La prédisposition à l’étonnement

André Laurendeau
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Grands essais

La prédisposition à l’étonnement

Que faire lorsqu’apparait une génération nouvelle qui nous remet en question, et qu’on réalise qu’on ne fait plus partie de «la jeunesse»? On peut se braquer. On peut la condamner. On peut se moquer de ses aspirations. Mais on peut aussi, comme le suggère André Laurendeau dans cet essai, se concentrer sur ce qu’elle peut apporter à la longue marche du progrès social.

Avec une introduction de Jonathan Livernois

Considéré dans ce texte

Les générations et les familles d’esprit. Les revues Cité libre et Liberté. Hubert Aquin. Les gens qui nous amusent et ceux qui nous font bâiller. L’expérience comme richesse dangereuse.

À propos de ce texte

André Laurendeau (1912-1968) est un penseur québécois dont la probité intellectuelle et la largeur d’esprit méritent d’être rappelées à nos contemporains.

Quand il publie cette chronique dans le magazine Maclean, en mars 1964, il n’est plus tout à fait un jeune homme. Il a été tour à tour disciple du chanoine Lionel Groulx et de son nationalisme traditionnel, chef des Jeune-Canada (groupe qui n’a rien de communiste, c’est le moins qu’on puisse dire) au cours des années 1930, collaborateur puis directeur de L’Action nationale de 1937 à 1943 et de 1949 à 1953, chef du Bloc populaire et député de Montréal-Laurier de 1944 à 1948, et rédacteur en chef du quotidien Le Devoir de 1957 à 1963. Les Cyniques l’ont même parodié dans un de leurs spectacles humoristiques.

Ça bouge beaucoup, au Québec, en 1964. Le Front de libération du Québec a fait sauter ses premières bombes l’année précédente. La revue Parti pris (1963-1968) réunit depuis quelque temps une génération de nouveaux intellectuels d’à peine 20 ans qui cherchent à faire advenir un Québec laïque, socialiste et indépendant. Bientôt, des romanciers et des poètes revendiqueront l’usage du joual, cette langue du pauvre contaminée par celle du colonisateur. Il s’agira dès lors d’inventer une manière d’écrire qui permettra de «descendre aux enfers de notre mal vivre», pour «en tirer l’Eurydice de notre humanité québécoise», dira le poète Paul Chamberland en 1965.

Devant une telle flambée d’idées, de création artistique et parfois même de violence, Laurendeau ne se braque pas. Au contraire de ses cadets Pierre Elliott Trudeau et Gérard Pelletier de la revue Cité libre (1950-1966), l’intellectuel—nationaliste mais fédéraliste—ne condamne pas ces jeunes imprudents, le plus souvent séparatistes. Malgré le respect certain qu’ils lui portent, plusieurs de ces derniers—dont les animateurs de Parti pris—n’hésitent pas à l’attaquer (ce qui fera dire au principal intéressé que cette revue est «un adversaire souvent forcené, dont il n’y a à attendre ni indulgence ni naïveté»).

Devant les coups d’individus qu’il pourrait considérer comme des blancs-becs, il serait facile pour Laurendeau de jouer à l’homme qui a vu neiger. Il pourrait s’amuser de la naïveté des partipristes, se moquer de leur posture, qui se rapproche parfois d’un romantisme révolutionnaire alimenté par des idéologies d’importation mal comprises. Mais il ne le fait pas. On aura beau dire ce qu’on veut des illusions de Laurendeau à propos de la fédération canadienne, on ne saurait nier sa sincérité: «Il se peut que je ne sente pas toute l’originalité de la génération qui commence à s’exprimer, que je ne prenne pas assez leurs négations au sérieux. L’expérience est parfois une richesse dangereuse. Elle apprend comment les choses et les êtres sont d’habitude et conduit à raisonner en fonction des moyennes. Or, il arrive que des habitudes soient violemment rejetées.» C’est, disons-le simplement, une prédisposition à l’étonnement. Attitude plus rare qu’on ne le croit, même si elle est préalable au travail de l’intellectuel et du philosophe, comme on le sait depuis Aristote.

Cette prédisposition à l’étonnement et l’ouverture qui lui est indissociable ont fait cruellement défaut à plusieurs intellectuels et chroniqueurs, pendant le printemps 2012. Ces hommes et ces femmes se sont peut-être dit qu’ils avaient vu neiger et que cela leur donnait le droit de tout comprendre, mais aussi et surtout d’émettre des jugements péremptoires. Heureusement, pendant ce temps, des étudiants du Cégep André Laurendeau manifestaient avec des pancartes à l’effigie de l’intellectuel qui a donné son nom à leur établissement. Sans tout connaitre de l’homme, ils ont certainement eu l’intuition de sa vérité. C’est ce qu’on appelle appartenir à une même famille d’esprit.

