Sur la possibilité de vivre dans les ruines du capitalisme
L’effondrement arrive, a même possiblement déjà commencé. Plutôt que de nier le désastre, il est temps de préparer la suite en y consacrant tout ce qui nous reste de capacité à rêver.
La marque d’une intelligence de premier plan», écrit F. Scott Fitzgerald au début de son essai «The Crack-Up», «est qu’elle est capable de se fixer sur deux idées contradictoires sans pour autant perdre la possibilité de fonctionner.»
J’ai souvent repensé à ça, depuis quelque temps, cette notion d’idées opposées qu’il faut quand même arriver à concilier. L’amour plus fort que tout et la colère indispensable. La joie dans un monde de souffrances. Avoir vraiment envie d’être avec quelqu’un et ne plus jamais vouloir revoir cette même personne. Et l’exemple que donne Fitzgerald: «On devrait ainsi pouvoir comprendre que les choses sont sans espoir, et quand même être décidé à les changer.»
Se retrousser les manches, encore et encore, se lever le matin pour essayer de «faire une différence», comme ils disent à Ottawa et au Centre Bell, changer les choses même si on n’y croit pas toujours, ou en tout cas pas tout le temps aussi fort qu’on le souhaiterait.
Croire et douter: c’est notre lot depuis toujours, bien sûr, un état indissociable de la condition humaine. Mais il y a quelque chose dans notre moment actuel, en ce printemps 2017, qui rend ces notions contradictoires particulièrement frappantes.
Croire en la politique même si elle semble bien décidée à nous donner envie de jeter la serviette, de nous réfugier dans l’apathie ou le hygge ou l’esthétisation de notre vie sur les réseaux sociaux. Croire que la planète peut être sauvée même si tous les indicateurs pointent vers le contraire. Croire aux relations amoureuses même si bof, vraiment, hein. Croire qu’il y a mieux à faire, ici et maintenant, que de se contenter d’assister à la fin du monde, tweetée en direct.
Croire même si, toujours. Et continuer à fonctionner, malgré tout.
Toute ma vie, j’ai cru qu’avec les années mes certitudes deviendraient plus grandes et mes doutes, moins constants.
Quarante-quatre ans après-demain, et c’est exactement le contraire qui s’est produit. Je dois me rendre à l’évidence: je vais finir avec moins de convictions que j’en avais au départ.
Comme le dit Zadie Smith par l’intermédiaire de la traduction de Fanny Britt, «l’art de l’âge adulte est assurément toujours plus nuageux que l’art de la jeunesse, puisque c’est la vie elle-même qui s’ennuage».
J’aime Zadie Smith pour son intelligence et son acuité, mais aussi parce que nous avons presque le même âge. Durant les années 1990, quand nous avions 20 ans et que la vie était moins nuageuse, je lisais son art de jeunesse dans les magazines anglais («En fin de compte, ce que vous voulez, ce sont de nouvelles espadrilles, et n’essayez pas de me dire le contraire. La bonne nouvelle, c’est que ce n’est pas juste quelque chose que vous pensez vouloir. Vous les voulez vraiment, malgré leur durée de vie de trois mois, les profits de Nike et les enfants qui les fabriquent. Parce qu’elles sont magnifiques, parce qu’elles sont de l’art.»)
La vie elle-même qui s’ennuage. Ça m’aurait semblé triste et défaitiste, plus jeune, le résultat d’une erreur en cours de route. Mais vu du milieu de ma vie, ça m’apparait réconfortant comme ces journées de vacances nuageuses, après plusieurs jours d’un soleil sous lequel les choses avaient un contour un peu trop net.
Aujourd’hui, une nouvelle paire de Nike ne peut plus passer pour un substitut acceptable de ce que nous voulons vraiment vraiment, et c’est une bonne chose, même si c’est beaucoup plus compliqué.
Aussi dans la catégorie Idées contradictoires: en 1936, quand il a écrit «The Crack-Up», Fitzgerald entrait tout juste dans son art de vie adulte, après les feux d’artifice de sa jeunesse de surdoué (comme Zadie Smith, il a connu la gloire littéraire avant l’âge de 25 ans). Et ce qu’il y trace, c’est l’inventaire de ses rêves en miettes. Quatre ans plus tard, il mourra en mangeant une tablette de chocolat.
Quarante-quatre ans.
Une autre chose que j’ai crue longtemps: qu’on était soit athée, soit croyant. Je vois maintenant qu’il y a tout un spectre, et que selon les circonstances et aléas de notre vie, notre position sur ce spectre peut varier.
