La dernière précipitation

Yannick Marcoux
Publié le :
Récit de voyage

La dernière précipitation

INDE – Au cœur des montagnes himalayennes, une histoire d’amour prend fin.

Considéré dans ce texte

Les rues chaotiques de Delhi. Le «pays des hauts cols» et le mal des montagnes. Les réconciliations impossibles. Les drapeaux sans pays.

Nous sommes partis pour l’Inde comme d’autres font un enfant: pour les mauvaises raisons. Il y avait longtemps que quelque chose clochait entre nous, que ma fougue effrénée se butait à ta force tranquille. Peut-être n’avions-nous jamais appris à nous parler, à nous comprendre; à chaque heurt il nous fallait vite retrouver le silence, ultime refuge de nos rancœurs. Tandis que notre avion survolait l’Atlantique, la moindre étincelle menaçait de faire exploser la poudrière que nous étions devenus. Par naïveté ou entêtement, nous allions à l’autre bout du monde chercher des jours meilleurs, le miracle d’une réconciliation.

Dans le branlebas de notre première aube indienne, nous avons été happés. Delhi est une ville unique dont l’organisation parait, à nous étrangers, un envoutant désordre. C’est le fumet des ordures, la bouse chaude des vaches, les arômes épicés des bouibouis; ce sont les incessants coups de klaxon des rickshaws qui parcourent les ruelles, le lacis dense des fils électriques qui surplombent les rues. Ce sont des millions de vies humaines entassées les unes sur les autres, des enfants et des vieillards la main tendue, des marchands de fruits, d’eau et de bébelles. C’est, enfin, l’écrasante température frôlant les 50°C. Dans l’embrasement de la métropole, peuplée de découvertes éveillant les sens, il nous a semblé que tous nos problèmes s’étaient évanouis, avalés par la rumeur de la ville.

La deuxième nuit, à travers le sel de ta sueur, j’ai repéré de nouveaux parfums sur ta peau, entre la cardamome et le cumin. Sur tes lèvres j’ai gouté le piquant du gingembre, tandis que sous ma main ton corps frémissait, cambré comme plus tôt la tour de Qûtb Minâr. Étourdis par les pales du ventilateur, à bout de souffle, dans ce lit où enfin nous nous retrouvions un peu, libérés de toute appréhension, nous avons trouvé le sommeil.

Nous avons très tôt compris qu’il était inutile de nous orienter avec une carte. Les artères de Delhi n’ont pas de nom. Lorsqu’on cherche une rue, il ne faut pas se référer aux panneaux, mais à une image, comme à 1000 mots, ou à une impression. Souvent à des odeurs. La capitale indienne est à bien des égards une œuvre vivante, et son tracé, une fantaisie. C’est pourquoi Christophe Colomb, en cherchant un chemin pour s’y rendre, est arrivé en Amérique. Il avait beaucoup de volonté et suffisamment d’imagination, et pourtant il s’est perdu: il avait une carte.

J’aurais pu vivre ainsi pendant des mois, anonyme dans le souffle des foules, fasciné par la mosaïque des cultures, curieux de participer à de nouveaux rituels. Mais une fois passé l’émerveillement des premiers jours, tu as proposé de reprendre la route. Delhi était un tremplin vers le nord, vers ce rêve que tu caressais depuis longtemps: l’Himalaya. Je ne voulais pas partir, et nous avons eu quelques rugueux échanges, mais sachant que nous retrouverions Delhi pour prendre notre vol de retour, j’ai capitulé. Le lendemain, dans un silence obstiné, nous avons regardé les lueurs de la ville s’éteindre derrière nous, assis sur la banquette d’un autobus.

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