La goutte

Kim Thúy
Photo: Lorenzo Castellino
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Une femme a un jour demandé sur Facebook des suggestions de lieux à visiter en Italie. Cette voyageuse ne voulait pas seulement une liste des incontournables, mais bien le meilleur du meilleur des incontournables. Elle ne voulait rien manquer.

Les vrais voyageurs trouveront certainement que je gaspille temps et argent en choisissant souvent l’immobilisme quand je séjourne à l’étranger. Je suis de ceux qui visitent sans rien visiter. À Cappadoce, dans le ventre de la Turquie, je me suis installée devant un café sur un minuscule banc pliable pour boire des thés aux pommes pendant des heures et des heures. Si un photographe s’était trouvé à ma place, il aurait capté l’image des hommes, à l’intérieur du café, bavardant avec le même enthousiasme et la même excitation que les pires commères; un géologue aurait questionné l’horizon formé de ces grottes gigantesques; et une voyante aurait tenté de lire le marc de café au fond des tasses. Moi, je n’ai rien fait. Je voulais seulement humer l’air, lire quelques lignes d’un livre trouvé à l’hôtel. Sans mon mari qui nous avait dressé un programme détaillé, je serais retournée au même café boire le même thé tous les jours pendant les deux semaines de notre voyage. Le gout sucré et la clameur du marché avoisinant me comblaient amplement.

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Je pourrais mentir et prétendre que c’est mon choix de rester à une seule place. Mais la vérité est ailleurs. J’ai peur de tout, surtout de moi. Je me perds en allant chez l’épicier lorsqu’il y a un détour sur mon chemin habituel. Heureusement, je suis entourée de gens qui me bougent, me tirent, me poussent et m’emmènent dans des lieux plus renversants les uns que les autres. Sachant que le courage me manque et que la curiosité est déjouée par ce même manque de courage, je m’abandonne facilement pour me laisser entrainer par le mouvement des autres. Quand j’étais à Londres, malgré les mots Look right peints en gras et en gros par terre aux intersections, je tournais quand même ma tête dans la mauvaise direction, ou dans la bonne, mais au mauvais moment. Un jour, pendant la marche de retour vers mon hôtel après un cornet dans une crèmerie de quartier, un ami m’a sauvé la vie en me tirant par la main. Une fois sur le trottoir, il a gardé et serré ma main dans la sienne en me disant: «I feel happiness.» Je ne lui ai pas demandé de spécifier s’il était heureux ou s’il ressentait le bonheur de retrouver notre amitié, inchangée après une longue absence. J’aimais cette ambigüité causée par son anglais encore incertain, car elle m’a permis de croire qu’il avait «touché» le bonheur. De ce passage à Londres où j’ai visité le Big Ben, le Tate Modern, le pont de Westminster, je n’ai rapporté dans ma valise que cette fausse croyance selon laquelle, pendant une courte seconde, le bonheur était tangible. De même, de l’Italie, je n’ai pas de souvenirs particuliers de la Fontana di Trevi à Rome ni du Ponte Vecchio à Florence. Je peux toutefois réentendre l’écho de la chapelle de l’Université de Milan et revoir la couleur du bois du confessionnal qui se trouve dans le coin droit, non loin de la porte d’entrée.

Je n’ai rapporté dans ma valise que cette fausse croyance selon laquelle, pendant une courte seconde, le bonheur était tangible.

Comme je n’ai pas de religion, ce que j’entends lorsque j’entre dans une église n’est pas Dieu, mais le silence imposé par Dieu. Ces lieux de culte obligent les fidèles à cesser de parler, probablement pour qu’ils écoutent leurs pensées étouffées par leur propre voix. Ces fidèles peuvent toutefois s’alléger du poids de leurs secrets en les chuchotant à travers un grillage qui cache les traits de la personne qui écoute. C’est dans cette chapelle déserte de l’Université de Milan, dans un confessionnal vieux de centaines de milliers de secrets, qu’un jeune homme aux yeux bleus cristallins m’a offert mon souvenir d’Italie, en me susurrant une histoire dans le creux de l’oreille comme s’il s’agissait d’un secret des anges.

