La trahison de l’information

Annabel Soutar
 credit: Photo: Pierre Antoine Lafon Simard
Photo: Pierre Antoine Lafon Simard
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Idées

La trahison de l’information

Comment le théâtre documentaire peut nous renseigner sur la société d’une manière un peu plus libre, un peu plus vraie.

Considéré dans ce texte

Le théâtre documentaire. Les notions de confiance, d’identité et d’autorité. L’absence de certitude et ses aspects positifs. Les avantages des rencontres en personne.

Il y a 25 ans, quand j’étudiais à l’université, je croyais qu’il y avait des faits indiscutables et que la vérité se trouve au bout d’une longue et sinueuse recherche dans une bonne bibliothèque. Bien entendu, cette conviction était idéaliste, mais en tant que jeune universitaire, elle m’a inculqué une valeur essentielle aux échanges entre êtres humains: la confiance.

Cette confiance n’était pas complètement aveugle. En lisant un essai ou un article, je comprenais que son contenu reflétait l’opinion subjective d’un auteur. Toutefois, cette limite n’ébranlait pas la légitimité de cette source. J’ai accepté l’idée qu’aucun auteur n’est omniscient et j’ai tenté de tirer des leçons de la parcelle de vérité propre à chacun d’eux. Je pouvais faire preuve de discernement et même être exigeante quant à la qualité et à la profondeur de leurs arguments, mais je ne craignais pas qu’ils tentent de me tromper. Je prenais le risque de plonger crédulement dans une interprétation personnelle de la réalité sans avoir peur de perdre la mienne de vue.

Aujourd’hui, je constate que je suis devenue une lectrice prudente voire méfiante. Les discussions sur l’écriture documentaire que j’entretiens avec mes pairs, mes amis et ma famille tournent principalement autour de l’intention et non autour de la qualité de l’élaboration ou de la prémisse. Lorsque je vois des idées présentées comme des faits dans un article, je me demande de quelle façon elles ont été manipulées. J’accepte le cynisme comme un principe tacite du discours public, et je m’abstiens d’énoncer une idée de façon trop catégorique, de peur d’avoir l’air intolérante. J’ai maintenant peur de m’exprimer avec conviction sur un texte de qualité lorsque son contenu est délicat et politique. J’ai l’impression de ne plus être entièrement libre de le faire.

La rédaction de Nouveau Projet m’a demandé de rédiger un texte sur la contribution du théâtre documentaire—mon genre littéraire de prédilection—à la diffusion d’informations. J’ai jugé essentiel de commencer par ce préambule, car il est impossible d’avoir une discussion sur le fait d’informer les gens sans préciser le contexte dans lequel on tente de le faire.

Je me sens obligée de vous dire que je suis une femme blanche, privilégiée et hétérosexuelle. Mes pièces sont financées par les fonds publics. Ma langue maternelle est l’anglais. Je penche légèrement vers la gauche sur le plan politique. Je suis née à Montréal—à Westmount, pour être plus précise.

Il y a 25 ans, je ne me serais jamais sentie obligée de partager cela avec vous. Ç’aurait été considéré comme gratuit et inutile dans un texte qui n’est pas de la fiction, à moins d’aborder explicitement certains aspects de mon identité. Aujourd’hui, je suis parfaitement consciente que ces facettes de mon identité seront jugées fondamentales pour saisir le ton et le contenu de cet article ou pour façonner un message politique à travers mes mots. Je sens que je dois volontairement les offrir, pour prévenir ce genre de réaction. Comme l’a dit l’historien américain Timothy Snyder, j’ai décidé «d’obéir à l’avance» à la dictature de l’interprétation qui consume désormais le monde du partage de l’information; j’ai décidé d’accepter le corridor d’analyse étroit que m’octroient mon ethnie, mon statut socioéconomique, mon identité sexuelle et politique. Au-delà de ces frontières, on ne peut plus me faire confiance pour vous informer légitimement.

Ce qui ne signifie pas que je ne tenterai pas le coup. Après tout, résister à la tyrannie est à l’ordre du jour.