Et que même un athée convaincu comme moi peut se retrouver à la messe de minuit, comme je l’ai fait le 24 décembre dernier, seul, sans trop savoir pourquoi exactement, sinon qu’après une année difficile, un peu de silence et quelques paraboles bien placées ne pouvaient pas faire de tort. Et qui sait les miracles de conviction qui peuvent se produire, quand on serre la main à des croyants?
La messe comme telle était sans intérêt, creuse et inutile, une autre manifestation de l’incapacité de l’Église catholique à se trouver une pertinence contemporaine, à offrir du réconfort aux millions d’âmes qui aimeraient beaucoup croire en quelque chose, au-delà du rêve américain ou du prochain voyage dans le Sud.
Mais il y a eu ce moment, quelques secondes à peine: l’odeur immémoriale de l’encens, la splendeur décrépite de l’église de Saint-Enfant-Jésus du Mile-End (Victor Bourgeau featuring Ozias Leduc), le chant de la soliste dans la nef, quelque chose qui me rattachait à des rituels millénaires et à une certaine identité canadienne-française que nous serons la toute dernière génération à avoir connue (les génuflexions de nos tantes avant de s’engager dans l’allée, le sérieux insondable de nos grands-pères pendant le sermon, les blagues de parvis parce que même Dieu souhaite que nous riions un peu, aussi, au milieu de tant de souffrances).
Pendant cet instant, les larmes me sont montées aux yeux et j’ai su—ou à tout le moins osé espérer—que les choses iraient mieux, que les choses iraient bien, ce qui est peut-être la croyance la plus fondamentale, et peut-être même la seule qui compte, quand on y pense.
Notre besoin de croire, pour soulager le malêtre et donner un sens à toutes ces choses qui semblent n’en avoir aucun.
J’écris ceci dans des odeurs d’encens. Sauf que ce n’est pas l’encens d’une église catholique, mais celui d’un petit hôtel portoricain, hippie tirant sur le bobo, style yoga-sous-les-étoiles, style autel-bricolé-avec-statue-de-bouddha-et-cierges-allumés, parfait pour le ressourcement spirituel et les publications Instagram. Un endroit typique de la forme que prend souvent, en ce moment, notre besoin de croire, notre désir de recettes pour soulager le malêtre et donner un sens à toutes ces choses qui semblent n’en avoir fucking aucun.
Ici, une certaine jeunesse occidentale vient se poser quelques jours pour faire le plein de vitamine D et de pensées inspirantes («be the hero of your story», peint sur le mur au-dessus du hamac). Le monde est peut-être devenu fou, mais nous pouvons quand même travailler notre pleine conscience et nourrir notre microbiome avec du kombucha maison.
Je dois avoir l’air de me moquer, et c’est peut-être ce que je fais, un peu malgré moi. Il est difficile de sortir de nos réflexes générationnels, et la mienne s’est toujours fait un point d’honneur de ne pas prendre grand-chose au sérieux (je ne crois pas que ça ait été très bon pour nous, au final). Il me revient à l’esprit cette phrase lue il y a 20 ans dans une nouvelle du X originel, Douglas Coupland: «Je pense que la conséquence de notre vie dorée est une incapacité à croire totalement à l’amour; à la place, nous avons dévelop-pé une ironie qui brule tout ce qu’elle touche. Et je me demande si cette ironie est le prix que nous avons dû payer pour la perte de Dieu.»
Les convictions sont suspectes et le relativisme est devenu notre religion d’état, avec un petit é.
Dieu est mort, l’amour dépend de la direction vers laquelle notre doigt glisse sur un écran, le collectif est complexe et ardu et souvent désespérant: c’est sans doute pour ça que, souvent, notre réflexe est de revenir à nous-même, notre «croissance personnelle», notre propre salut, notre flore intestinale.
Que blâmer, pour ce repli, ce rapetissement de nous-même et de notre foi—ce que David Foster Wallace, un autre compagnon de génération, a décrit comme «la croyance automatique et inconsciente que je suis le centre du monde, et que mes besoins et sentiments immédiats devraient être ce qui détermine les priorités du monde»? Notre époque, peut-être, la postmodernité, l’hypermodernité, toutes sortes de forces plus grandes que nous. Graduellement, au cours des dernières décennies, les convictions sont devenues suspectes, et le relativisme—cette idée selon laquelle il n’y a pas de vérité absolue, et donc pas de raison de se battre très fort pour une croyance, quelle qu’elle soit—est devenu notre religion d’état, avec un petit é.