Né à Rome de parents italiens, et descendant de grands-parents également italiens, ce jeune homme dégageait une aura typiquement italienne. Même mon nom formé de lettres dures sonnait doucement italien dans sa bouche. Je ne me souviens pas de son âge. Ou ne l’ai-je jamais su? Peu importe, je sais seulement qu’il était encore assez jeune pour porter un chapeau à la Tom Waits et se prévaloir d’une démarche de musicien, et assez vieux pour me parler d’un auteur qui, pour illustrer l’amour, a décrit un lit où les conjoints dormaient dans la trace l’un de l’autre, l’un travaillant de nuit, l’autre de jour. L’Italien et moi avons passé neuf jours ensemble, côte à côte. Il était mon sherpa et moi, son cheval de course. Ensemble, nous nous déplacions à grande vitesse d’un rendez-vous à l’autre, d’une ville à l’autre, en rigolant beaucoup et souvent. Notre parcours a pris fin à Milan, dans cette chapelle où je me suis assise du côté du confesseur et lui, du côté du pénitent.

Ses murmures m’ont raconté que lorsqu’il était en tournée à Turin et devait se rendre à une conférence de presse, il a perdu en route un bouton de sa chemise. Le temps lui manquait pour retourner à sa chambre d’hôtel, mais la chance lui a souri en mettant une couturière sur son chemin. Elle était assise derrière une machine à coudre dans un espace exigu et étouffant de chaleur. La journée, exceptionnellement chaude, est rapidement devenue torride quand cette femme à la peau moite s’est agenouillée devant lui pour lui coudre un nouveau bouton. Elle portait une robe de coton, imprimée de fines fleurs des champs, usée jusqu’à la transparence, sans un seul faux pli. Son visage incarnait la beauté des femmes mures et racées, capables d’hypnotiser leurs proies en une seule phrase prononcée avec un léger accent brésilien.

La chemise de mon pénitent frôlait délicatement sa peau au rythme des mouvements de l’aiguille. Il tentait de taire sa respiration syncopée, de dissimuler son corps survolté. Il retenait son souffle si fort qu’il a cru halluciner quand il a vu une goutte de sueur glisser sur le côté de la nuque de la couturière, complètement dénudée par les cheveux remontés en chignon. Toute la beauté du monde était concentrée dans cette goutte qui roulait lentement, à la manière d’une torture ou d’un défi mesurant la volonté d’un homme et, par le fait même, sa vulnérabilité.

De l’Italien, j’ai appris la retenue: il faut éviter la possibilité de détruire la première rencontre par la deuxième. Mieux vaut se contenter de l’éphémère pour détenir le gout de l’éternel. 

Par peur, il s’est enfui avec l’aiguille encore suspendue au bouton. Par réflexe, en quittant mon compartiment et en ouvrant la porte de son côté, j’ai hurlé: «Pourquoi?» Sa voix soudainement plus grave m’a tétanisée: «Cette goutte dessinait la frontière de l’adultère. C’est la raison pour laquelle Crime et Châtiment a été écrit. Et voilà tout ce que tu dois connaitre de la littérature russe.»

De mon séjour en Italie, des quatre villes que j’ai visitées, des quarante visages que j’ai croisés, ma mémoire n’a conservé que les murmures de cette histoire que l’Italien m’a confessée. J’aurais aimé qu’il soit retourné à l’atelier de la couturière le lendemain, et non pas durant la nuit, comme il l’a fait, pour glisser une carte de remerciement sous la porte verrouillée.

De l’Italien, j’ai appris la retenue: il faut éviter la possibilité de détruire la première rencontre par la deuxième. Mieux vaut se contenter de l’éphémère pour détenir le gout de l’éternel.

De ce voyage en Italie, je n’ai rapporté que le souvenir de cette goutte de sueur qui n’est inscrite dans aucun guide, qui ne figure sur aucune liste. Je me demande parfois si j’ai adoré l’Italie pour sa tour de Pise, son Colisée, ses ruines de Pompéi ou si elle m’est devenue chère et incomparable parce que j’ai eu la chance d’y vivre cet instant de beauté. Une chose est certaine, depuis l’Italie, je guette la naissance des gouttes de sueur à la surface de la peau.


Kim Thúy a quitté le Vietnam avec les boat people à l’âge de dix ans. Elle a notamment été couturière, interprète, avocate, propriétaire d’un restaurant et chroniqueuse culinaire pour la radio et la télévision. Elle vit aujourd’hui à Montréal et se consacre à l’écriture. Son premier roman, Ru, a connu un succès phénoménal et a remporté plusieurs prix, dont celui du Gouverneur général en 2010.

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