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Mes pièces de théâtre documentaires cherchent à faire fi des concepts d’identité et d’autorité. Ce sont des histoires écrites par une auteure qui aime écouter celles des autres et qui transmet ce plaisir à un public. Des histoires jouées par des acteurs incarnant des personnages qui ne partagent pas la même identité. Elles reflètent mon désir d’explorer les vérités universelles, plutôt que de faire passer un message précis.

Lorsque j’écris une pièce, je suis transparente et j’assume pleinement mon rôle de narratrice. Je rappelle mon identité au public, pour qu’il puisse décider lui-même s’il peut me faire confiance, ou comment il veut faire confiance à ma façon de raconter l’histoire qu’il va découvrir. Je lui révèle mes partis pris et mes défauts en tant que témoin de la réalité, pour qu’il puisse prendre conscience des siens. Je le fais, car je crois que pour intégrer l’information, il faut évacuer la pression liée à la volonté d’y parvenir parfaitement. (S’)informer est une activité humaine, et par conséquent, délicieusement approximative.

Malgré la nature imparfaite de mon autorité, j’aspire à devenir une narratrice documentaire rigoureuse et patiente. Je m’ouvre aux points de vue différents et divergents et je me permets d’être désorientée dans ma recherche de clarté sur un sujet donné. Je partage cette désorientation avec mon public afin qu’il puisse se pardonner d’être dérouté par ce qu’il entend. La vraie vie est difficile et contradictoire; lorsque nous exposons quelque chose à son sujet, nous ferons davantage preuve de sagesse en tant que collectivité si nous acceptons et apprécions un certain degré de chaos. La rigidité est le pire ennemi d’une bonne narration documentaire.

Pourtant, le contrôle est omniprésent dans le partage de l’information, de nos jours. Les journalistes s’auto-censurent par peur d’offusquer un lectorat trop chatouilleux. Les politiciens peaufinent leurs discours et leurs communiqués de presse afin d’éviter de violentes bourrasques dans les médias sociaux. Nous découvrons des efforts manifestes pour influencer la démocratie à coups de campagnes de désinformation. Le seul terreau où ces choses peuvent s’enraciner est celui où l’élément de confiance a complètement disparu. C’est dans cet environnement que je tente aujourd’hui, avec une certaine inquiétude, d’avoir une discussion franche avec le public.

Par chance, le théâtre est un mode d’expression qui s’est toujours épanoui dans des périodes d’information muselée, parce que son sens fondamental est véhiculé par le sous-texte, et non par le texte. Le sous-texte est offert au public, et au lecteur ouvert d’esprit, sans être clairement visible aux agents culturels obsédés par le sens littéral et restreint. Les meilleures pièces sont celles qui offrent de multiples niveaux de signification à un public diversifié. Les auteurs de ces œuvres considèrent qu’il est suffisamment intelligent pour concilier différents sens sans qu’on lui en impose un en particulier.

Désormais, en tant que dramaturge documentaire, je suis convaincue que pour informer les gens, je dois leur rappeler de faire confiance à leur instinct et d’accepter de ne pas être parfaitement renseignés sur le monde. Les implorer de quitter Facebook et Twitter quelques heures chaque jour pour entrer en contact avec une personne en chair et en os qui a une histoire véridique à raconter, à propos de son expérience réelle dans le monde. Cette histoire comprendra presque assurément des vérités aussi incontestables qu’une statistique dans un article de presse.

L’avantage de cette rencontre est qu’elle engendre une certaine confiance entre deux personnes authentiques. Et cette confiance—bâtie une conversation à la fois; entre amis, voisins, collègues de travail et, par la suite, entre politiciens et citoyens—sert à établir les conditions qui nous permettront d’être informés, pour vrai. 


Dramaturge vivant à Montréal, Annabel Soutar est la directrice artistique des productions Porte Parole, à qui l’on doit entre autres J’aime Hydro. Sa pièce Grains: Monsanto contre Schmeiser est parue en 2014 aux éditions Écosociété. Elle figure sur la liste des artistes de l’année 2015 du Globe and Mail.

Traduction: Brigitte Hébert Carle

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