Il me semble qu’il y a eu un basculement de sensibilité, à un certain point, et qu’à partir de ce moment, les gens vivant en fonction de cette chose surannée qu’est un système de croyances en sont venus à être considérés comme un peu suspects, ou à tout le moins vieux jeu. J’entendais hier la chef d’antenne de LCN faire un rapprochement entre Gabriel Nadeau-Dubois et Donald Trump, présumément parce que les deux croient fermement en certaines choses, et je me suis dit qu’il y a une rééducation à entreprendre, après 40 ans de néolibéralisme.
En 1996, Foster Wallace profitait d’un commentaire critique sur une biographie de Dostoïevski pour préciser ce qu’il pensait de notre rapport postmoderne aux convictions:
La même année, en essayant de synthétiser l’esprit de la décennie pour le magazine The Face, la journaliste anglaise Miranda Sawyer soulignait que si nous avons abandonné le champ des convictions, c’est peut-être justement parce que ce que nous y voyons nous dégoute, dans un grand cercle vicieux qui profite aux pouvoirs en place:
Je cite ces deux extraits parce qu’il me semble que ce n’est pas une coïncidence si cette époque marque le règne de Bill Clinton aux États-Unis et, en Grande-Bretagne, l’arrivée au pouvoir du Parti travailliste de Tony Blair. Pas plus que ce n’est une coïncidence si, chez nous, le Parti québécois entreprenait alors le «dégraissage» de l’État qu’il avait lui-même en bonne partie construit, et qu’à Hull le premier ministre Jean Chrétien prenait à la gorge un manifestant antipauvreté, dans un geste dont l’Histoire se souviendra gaiement sous le nom de Shawinigan Handshake—l’humour ironique ayant remplacé jusqu’à la lutte des classes.
Cela a donné le ton aux 20 dernières années, et ce ton est encore celui de notre époque. Nos principaux partis politiques «de gauche»—ceux-là mêmes qui sont nés dans les grands idéaux du 20e siècle et la foi en un avenir meilleur—se sont tour à tour sentis obligés d’incarner cette «troisième voie» entre la gauche et la droite, agnostique, «réaliste». Allez lire les programmes de nos partis soi-disant progressistes, aujourd’hui, et vous y verrez beaucoup de promesses d’une vie meilleure, oui, mais aucune référence à un archaïque ensemble de croyances.
Par un paradoxal revirement, ce sont les partis conservateurs qui nourrissent aujourd’hui une foi révolutionnaire. Le radicalisme a changé de camp.
Idée contradictoire: en abandonnant le champ des croyances pour tenter de plaire au plus grand nombre d’électeurs possible, les partis dits progressistes ont cessé de nourrir la foi des électeurs, ouvrant toute grande la porte aux déma-gogues et aux vendeurs de convictions toutes faites.
Pour la carrière politique de Donald Trump, le Parti démocrate est bien plus à blâmer que le Parti républicain. Marine Le Pen a exploité la poursuite du centre par la gauche française, autant qu’elle est un produit de la droite. On pourrait ajouter les exemples de plusieurs pays d’Europe, mais aussi d’ailleurs: Turquie, Philippines, Inde. Le grand consensus néolibéral de la fin du 20e siècle est en train de s’écrouler sous le poids de sa contradiction existentielle: il ne peut pas à la fois être au service du capital et des humains.
Une société où les gens ne croient plus en la possibilité de changer les choses est une société où les choses ne changent plus.
Chez nous, on a déjà tendance à l’oublier (beaucoup de gens ont toutes les raisons de le faire), mais c’est le Parti québécois lui-même qui a accueilli dans son giron un démolisseur populiste, en Pierre Karl Péladeau. Qui sait où nous en serions aujourd’hui si ses problèmes personnels n’avaient pas pris le dessus sur sa carrière politique.
Et donc, au cours des vingt-quelque dernières années, dégoutés par une politique effectivement dégoutante, nous avons porté notre foi ailleurs. Sur notre propre personne, bien sûr, nos aspirations personnelles, nos besoins, nos ambitions individuelles. L’amitié sous toutes ses formes, de Friends à Facebook. L’hédonisme, de l’ecstasy aux carpaccios de thon, en passant par Barcelone et le Dix30. L’humour, l’ironie, la musique pop. La créativité, l’expression personnelle, le pouvoir d’évocation du tatouage. Le potentiel salvateur des endorphines coulant dans nos veines après une bonne course. Le passé et ses artéfacts rassurants, mobilier Mid-century modern ou Nike Air Jordan. La caféine en tant que petites doses de passion stratégiquement réparties en cours de journée. La psychothérapie comme voie vers le bonheur. Le bonheur. La technologie, toujours, partout.
