fouler aux pieds le propriétaire d’esclaves. Si, plus tard, je suis libre de son fouet, ce n’est que la conséquence de mon égoïsme antérieur.
Max Stirner

C’est ça qu’il appelle la propriété.

Mais je suis incapable de jeter à la poubelle le concept de liberté. Si j’avais Stirner et son esprit vif dans ma face, je lui demanderais: et si on décrivait la liberté autrement que comme une absence de contraintes? (Parce qu’effectivement, ça n’existe pas.) Si on la décrivait plutôt comme la possibilité de choisir les contraintes qui nous tiendront ensemble, comme collectivité? Nous pourrions en refuser certaines tout en décidant d’adhérer à d’autres. On pourrait consciemment choisir de souscrire à autre chose qu’à soi-même sans pour autant se transformer en être aliéné, victime d’un dogme par lequel on se serait fait avoir.

Il faut dire que l’idée de n’adhérer qu’à soi-même, dans un contexte comme le nôtre où la pensée et l’être sont colonisés jusqu’au tréfonds, c’est déjà carrément révolutionnaire. La pensée de Stirner botte des culs. Mais il y a comme une tache aveugle qui s’appelle la tribu. Oui, nous sommes tous égoïstes, c’est évident. Il me semble pourtant qu’il y a dans chaque individu quelque chose qui cherche sincèrement les autres, qui désire l’ensemble. Et que travailler pour soi-même veut donc aussi dire souscrire à quelque chose de commun qui sert aussi son intérêt propre.

Je suis convaincue qu’il y a dans chaque individu une partie du cerveau (ou de l’âme, si vous préférez) qui travaille constamment à créer de la propriété partagée—ou, pour prendre un mot plus joli: de la culture. C’est peut-être l’animal en nous qui est fait comme ça. Depuis qu’on est sur terre qu’on vit en bandes.

Nous sommes égoïstes, oui—et nous sommes les autres.

À quoi adhérons-nous ensemble, donc? Sommes-nous collectivement aliénés par le gros dogme contemporain, comprendre le fondamentalisme marchand, ou bien plutôt propriétaires de notre soi collectif?

Autrement posé, notre culture est-elle simplement une esclave égoïste du système, une culture qui ruse et qui «saisi[t] la première bonne occasion qui s’offre à [elle] de fouler aux pieds le propriétaire d’esclaves»? Ou bien est-elle plutôt presque complètement absente à elle-même, toute tendue vers les intérêts du maitre, croyant obtenir par là plus de liberté illusoire?

Pour moi, la réponse est claire. Et je me rends compte que, comme Stirner pour lui-même, je rêve, pour ma tribu, de propriété bien plus que de liberté.


Auteure, chroniqueuse, militante, Catherine Dorion est diplômée en art dramatique (Conservatoire de Québec), en relations internationales (UQAM) et en War Studies (King’s College de Londres). Son essai Les luttes fécondes est paru dans notre collection Documents l’an dernier. Elle a aussi publié le recueil Même s’il fait noir comme dans le cul d’un ours (Cornac, 2014) et Ce qui se passe dehors (Hurtubise, 2018), un roman politique jeunesse.


  • Portrait de Max Stirner par Friedrich Engels

À propos de Max Stirner

En 1845, quand il publie L’unique et sa propriété, Johann K. Schmidt (de son vrai nom) n’est pas particulièrement influent au sein des milieux intellectuels allemands.

Né en 1806 d’une famille bavaroise modeste, il entreprend de laborieuses études de philosophie et de théologie à Berlin, où il subit l’influence des idées de Hegel et les sarcasmes de ses camarades, qui le baptisent «Grand Front», Stirn, qu’il adoptera comme pseudonyme. En 1840, endeuillé par la mort en couches de sa première épouse, il accepte un poste d’enseignant dans un institut de jeunes filles. En parallèle, il participe aux réunions des Affranchis, un cercle d’intellectuels de gauche notamment fréquenté par Marx et Engels.

La parution de son premier (et seul) livre suscite les plus vives critiques de ses pairs. Ce violent réquisitoire contre toutes les chaines qui entravent l’individu—la religion, et l’État, mais aussi la société et l’idéal humaniste—est qualifié de «dangereux» et de «subversif». Son texte est démonté point par point par Marx dans l’Idéologie allemande, et quand Stirner décède, en 1856, son œuvre est déjà tombée dans l’oubli.

