La petite russie d’Abitibi

Marc-André Cyr
Le presbytère de Guyenne, Abitibi-Ouest, Gérard Ouellet, 1951. BAnQ
Le presbytère de Guyenne, Abitibi-Ouest, Gérard Ouellet, 1951. BAnQ
Publié le :
Histoire des mouvements sociaux

La petite russie d’Abitibi

La collectivité avant l’individu: c’était le mode de fonctionnement prôné par la communauté de Guyenne, avant que les impératifs du capitalisme ne la rattrapent. Retour sur l’expérience originale—certains diront utopique—de cette colonie abitibienne.

Au premier contact, ce qu’on percevait: Il y avait une structure sociale, économique aussi, dans laquelle l’individu pouvait jouer un rôle. J’ai pas senti de mystique, personnellement, mais j’ai senti, par exemple, un idéal.

Un colon de Guyenne, 1982

Le 17 aout 1946, à 50km au nord-ouest d’Amos, en Abitibi, des membres de la Jeunesse agricole chrétienne plantent une croix pour signifier la prise de possession du canton de Guyenne. La colonisation n’est pas un phénomène nouveau: au Canada comme aux États-Unis, elle prend une ampleur considérable après la crise de 1929. À ce moment précis, les pionniers de Guyenne ne savent certainement pas qu’ils s’apprêtent à mettre en place l’une des expériences les plus singulières de l’histoire du Québec. Grâce à leurs efforts, une colonie radicalement démocratique et égalitaire va bientôt voir le jour.

Fondé dès 1947, le «syndicat coopératif» de Guyenne rassemble les 70 hommes du village. Sans jamais être totalement indépendante du gouvernement ni de l’Église, cette institution devient rapidement incontournable; en ce pays où tout est à bâtir, c’est elle qui répartit les terres, encadre le travail et dicte la loi de la collectivité.

Une assemblée générale a lieu une fois par mois, regroupant les membres du syndicat dans le sous-sol de l’église. On y élit l’équipe de direction—à qui on distribue les mandats à exécuter—et on décide des orientations globales de la communauté. Tous les sujets y passent: défrichement des terres, choix des maisons, techniques de construction... De petites assemblées formées de six ou sept personnes (selon leur lieu de résidence) se rencontrent quant à elles au moins une fois par semaine afin de discuter de différents enjeux, dont le travail et les relations de voisinage.

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Ce fonctionnement demande un certain dévouement, d’autant plus que les réunions se terminent parfois tard dans la nuit. «On avait une assemblée de direction [réunissant l’exécutif élu] par semaine, raconte un membre, pis quand c’était urgent, on en avait deux. [...] Pis ça, c’était en plus de notre petite assemblée de groupe qu’on faisait toutes les semaines.» Un autre ajoute: «Moi, j’ai eu des fois sept assemblées par semaine...».

Dans la colonie, qui sera bientôt rebaptisée «Petite Russie», la collectivité passe avant l’individu. Plusieurs règlements en témoignent: les équipes d’ouvriers décident de la répartition des salaires; chacun doit consacrer 50% de ses revenus au paiement de sa maison; l’entreprise privée est interdite; il faut une permission pour travailler hors de la colonie; les gains sont plafonnés afin d’éviter les inégalités; on interdit la consommation d’alcool (ce qui fonctionnera partiellement); on interdit la profération de jurons (ce qui ne fonctionnera pas du tout), etc.

La séparation des tâches entre les hommes et les femmes choquerait nombre d’observateurs contemporains. Les assemblées, «c’était réservé aux hommes, affirme une pionnière, pis les hommes étaient ben renfermés à part de ça. Ils nous contaient pas ce qui se passait [...]». Une autre se plaint d’avoir eu à se déplacer «dans une chambre plus loin» lorsque les réunions se tenaient dans sa cuisine. Les femmes s’organiseront malgré tout entre elles, mais au sein d’institutions religieuses sans grand pouvoir politique.

Dix ans après l’établissement du village, les membres du syndicat occupent chacun une maison d’une qualité faisant l’envie des colonies voisines. Guyenne compte aussi une église, un bureau de poste, une caisse populaire et un magasin général (sous la gouverne directe du syndicat). Le collectivisme s’étend désormais aux différents cercles d’associés (les éleveurs et les agriculteurs), ainsi qu’aux sports et aux loisirs. Même l’école fonctionne partiellement sous l’autorité du syndicat coopératif, qui détermine le salaire des institutrices.

Les succès de la colonie attirent des jeunes venus des villes. En 1966, Guyenne compte plus de 500 habitants. Mais les impératifs du capitalisme n’épargnent personne... En 1967, la direction du syndicat passe outre les décisions de l’assemblée générale et crée de toutes pièces une entreprise forestière, une première en 20 ans. La même année, l’État québécois donne des droits de coupe à différentes compagnies sur le territoire de la collectivité. Les façons de faire originales de la colonie s’effritent progressivement... À partir de 1967 toujours, l’État exige une rétrocession des lots coloniaux afin de les administrer directement. Le temps n’est plus aux collectivités autonomes, mais aux grands développements favorisant la croissance économique «nationale». Tant bien que mal, Guyenne tente de résister: dans une pétition de 1968, on demande que les droits d’une petite communauté passent avant ceux des gros propriétaires.

Trop conservatrice pour être moderne et trop communiste pour l’État capitaliste, la Petite Russie sera écrasée par le rouleau compresseur du progrès. Coincée entre la Grande Noirceur et la Révolution tranquille, elle est tombée dans les interstices de la «grande» histoire nationale. C’est dans la seule -mémoire de ceux qui l’ont mise en place qu’elle continue d’exister, à l’ombre des monuments et des héros statufiés. 


Pour en savoir plus: L’expérience de Guyenne, par Robert Laplante (Corporation de développement de Guyenne, 1995). Les citations ci-dessus sont tirées de ce livre.


Historien des mouvements sociaux, enseignant et chroniqueur à Ricochet, Marc-André Cyr s’intéresse plus particulièrement à l’histoire de la révolte et de la philosophie autochtone au Québec.

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