Jonathan Livernois


Professeur de littérature au collège Édouard-Montpetit, Jonathan Livernois est spécialiste de l’histoire littéraire et intellectuelle du Québec.


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D’un jeune professeur d’université:

—J’ai 30 ans. Aux yeux de ces jeunes-là, je suis déjà un croulant. Ils s’enferment dans leur «spécificité». Ils n’attendent rien de nous, sinon des techniques. Ils vomissent tout ce qui les précède. Ils ont honte de nous.

D’un jeune artiste:

—Au Canada, tout est toujours à recommencer d’une génération à l’autre. Et les générations qui, hier, se comptaient par une décennie, se bousculent aujourd’hui de cinq ans en cinq ans. Ces garçons-là nous poussent dans le dos. Pour eux, j’ai presque votre âge.

D’un jeune-jeune:

—Pas de dialogue; il faut être soi, tête baissée.

Si tout le monde s’accorde à le dire et à l’écrire, ce doit être vrai. Au reste, la révolte possède aujourd’hui, à travers le monde occidental, un langage qui lui est propre, un style, presque un uniforme, des malédictions qui se ressemblent. Quant au Canada français, c’est la première fois qu’il lui surgit un Front de libération, la première fois que de jeunes terroristes passent à l’action, la première fois qu’on fait ici la théorie de la violence et de la haine.

Et pourtant je résiste à cette quasi-unanimité.

C’est peut-être un résultat de l’ignorance: autrefois je rencontrais beaucoup de jeunes gens, j’en ai moins le temps aujourd’hui et je dois me contenter de les lire. Il se peut que je ne sente pas toute l’originalité de la génération qui commence à s’exprimer, que je ne prenne pas assez leurs négations au sérieux. L’expérience est parfois une richesse dangereuse. Elle apprend comment les choses et les êtres sont d’habitude et conduit à raisonner en fonction des moyennes. Or il arrive que des habitudes soient violemment rejetées.

Ce n’est pas la première fois que je vois apparaitre une génération nouvelle. La «première fois» n’est jamais agréable. C’est l’heure où vous apprenez que vous ne faites plus partie de «la jeunesse». C’est pour vous qu’un certain glas sonne alors. Vous êtes promu malgré vous. Les plus jeunes vous poussent dans le dos. Ils vous posent des questions. Ils vous discutent âprement. Le temps n’est pas si éloigné où vous pouviez dire à la génération précédente: «La jeunesse veut, la jeunesse décide», et en le disant, vous aviez le sentiment que l’Histoire changeait de sens, vous deveniez le sens de l’Histoire, un sens en train de se fixer et qui contredisait les démarches des vieux—que vous appeliez, parce que vous étiez polis, les ainés. Mais voici que l’Histoire n’a pas voulu s’arrêter. Elle repart, selon ce que disent les nouveaux jeunes, dans un autre sens et vous voici déjà parmi les «vieux» mis en accusation.

C’est arrivé pour moi avec Cité libre (que des garçons de Parti pris appellent aujourd’hui «de vieux messieurs») et avec la Faculté des sciences sociales de Laval. Alors que ma promotion avait cru au nationalisme, la nouvelle vague décrétait la mort du nationalisme canadien-français. Elle parlait au nom des libertés individuelles, des valeurs sociales, des exigences techniques. Elle bousculait les partisans du «monolithisme» canadien-français. Elle critiquait vivement le cléricalisme et posait peu à peu en termes nouveaux les problèmes de l’enseignement.

Puis il y a eu Liberté, plus orientée du côté de la création artistique, volontiers impertinente, plus difficile à définir. N’était-ce pas au fond une demi-génération, dont certains se sentiraient presque aussi à leur aise à Cité libre, et d’autres s’acclimateraient volontiers à la nouvelle vague, qui les invite et les reconnait? C’est d’ailleurs signe que les générations sont moins opposées qu’on ne le prétend et qu’il n’y parait d’abord. Au reste, les critiques formulées par Cité libre et par Liberté (le même mot deux fois: cela doit être significatif) ne sont pas abandonnées par les jeunes d’aujourd’hui. Ils les assument. Ça ne les intéresse plus parce qu’à leurs yeux, c’est acquis, mais en même temps ça fait partie d’eux-mêmes. Lisez tel article de Parti pris, consacré aux évènements politiques du Canada français, et en marge, vous pourriez facilement indiquer les sources: ici, Pierre Elliott Trudeau, là, Michel Brunet, ailleurs, Jean LeMoyne ou Pierre Vadeboncœur. Contrairement à ce qu’on affirme (et qui est vrai sur d’autres plans), la continuité des pensées éclate. Et c’est heureux.

Je crois aux générations. Mais je crois encore plus aux familles d’esprit.

  • Place Émilie-Gamelin, Montréal, 2012. Mario Jean / madoc.