Et la recherche de l’amour, bien sûr, seule religion universelle de notre époque. Mais pas l’amour tel que décrit par les prophètes ou l’agapè des Grecs anciens, désintéressé, divin, universel, inconditionnel. Plutôt l’amour romantique, érotique, passionnel. L’amour qui, inévitablement, se transforme en autre chose avec le temps, auquel cas nous ressentons bien souvent le besoin de partir à la recherche d’une nouvelle relation en laquelle croire.
Il y a beaucoup de gens qui seraient très heureux que nous continuions à nous contenter de croire en notre prochaine relation amoureuse, en nous-même, au bonheur domestique, aux joies de la consommation discrétionnaire, aux charmes discrets de la loi et l’ordre. «be the hero of your story» à la deuxième personne du singulier.
Une société où les gens ne croient plus en la possibilité de changer les choses est une société où les choses ne changent plus, ce qui est splendide si vous n’avez pas intérêt à ce qu’elles changent.
Et quand les tendances individualistes ne suffisent pas, il reste les moyens plus musclés, la propagande soft ou hard, les campagnes de peur, les technologies paramilitaires. Nous marquons ces jours-ci le cinquième anniversaire de la contestation sociale de 2012 et l’une des choses que ces évènements ont démontrées une fois de plus, c’est que le pouvoir, quel qu’il soit, où qu’il soit—même dans une société démocratique et soi-disant bon enfant comme le Québec—, n’hésitera jamais à tout mettre en place pour consolider ses assises.
Et parce qu’ultimement il contrôle les mécanismes qui régissent l’ordre établi, ce pouvoir aura gain de cause, la très grande majorité du temps. Jamais nous n’oublierons les policiers de 2012, violents et protofascistes. Les juges complaisants face aux désirs du gouvernement. Les chroniqueurs médiatiques beaucoup trop prêts à prendre le parti du pouvoir et ses lignes officielles. Ce sont des choses qui, une fois observées, ne peuvent pas être dé-vues. Elles restent imprimées sur votre rétine, et se superposent à tout ce que vous regardez.
Mais, du printemps 2012, j’ai aussi gardé une conviction contradictoire: il y a une force magnifique et potentiellement irrésistible dans une population qui se donne le droit de croire qu’elle peut s’opposer au pouvoir, et qu’une vie différente est possible.
En apparence, cette idée est presque entièrement opposée à la précédente, à propos du pouvoir qui prend tous les moyens pour se maintenir en place. Mais il y a dans la seconde un point d’entrée qui permet, éventuellement, de créer une faille dans la première. C’est ce qui la rend extrêmement précieuse.
Et qu’importe si la faille prend du temps à s’élargir. Comme le dit Catherine Dorion dans Les luttes fécondes, notre Document 11 à venir plus tard ce printemps, «2012 n’était pas une année de récoltes, mais de semailles».
Ce n’est pas un hasard si autant de paraboles religieuses tournent autour de l’action de semer. C’est le signe de conviction par excellence. On ne sème que si on a la foi qu’un jour on récoltera.
Croire en soi ou croire en quelque chose de plus grand que soi? C’est une très vieille tension.
Depuis la Renaissance, la pensée occidentale alterne entre ces deux pôles: un désir d’accomplissement personnel, d’un côté; de l’autre, un besoin de croire en quelque chose qui va au-delà de notre personne. Le romantisme du 19e siècle, par exemple, était une réaction émo--individualiste à une culture dominante qui prônait le sacrifice, le devoir, le respect des conventions sociales.
Au cours des 60 dernières années, ces idéaux romantiques sont devenus la culture dominante. Collectivement, nous avons beaucoup expérimenté avec notre vie personnelle, nos émotions, nos besoins. Et vu d’ici, le résultat laisse à désirer.
Mais peut-être que ce dont nous avons besoin, ce n’est pas d’un retour vers un collectif plus grand que tout. Un tel retour semble bien improbable, de toute façon, après tout ce qui s’est passé depuis un siècle. Peu de gens souhaiteraient vraiment revenir à une culture où les besoins du groupe ont préséance sur les leurs.
Peut-être que ce dont nous avons vraiment besoin, plutôt, c’est de trouver—possiblement pour la première fois de l’Histoire—un véritable équilibre entre le personnel et le collectif, le je et le nous, notre histoire individuelle et notre histoire commune.