Elle est redécouverte un demi-siècle plus tard, et a depuis été commentée par Nietzche, Camus et Gilles Deleuze, entre autres.

Cet extrait a été légèrement édité.


L’esprit n’a-t-il pas soif de liberté? Ce n’est pas mon esprit seulement, mais aussi mon corps, qui aspire vers elle à tout instant! Quand mon nez hume les fumets appétissants qui montent de la cuisine du château et conte à mon palais les plats délicieux qui s’y préparent, il ressent devant son pain sec de terribles désirs; quand mes yeux parlent à mon dos calleux de coussins moelleux sur lesquels il reposerait autrement mieux que sur la paille où il s’étend d’habitude, une âpre fureur le saisit; quand… mais ne poussons pas plus loin la torture. Et tu appelles cela aspiration à la liberté? De quoi veux-tu donc être libre? De ton pain et de ta litière? Jette-les au loin! Mais cela ne parait pas faire ton affaire; tu voudrais plutôt avoir la liberté de jouir d’une nourriture succulente et de lits voluptueux. Les hommes doivent-ils te donner cette «liberté», doivent-ils t’en donner la permission? Tu n’espères pas cela de leur philanthropie, parce que tu sais qu’ils pensent tous comme toi: chacun est à soi-même le prochain! Ainsi donc comment veux-tu arriver à jouir de ces mets et de ces lits? Pas autrement qu’en en faisant ta propriété!

Si tu réfléchis bien, ce que tu veux, ce n’est pas la liberté d’avoir toutes ces bonnes choses, car ayant cette liberté, tu ne les as pas encore; tu veux les avoir réellement, tu veux les nommer tiennes et les posséder comme ton bien propre. À quoi bon une liberté qui ne te rapporte rien? Si tu étais libre de tout, tu n’en aurais rien de plus, car la liberté n’a pas de contenu. Elle est sans valeur pour qui ne sait l’utiliser, elle est une permission inutile; l’utilité que j’en puis tirer dépend de mon individualité.

Je n’ai rien contre la liberté, mais je te souhaite plus que la liberté; tu ne devrais pas seulement t’affranchir de ce que tu ne veux pas; tu devrais aussi avoir ce que tu veux, tu ne devrais pas seulement être un homme libre, mais un propriétaire.

N’avons-nous pas à nous libérer de tout? Le joug de la servitude, du pouvoir suprême, de l’aristocratie et des princes, l’empire des désirs et des passions et même la domination de la volonté propre, de l’obstination, autant de formes d’esclavage à secouer! Donc, si la liberté doit nous délivrer de la détermination personnelle, du moi propre, elle équivaut au renoncement le plus complet à soi-même. Ainsi cette impulsion irrésistible qui nous porte vers la liberté, comme un absolu digne de tous les sacrifices, nous a dépouillés de notre individualité: elle a créé l’abnégation.

Plus je deviens libre, plus l’édifice de la contrainte s’élève à mes yeux, et plus je me sens impuissant. L’enfant du désert qui ignore la liberté se trouve plus libre que l’homme civilisé: à mesure que je me dégage de certaines entraves, je me crée de nouvelles bornes et de nouvelles tâches: à peine ai-je inventé les chemins de fer, que je me sens à nouveau faible parce que je ne puis encore, comme l’oiseau, voguer à travers les airs. À peine ai-je résolu un problème dont l’obscurité m’angoissait que j’en découvre une infinité d’autres dont l’énigme fait obstacle à mon progrès, obscurcit ma vue et me fait sentir douloureusement les limites de ma liberté. «Aujourd’hui vous êtes affranchis du péché, mais vous êtes devenus les valets de la justice.»11. Nouveau Testament, «Épitre aux Romains», 6, 18. Les républicains, dans leur vaste liberté, ne sont-ils pas les valets de la loi? De tout temps, les vrais cœurs chrétiens ont désiré être libres, ils ont aspiré à être délivrés des liens de cette existence terrestre: «La Jérusalem qui est là-haut; voilà la terre libre, notre mère à tous.»22. Nouveau Testament, «Épitre aux Galates», 4, 26.