Il y a eu dans ma génération un nombre incroyable de contemporains qui m’ennuyaient et auxquels je me sentais parfaitement étranger. Tandis que j’ai eu des amis parmi mes ainés (la force de l’habitude!), et j’en ai de toutes les vagues. Toute question d’âge écartée, il y a des gens qui vous amusent et d’autres qui vous font bâiller, des gens avec qui, spontanément, vous vous accordez, quelles que puissent être vos idées, et d’autres qui resteront éternellement hors de votre univers. Entre gens de même famille, on trouve toujours de quoi échanger.

Certes, d’avoir été jeune durant la crise, la guerre ou l’après-guerre, d’avoir eu 20 ans sous Duplessis ou Lesage, d’avoir lu Malraux ou Camus ou Sartre à 20 ans plutôt qu’à 40 ans, cela marque. Vous ne sauriez être sensibilisé aux mêmes faits ou aux mêmes idées, vous ne pouvez avoir exactement les mêmes perspectives—de la même façon qu’un Canadien a d’autres expériences qu’un Allemand ou qu’un Chinois, qu’un fils de prolétaire a d’autres réflexes qu’un fils de cultivateur ou de bourgeois. Ce sont des conditionnements. Mais comment admettre qu’on soit totalement enfermé dans sa classe, sa culture ou sa génération?

Je n’essaye d’en convaincre personne. Je dis que je ne le crois pas, ou que ce serait mauvais signe.

Voici une génération nouvelle. Elle porte sur les choses et les êtres un regard à la fois inquiet et gourmand. Elle veut faire des choses. Ce qui est accompli ne saurait la retenir. Elle se cherche des tâches. Elle magnifie l’importance des tâches qu’elle se découvre, elle est ennuyée qu’on lui parle constamment de celles qui sont en voie d’exécution et qu’elle regarde comme achevées. C’est ainsi que la face de la terre se renouvèle. Comme tous les créateurs, elle est enivrée des découvertes qu’elle entrevoit et qui lui masquent les autres. Elle a l’air d’être l’adversaire de tout ce qui n’est pas elle. Et puis peu à peu elle se découvre des amis. Elle sent des solidarités qu’au premier piaffement elle n’avait pas devinées. Ce n’est pas à dire qu’elle va se trahir: elle se trouve des racines et des liens.


Voici une génération nouvelle. Elle porte sur les choses et les êtres un regard à la fois inquiet et gourmand. Elle veut faire des choses. Ce qui est accompli ne saurait la retenir. Elle se cherche des tâches.


Car des personnalités émergent. Elles ne se ressemblent guère entre elles. Plus elles murissent et plus leur originalité se dégage. Il ne faut pas concevoir la nouvelle génération comme une armée ennemie destinée à vaincre la précédente, mais plutôt comme une équipe qui occupera, à sa façon, la plupart des positions antérieurement tenues. D’ailleurs chacune possède ses irréguliers, ses tard venus, ses traitres, en marge de ceux qui donnent le ton.

Il n’est pas si aisé de se comprendre et de s’entendre, au sein d’une même génération. Nous procédons à des classements arbitraires, «et je connais fort peu de journalistes ou d’universitaires qui ne soient pas ainsi brutalement référés à leur groupe idéologique déterminant et imperméable». Nous agissons ainsi par légèreté ou par dogmatisme. Or, continue Hubert Aquin, «il est encore possible de penser, et cet acte si important, même s’il est accompli par un “adversaire” social ou politique, ne doit pas être considéré comme un cantique accessible aux seuls adeptes de la religion de celui qui le chante».

C’est encore possible mais c’est rare, et plus rare encore d’une génération à l’autre, parce que les jeunes n’ont point connu les situations à l’occasion desquelles leurs prédécesseurs se sont définis. Chez eux, la surdité est moins volontaire. On ne va pas leur demander de tout recommencer: ils sont chargés de leur vie. C’est déjà beaucoup.

Les mises au point se feront peu à peu, au hasard, et bientôt une nouvelle jeunesse, celle qui aujourd’hui apprend à lire, remettra tout en question. 


Né à Montréal en 1912, André Laurendeau était un journaliste, intellectuel, homme politique et essayiste largement reconnu de son vivant. En plus des diverses fonctions évoquées dans le texte d’introduction, il a été coprésident de la Commission royale d’enquête sur le bilinguisme et le biculturalisme de 1963 à son décès, en 1968.

*Ce texte a initialement été publié dans le magazine Maclean, puis repris dans un recueil (André Laurendeau, Ces choses qui nous arrivent. Chronique des années 1961-1966, Montréal, Hurtubise hmh, 1970), sous le titre «Dialoguer entre familles d’esprit est plus aisé qu’entre générations». Or, Yves Laurendeau, fils de l’auteur, nous a indiqué qu’André Laurendeau n’aimait pas ce titre, qui ne reflétait pas, selon lui, le sens de son propos. Nous l’avons donc modifié.

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