Voilà quelque chose d’inédit, pour notre époque. Un défi, une sorte de projet, pour soi et pour nous.
Le monde des affaires et du travail, par exemple, semble tracer la voie dans cette direction, depuis quelques années. Qu’on pense par exemple à toute la mouvance de l’entrepreneuriat social, dont Atelier 10 est très fier de faire partie, et aux réflexions sur les nouvelles philosophies de gestion. Au sein de ces entreprises qui cherchent à mettre le pouvoir de la conscience individuelle au service du changement social, il y a plusieurs pistes pour un meilleur équilibre entre le personnel et le collectif.
Les autres organisations qui structurent notre monde—gouvernements, partis politiques, syndicats, médias, ONG en tous genres—seraient sages de s’en inspirer.
Il y a une force magnifique et irrésistible dans une population qui se donne le droit de croire qu’une vie différente est possible.
Mais, pour contribuer au changement social, cette sphère personnelle dont on parle devra bien entendu reposer sur autre chose que l’égo et les expéditions au Carrefour Laval. Et c’est là que la question de la spiritualité refait surface, avec son lourd bagage et toutes ses connotations négatives.
Dans le tout premier numéro de Nouveau Projet, publié il y a cinq ans, je disais déjà qu’il faudrait bien l’employer, ce mot, si on voulait se sortir du gâchis. Aujourd’hui, ça m’apparait encore plus nécessaire.
Mais il me semble que nous avons besoin d’une nouvelle conception de la spiritualité. Quelque chose qui nous permettrait de mieux vivre dans le «monde désenchanté» décrit par Weber (Max, pas Shea), où les connaissances scientifiques prennent le dessus sur les croyances, où tous les Pharmachien de la planète tentent de nous convaincre que nous ne sommes que des amas d’atomes destinés à errer dans un univers indifférent.
Ce matin, lors de l’un de ces détours qui font le charme de Wikipédia, je lisais ceci dans l’article anglais consacré à Lhasa de Sela: «Après sa mort, il a neigé sur Montréal pendant quatre jours. Son collaborateur Patrick Watson a dit que certains de ses amis y ont vu un message de Lhasa.» C’est quelque chose qu’il nous reste, quelque chose que la modernité n’a pas complètement éradiqué, ce besoin absolu de croire qui transcende tout—la biologie, la physique, notre quotidien souvent pénible, les difficultés, la routine, la mort.
Je n’ai pas de concept révolutionnaire à proposer, pour cette nouvelle spiritualité. Mais je pense beaucoup à l’idée de rituel, à la possibilité d’en incorporer certains à nos vies trépidantes. Alain de Botton a écrit un livre là-dessus.
Je pense au silence, aussi, à son absolue nécessité dans un monde devenu trop bruyant. Comme l’écrit Miriam Fahmy dans le texte que vous lirez plus loin, la spiritualité, au 21e siècle, doit être «pensée—par contraste avec la matérialité, la vitesse et la performativité sociale de notre monde—comme une intériorité lente et silencieuse»:
La bonne nouvelle, c’est que—même dans la plus grande noirceur, même au fond d’un gouffre de désespoir—il suffit souvent de très peu pour recommencer à croire.
Une nouvelle rencontre, un nouveau kick, des yeux qui brillent et des papillons dans l’estomac, et toutes les souffrances amoureuses de la dernière année sont presque oubliées.
Une courte série de victoires par notre équipe préférée, et à nouveau le championnat semble envisageable.
La lumière qui se prolonge à la fin d’une journée de mars, et l’hiver qu’on croyait parti pour durer encore longtemps laisse subitement place au printemps de notre vie.
Un nouveau leader apparait et aussitôt tout est différent. Qu’on se souvienne seulement de l’état d’esprit qui nous habitait, au milieu des années Harper, du désespoir devant une certaine conception de notre pays qui semblait sur le point de disparaitre à jamais. Il aura suffi de Justin Trudeau pour que tout change. Et on parle de JUSTIN TRUDEAU, ça vaut la peine de sortir les majuscules.
La bonne nouvelle, c’est qu’il suffit souvent de très peu pour recommencer à croire.
Et l’espoir peut aussi renaitre dans les circonstances les plus désespérantes. L’élection de Donald Trump, par exemple, est en train de permettre à toute une génération de jeunes Américains de découvrir la force et les joies du militantisme («Protesting is the new brunch», disait l’un d’eux, l’autre jour).