Plus je deviens libre, plus l’édifice de la contrainte s’élève à mes yeux, et plus je me sens impuissant.

Être libre de quelque chose signifie seulement en être dépourvu. «Il est libre du mal de tête» est identique à «Il en est quitte». «Il est libre de ce préjugé» veut dire «Il ne l’a jamais eu ou s’en est délivré».

La liberté est la doctrine du christianisme: «Vous êtes, mes chers frères, appelés à la liberté.»33. Nouveau Testament, «Évangile selon Saint-Pierre», 2, 16. «Ainsi parlez et agissez comme des hommes qui doivent être jugés par la loi de la liberté.»44. Nouveau Testament, «Évangile selon Saint-Jacques», 2, 12.

Devons-nous abandonner la liberté parce qu’elle se trahit comme idéal chrétien? Non, il faut que rien ne se perde, pas même la liberté; mais elle doit devenir notre chose propre. Et elle ne le peut sous forme de liberté.

Quelle différence entre liberté et propriété? On peut être libre de bien des choses, on ne peut cependant être libre de tout. Intérieurement, on peut l’être même dans la condition d’esclave, et, là encore, on peut l’être de diverses choses, mais non de tout, car en tant qu’esclave, on reste prisonnier du fouet ou des impérieuses fantaisies du maitre. «La liberté n’existe que dans le royaume des rêves.»55. Extrait d’un poème de Friedrich Schiller. Au contraire, la propriété c’est tout mon être, c’est ce que je suis moi-même. Je suis libre de ce dont je suis affranchi, je suis propriétaire de ce que j’ai en mon pouvoir, des choses dont je suis maitre. Je suis ma propriété en tout temps et en toutes circonstances quand je ne me commets pas aux autres. Je ne peux vraiment vouloir l’état de liberté parce que je ne peux pas le créer, je peux seulement le désirer et y tâcher—car il demeure un idéal, un fantôme. À tout instant les chaines de la liberté me meurtrissent douloureusement le corps, mais je reste mon être propre. Livré en esclavage à un maitre, je ne pense qu’à moi et à mon avantage; je reçois ses coups, il est vrai, je n’en suis pas libre, mais je les supporte uniquement dans mon intérêt, pour l’illusionner en quelque sorte par une apparence de résignation et le rassurer, ou encore pour ne pas appeler par ma résistance quelque chose de pire. Mais comme j’ai toujours en vue moi et mon intérêt, je saisis la première occasion qui s’offre à moi de fouler aux pieds le propriétaire d’esclaves. Si, plus tard, je suis libre de son fouet, ce n’est que la conséquence de mon égoïsme antérieur.

On m’objectera peut-être que j’étais déjà libre même en état d’esclavage—libre «en moi» ou «intérieurement». Seulement être «libre en soi» ce n’est pas être «réellement libre» et «intérieurement» n’est pas «extérieurement». Tandis qu’au contraire, quoiqu’esclave, j’étais intérieurement et extérieurement mon bien propre. Mon corps n’est pas libre des tourments de la question et des coups de fouet quand il est l’esclave d’un maitre cruel, mais ce sont mes os qui gémissent dans la torture, c’est ma chair qui palpite sous le fouet et je gémis parce que mon corps gémit. Si je soupire et si je tremble, cela prouve que j’ai encore conscience de moi-même, que je suis encore mon maitre. Ma jambe n’est pas libre du bâton qui la meurtrit, mais elle est ma jambe et ne peut m’être arrachée. Qu’il me l’arrache et voyez s’il a encore ma jambe! Il n’a entre les mains que le cadavre de ma jambe, qui est aussi peu ma jambe qu’un chien mort n’est un chien. Un chien a un cœur qui bat, ce qu’on appelle un chien mort n’en a pas et pour cette raison n’est plus un chien.

Si on laisse entendre qu’un esclave peut être libre intérieurement, on ne dit en fait que la plus indiscutable et la plus triviale des vérités.

Tout cela parait s’attaquer au nom plutôt qu’à la chose. Cependant, entre la liberté et la propriété il y a encore un fossé plus profond qu’une simple différence de mots.

Tout le monde aspire à la liberté, tous désirent son règne. Ô songe enchanteur qui entrevoit resplendissante, «l’ère de la liberté», l’avènement «d’une souche d’hommes libres»! Qui ne l’eût rêvé? Ainsi les hommes doivent être libres, entièrement libres de toute contrainte? De toute contrainte, vraiment de toute? Ne doivent-ils plus jamais s’imposer à eux-mêmes de contrainte?

—Ah! Oui, parfaitement, mais ce n’est pas là une contrainte!

Il faut pourtant qu’ils deviennent libres de la foi religieuse, des devoirs sévères de la morale, de l’inflexibilité de la loi, de…

—Quelle terrible méprise!

Alors de quoi doivent-ils donc être libres et de quoi pas?

L’aimable rêve s’est évanoui, l’homme s’éveille, se frotte les yeux et regarde d’un air hébété le prosaïque questionneur. «De quoi les hommes doivent-ils être libres?»

—De la foi aveugle, crie l’un.

—Eh! Quoi, crie un autre, toute foi est une foi aveugle, ils doivent être libres de toute foi.

—Non, non, pour l’amour de Dieu, poursuit le premier, ne rejetez pas loin de vous toute foi, autrement la force bestiale fera irruption.

—Nous devons, dit un troisième, avoir la République et être libres de tous les maitres.

—Cela ne sert à rien, répond un quatrième, nous y gagnons un nouveau maitre, une «majorité souveraine»; délivrez-nous plutôt de l’affreuse inégalité existante.

Et bientôt, nous n’entendons plus que le cliquetis des armes des rêveurs de liberté désunis.

De tout temps l’instinct de liberté a abouti au désir d’une liberté  déterminée. Par exemple, la liberté de la foi signifie que l’homme croyant a voulu être libre et indépendant. Oui, mais de quoi? De la foi, peut-être?

Non, mais des inquisiteurs de la foi! Aujourd’hui c’est le tour de la liberté politique et civile. Le citoyen veut être libre, non du régime bourgeois, mais de la domination des fonctionnaires et de l’arbitrage des princes. Le comte de Provence s’enfuit de France dans le temps même où l’on s’occupait de fonder «le royaume de la liberté», il disait «Mon esclavage m’était devenu insupportable, je n’avais qu’une seule passion, le désir de la liberté, je ne pensais qu’à elle».

Le désir d’une liberté déterminée enferme constamment l’intention d’une nouvelle domination. Ainsi la Révolution put donner à ses défenseurs le sentiment exaltant qu’ils combattaient pour la Liberté, mais en réalité on tendait à une liberté déterminée, c’est-à-dire à une nouvelle domination, celle de la Loi.


La liberté ne peut être que toute la liberté; un morceau de liberté n’est pas la liberté.

Tous, vous voulez la liberté. Pourquoi marchandez-vous pour un peu plus ou un peu moins de liberté? La liberté ne peut être que toute la liberté; un morceau de liberté n’est pas la liberté. Vous doutez que la liberté totale, la liberté de tous soit une chose à acquérir, vous tenez même pour folie de seulement la désirer? Cessez donc de poursuivre le fantôme et tournez votre effort vers quelque chose de meilleur plutôt que d’inaccessible.

«Oui, mais il n’y a rien de meilleur que la liberté!»

Qu’avez-vous donc quand vous avez la liberté absolue—car de vos miettes de liberté je ne veux pas entendre parler? Alors vous êtes libres de tout, débarrassés de tout ce qui vous gêne, et il n’y a plus rien au cours de la vie qui puisse vous causer de l’embarras ou vous incommoder. Et pour qui donc voulez-vous être libres? Mais pour vous-mêmes, parce que cela vous va.

Mais si quelque chose, loin de vous être désagréable, vous plaisait infiniment—par exemple, le regard de votre bienaimée, irrésistiblement impérieux quoique doux—vous ne voudriez pas vous en défaire ni vous en libérer. Pourquoi ne voudriez-vous pas? Encore pour vous-mêmes! Ainsi vous vous prenez comme mesure et comme juge sur toute chose. Vous laissez volontiers de côté la liberté, quand la non-liberté, «le doux esclavage de l’amour» est à votre gout. Et il se peut que vous partiez de nouveau à la recherche de votre liberté si elle recommence à mieux vous convenir, en supposant, ce qui n’est pas le cas ici, que d’autres motifs (religieux, par exemple) ne vous en détournent pas.