L’histoire est remplie de ces champs de ruines sur lesquels la foi a fleuri à nouveau. Alain de Botton cite les Quatre quatuors de T. S. Eliot dans son texte, mais moi, l’image qui me vient en tête pour penser ce printemps 2017 émane plutôt des premiers vers d’un autre poème d’Eliot, «The Waste Land»:
Avril est le plus cruel des mois, il engendre
Des lilas qui jaillissent de la terre morte, il mêle
Souvenance et désir, il réveille
Par ses pluies de printemps les racines inertes.
En fin de compte, cela ne fera peut-être pas de différence. L’Arctique et l’Antarctique vont quand même fondre, nos patinoires aussi. Donald Trump et Éric Duhaime vont rester des imbéciles dangereux, chacun à leur échelle. Nos doutes vont rester, aussi, chaque jour, toujours. Il y a des moments où nous serons des croyants, et d’autres où nous redeviendrons des athées.
Mais à travers tout cela—malgré les idées contradictoires, les probabilités peu encourageantes, les incertitudes, les défaites et toutes les raisons du monde qu’il y aurait de juste arrêter—, il y a quelque chose de magnifique et d’essentiel dans le fait de continuer à croire que les choses peuvent aller mieux, peuvent aller bien, et de maintenir, jour après jour après jour, la possibilité de fonctionner.
San Juan, Porto Rico—Montréal, Québec
Février-mars 2017
Cinq années de nouveaux projets
En mars 2012, nous lancions le tout premier numéro de Nouveau Projet. Ce printemps-là, le Québec était secoué par une contestation sociale sans précédent, et nous y avons vu de bons augures, la confirmation qu’il y avait là—dans le bruit des casseroles, au cœur de la masse humaine des manifestations, sous les nuages de gaz lacrymogènes—les signes révélateurs d’un autre Québec en train d’être inventé, un Québec du vrai de vrai nous, solidaire, -diversifié, inclusif et généreux. Un Québec du bien commun, porteur d’un nouveau rapport à l’économie, à la nature, aux gens.
Nous l’avons baptisé Québec nouveau, ce Québec que nous nous souhaitons, et depuis cinq ans, de numéro en numéro, de texte en texte, d’évènement en évènement, nous tentons à la fois d’en être le miroir et l’une des bougies d’allumage.
C’était un pari risqué, à l’époque, de se lancer dans la création d’un magazine papier de qualité, soucieux à la fois du fond et de la forme. On nous a traités de fous, on a douté de notre capacité à durer bien longtemps. Et effectivement ça n’a pas été facile, et ce ne l’est toujours pas. Cette publication coute cher à produire, le Québec est un petit marché, et les endroits où l’on vend des magazines ne cessent de disparaitre.
Mais nous voici en 2017, nous sommes toujours là, notre santé financière s’améliore lentement et nous avons réussi à fédérer autour de nous les plus talentueux auteurs, journalistes, illustrateurs, éditeurs et penseurs de ce Québec nouveau.
Mon immense reconnaissance va d’abord aux membres de cette équipe extraordinaire, portant à bout de bras cette aventure déraisonnable. À nos partenaires et annonceurs, indispensables. Mais par-dessus tout à vous, lectrices et lecteurs, qui avez été à nos côtés depuis le début, nous offrant les encouragements, les dollars et les raisons de continuer qui nous ont soutenus depuis 2012. Merci d’être là.
Je relis notre premier numéro, aujourd’hui, et je suis frappé de constater combien tout était déjà là, les ambitions, les préoccupations, les envies qui nous nourrissent encore. C’est le signe qu’il reste beaucoup de travail à accomplir. Mais c’est aussi la preuve que nous avons su garder le cap, et qu’il est le bon.
«On a choisi l’espoir, les yeux qui brillent, le retroussage de manches, la fomentation de plans magnifiques», avais-je écrit à la fin de ma première Intro. Cinq ans plus tard, c’est encore ce qui nous donne envie de continuer.
— NL
L’effondrement arrive, a même possiblement déjà commencé. Plutôt que de nier le désastre, il est temps de préparer la suite en y consacrant tout ce qui nous reste de capacité à rêver.
Alors que les frontières se referment et que grandissent la peur de l’autre et le désir de nous retrouver «entre nous», quel espoir y a-t-il pour l’entraide dont nous avons si cruellement besoin, en ce moment critique?
Comment notre époque peut-elle en même temps sembler aussi spectaculairement catastrophique et profondément ennuyante, par bouts?