Pourquoi n’avez-vous pas le courage de vous faire entièrement point central et objet essentiel de votre quête? N’interrogez pas vos rêves, votre imagination, vos pensées, car tout cela n’est que théorie creuse. N’interrogez que vous-même et ne vous informez que de vous-même. Car cela seul est pratique; et vous consentez volontiers à être pratique. Mais comme l’un est anxieux de ce que son Dieu dira (naturellement ce qu’il s’imagine sous le nom de Dieu), qu’un autre examine quel sera le jugement de son sentiment moral, de sa conscience, de son instinct du devoir, et qu’un troisième se demande ce que les gens penseront; quand ainsi chacun a interrogé son Souverain, il s’accommode alors aux volontés de celui-ci et n’écoute plus ce que lui-même pourrait dire et conclure.

C’est pourquoi, tournez-vous vers vous-mêmes plutôt que vers vos divinités et vos idoles. Tirez ce qui est caché en vous, portez-le au jour, manifestez-vous.

Les chrétiens nous ont montré avec leur religion comment un être peut n’agir que par soi-même et n’avoir d’autre but que soi. Il agit «comme il lui plait». Et l’homme insensé, alors qu’il pourrait en faire autant, doit agir «comme il plait à Dieu». Quand on dit que celui-ci même procède suivant des lois éternelles, cela s’applique encore à moi, car je ne puis m’échapper à moi-même, mais j’ai dans ma nature entière ma loi.

Mais il suffit que l’on vous rappelle à vous-même pour vous plonger dans le désespoir. «Que suis-je?», se demande chacun de vous. Un abime de passions, de convoitises, d’instincts, de désirs effrénés, déréglés, un chaos sans lumière ni étoile directrice. Comment, ne tenant pas compte des ordres divins, des devoirs que la morale prescrit, de la voix de la raison qui, après les dures expériences de -l’Histoire, a érigé en loi ce qu’il y a de meilleur et de plus raisonnable, comment, ne consultant que moi-même, puis-je obtenir une réponse convenable? Mes passions me conseilleraient précisément les choses les plus folles. Ainsi chacun se tient pour le diable. Pourtant, en admettant que l’homme ne se souciât nullement de la religion et autres imaginations, s’il se tenait seulement pour une bête, il trouverait facilement que la bête qui ne suit que ses instincts (sa réflexion pour ainsi dire) ne se laisse pas déterminer par les choses les plus folles, mais au contraire agit très sensément. Seulement les façons de penser de la religion ont tellement pénétré notre esprit que nous avons horreur de nous voir dans notre nudité et notre naturel; elles nous ont abaissés au point que nous nous tenons pour entachés du péché originel et pour des diables nés. Naturellement, il nous vient en même temps à la pensée que notre mission exige que nous fassions ce qui est bien, ce qui est moral, ce qui est juste. Mais comment maintenant, si nous nous demandons ce qu’il y a à faire, tirer de nous-mêmes la juste voix qui nous dira le chemin du bien, du juste, du vrai?


Tournez-vous vers vous-même plutôt que vers vos divinités et vos idoles. Tirez ce qui est caché en vous, portez-le au jour, manifestez-vous.

Que penseriez-vous si quelqu’un vous répondait: «Dieu, la conscience, les devoirs, les lois sont des choses dont on vous a bourré la cervelle et le cœur, et avec lesquelles on vous a rendus fous»? Et s’il vous demandait d’où vous savez si surement que la voix naturelle est nécessairement trompeuse? Et s’il prétendait renverser les choses et tenir pour œuvres diaboliques précisément les voix du ciel et de la conscience? Il existe de tels impies; comment en viendrez-vous à bout? Vous ne pouvez en appeler à vos prêtres, à vos parents, aux hommes bons, car ils sont précisément caractérisés par ces impies comme étant vos corrupteurs, les vrais séducteurs de la jeunesse qui sèment assidument en vous l’ivraie du mépris de soi-même et de l’adoration divine, qui embourbent les jeunes cœurs et abêtissent les jeunes têtes.

Ceux-là maintenant poursuivent et demandent: «Pourquoi vous inquiétez-vous de Dieu et des commandements?» Vous ne pensez pas pourtant que ce soit uniquement pour lui plaire. Non, vous faites cela pour vous-mêmes. Ici encore vous êtes votre préoccupation principale et chacun doit se dire: «Je suis tout pour moi et je fais tout par amour pour moi.» Si jamais vous aviez la vision nette que Dieu et les commandements vous portent dommage, qu’ils vous amoindrissent et vous corrompent, vous les rejetteriez loin de vous, absolument, comme autrefois les chrétiens condamnèrent Apollon, Minerve et la morale païenne. À vrai dire, ils ont mis à la place le Christ, la Vierge Marie et une morale chrétienne; mais ils ont fait cela pour le salut de leur âme, et ainsi, par égoïsme.

Et ce fut par cet égoïsme, par cette affirmation de l’individualité propre, ou propriété, qu’ils se débarrassèrent du vieux monde.

La propriété engendra une nouvelle liberté, car elle est créatrice de tout, comme déjà depuis longtemps le génie (une propriété toujours singulière et originale) qui est considéré comme l’initiateur de toutes les étapes marquantes de l’histoire du monde.

Si la liberté doit prévaloir, épuisez alors vos exigences. Qui doit être libre? Vous, moi, nous. Libre de quoi? De tout ce qui n’est pas vous, moi, nous. Je suis ainsi le noyau qui doit être débarrassé de toutes ses enveloppes, de toutes les écales qui l’enserrent. Que reste-t-il quand je suis délivré de tout ce que je ne suis pas? Moi seul et rien que moi. Que doit-il advenir maintenant que je suis libre? Là-dessus la liberté fait silence, comme font nos gouvernants qui, le temps de détention écoulé, se bornent à relâcher le prisonnier en l’abandonnant à son sort.


La liberté éveille votre fureur contre tout ce que vous n’êtes pas; l’égoïsme vous appelle à vous réjouir de vous-même, vous invite au contentement de vous-même.

Pourquoi maintenant si on lutte pour la liberté par amour de soi, ne pas se choisir comme commencement, milieu et fin?

Réfléchissez bien à ceci et décidez si vous voulez inscrire sur votre bannière le rêve de la «liberté» ou les résolutions de «l’égoïsme», de «la propriété». La liberté éveille votre fureur contre tout ce que vous n’êtes pas; l’égoïsme vous appelle à vous réjouir de vous-même, vous invite au contentement de vous-même. La liberté est et demeure une aspiration, une élégie romantique, un espoir chrétien d’au-delà et de futur; la propriété est une réalité qui écarte toutes les non-libertés qui lui barrent la route. Vous ne voulez pas être déclaré libre d’une chose qui ne vous dérange pas, mais si elle commence à vous incommoder, sachez alors que vous devez obéir à vous-même plus qu’aux hommes!

La liberté vous dit seulement: «Libérez-vous, délivrez-vous de tout ce qui est à votre charge!» Elle ne vous apprend pas qui vous êtes vous-même. «Libre, libre!», ainsi résonne sa parole de délivrance et vous vous empressez de vous délivrer de vous-même, vous vous niez vous-même. Mais la propriété vous rappelle à vous-même, elle dit: «Viens à toi!» Sous l’égide de la liberté, vous devenez libre de toutes sortes de choses, mais vous tombez sous le joug de nouvelles: «Affranchissez vous du mal, le mal est resté.» Comme être propre, vous êtes effectivement libre de tout et si quelque chose vous attache c’est que vous l’acceptez, c’est votre choix, votre bon plaisir qui le veut ainsi. L’être propre est libre de naissance, il est libre par sa nature même; l’homme libre au contraire n’est qu’un chercheur de liberté, un rêveur, un visionnaire.

Le premier est originellement libre, parce qu’il ne reconnait que soi-même; il n’a pas besoin de commencer par se délivrer, parce qu’il n’estime rien plus que soi, qu’il ne met rien au-dessus, bref parce qu’il part de soi pour arriver à soi. Prisonnier de ses respects d’enfant, il cherche à s’en libérer. La propriété travaille dans le petit égoïste et lui procure la liberté désirée.

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