Biorégion ou barbarie
Et si le projet biorégional pouvait nous aider à traverser l’effondrement? Dans cet extrait de l’essai «Faire que!», récemment paru chez Lux Éditeur, l’auteur et philosophe Alain Deneault appelle à un certain retour à la terre.
Selon le regretté Charles W. Mills, le suprémacisme blanc a façonné le monde moderne. Bien qu’il ait fait école, son essai Le contrat racial (1997) n’avait jamais, jusqu’ici, été traduit en français. C’est finalement le rappeur et historien Webster qui s’est acquitté de la tâche pour la maison d’édition Mémoire d’encrier. En voici un extrait.
Il y a le micro-espace du corps lui-même (qui, en quelque sorte, est l’assise de tous les autres niveaux), le fait que les personnes et sous-personnes, les citoyens et non-citoyens, qui habitent ces entités politiques le font dans des enveloppes de peaux, de chair, de cheveux. Le corps non blanc est empreint d’une certaine noirceur qui peut véritablement rendre certains Blancs inconfortables physiquement. (Un architecte noir américain du 19e siècle avait ainsi appris à lire les plans architecturaux à l’envers, car il savait que les clients blancs seraient mal à l’aise de se retrouver du même côté de la table que lui.)
Une partie de ce sentiment est sexuel: le corps noir, en particulier, est vu de façon paradigmatique comme un corps1Pour une analyse classique, voir Frantz Fanon, Peau noire, masques blancs (Paris : Éditions du Seuil, 1952) ; et pour une exploration récente, Lewis R. Gordon, Bad Faith and Antiblack Racism (Atlantic Highland, N.J. : Humanities Press, 1995), particulièrement les chapitres 7, 14 et 15, pp. 29-44, 97-103, 104-16.. Selon Lewis Gordon, la «présence [noire] est une forme d’absence. […] Chaque personne noire devient le membre d’un énorme corps noir: LE CORPS NOIR»2Gordon, Bad Faith, pp. 99, 105.. Les Blancs peuvent être des «têtes parlantes», mais même lorsque les têtes noires parlent, on est toujours inconfortablement conscient des corps auxquels elles sont attachées. (Les Noirs sont, au mieux, des « corps parlants».)
Certains conservateurs blancs considéraient le rock and roll, à ses débuts, comme un complot communiste, car il introduisait les rythmes du corps noir dans l’espace corporel blanc; il amorçait la subversion funky de cet espace. Ils donnaient à entendre, littéralement, des rythmes de la jungle, télégraphiés depuis l’espace de la sauvagerie, menaçant l’espace civilisé de l’entité politique blanche et l’intégrité charnelle de ses habitants. Ainsi, quand, dans les années 1950, les artistes blancs ont fait des reprises des «race records» (ces chansons du palmarès ségrégué de rhythm and blues), elles ont été aseptisées, nettoyées et leurs rythmes, réarrangés; on les a rendues reconnaissables, «blanches».
Généralement, il y a aussi l’exigence sociale fondamentale de distinguer les rapports sociaux entre personne-personne et personne–sous-personne au niveau des interactions quotidiennes (pas seulement les interactions abstraites, mais celles qui se déroulent à l’intérieur de cet espace racialisé). Ainsi, aux États-Unis, de l’époque de l’esclavage et de l’ère Jim Crow jusqu’à la période moderne de liberté formelle (mais de racisme continu), une étiquette raciale changeante et ultimement déterminée par la forme du contrat racial en cours a soigneusement régulé les interactions physiques entre Blancs et Noirs.
Certains conservateurs blancs considéraient le rock and roll, à ses débuts, comme un complot communiste, car il introduisait les rythmes du corps noir dans l’espace corporel blanc; il amorçait la subversion funky de cet espace.
Dans son étude sur la manière dont la race façonne la vie des femmes blanches, Ruth Frankenberg décrit la «géographie sociale raciale» qui en résulte, le «maintien des frontières» personnelles qui exigeait de «garder constamment une séparation», une «délimitation [consciente] de l’espace physique»3Frankenberg, White Women, chap. 3.. Les conceptions qu’on se fait de son soi blanc cartographient une microgéographie des routes acceptables à travers l’espace racial de son propre espace. Ces traversées de l’espace sont empreintes de domination: des postures de déférence et de soumission prescrites pour l’Autre noir, un langage corporel non arrogant (pas de «regard effronté»); des codes de circulation prioritaire («mon espace peut traverser le tien et tu dois t’écarter»); des règles tacites afin de déterminer quand reconnaître ou pas la présence non blanche, dictant les espaces d’intimité et de distance, les zones de confort et d’inconfort («jusque-là et pas plus loin»); et finalement, bien sûr, les lois interdisant le métissage afin de proscrire (et le lynchage afin de punir) la violation ultime, la pénétration du Noir à l’intérieur de l’espace blanc4Frantz Fanon, Peau noire ; Charles Herbert Stember, Sexual Racism : The Emotional Barrier to an Integrated Society (New York : Elsevier, 1976) ; John D’Emilio et Estelle B. Freedman, Intimate Matters : A History of Sexuality in America (New York : Harper and Row, 1988), chap. 5, « Race and Sexuality », pp. 85-108.. Si, comme je l’ai mentionné précédemment, l’entité politique virtuelle blanche est considérée comme étant la véritable entité politique, on pourrait ainsi dire, sans vouloir pousser la métaphore trop loin, que le corps non blanc est une bulle mouvante de nature sauvage dans un espace politique blanc, un nœud de discontinuité qui est forcément en tension permanente avec lui.
Le contrat racial norme (et racise) l’individu, établissant le statut de personne et de sous-personne
Dans la théorie politique désincarnée du contrat social orthodoxe, le corps disparaît, il devient théoriquement sans importance, tout comme l’espace physique habité par ce corps est ostensiblement sans importance théorique. Toutefois, cette disparition est une illusion dans le premier cas aussi bien que dans le second. La vérité est qu’on peut prétendre que le corps n’a pas d’importance uniquement parce qu’un corps en particulier (le corps de l’homme blanc) est présupposé comme norme somatique. Dans un dialogue politique entre propriétaires de tels corps, les détails de leur chair importent peu puisqu’ils sont jugés comme étant également rationnels, également capables de percevoir la loi naturelle ou leur propre intérêt.
Cependant, comme l’ont souligné les théoriciennes féministes, le corps est sans importance seulement quand il s’agit du corps masculin (blanc). Même pour Kant, qui définit les «personnes» simplement comme des êtres rationnels, sans aucune restriction apparente de genre ou de race, le corps de la femme la distingue comme n’étant pas suffisamment rationnelle pour être autre chose qu’une citoyenne «passive» sur le plan politique5Susan Mendus, « Kant : ‘An Honest but Narrow-Minded Bourgeois’? » dans Women in Western Political Philosophy, éd. Ellen Kennedy et Susan Mendus (New York : St. Martin’s Press, 1987), pp. 21-43.. De manière similaire, le contrat racial est explicitement fondé sur une politique du corps, lequel est lié au corps politique par des restrictions déterminant quel corps est «politique». Il existe des corps impolitiques dont les propriétaires sont perçus comme incapables de former un corps politique ou d’y entrer pleinement.
Charles Wade Mills est l’un des philosophes contemporains les plus influents. Connu pour sa contribution à la philosophie sociale et politique, en particulier à la théorie politique critique. Décédé en 2021 aux États-Unis, Mills était professeur émérite de philosophie à la City University of New York (CUNY).
Historien indépendant et artiste hip-hop, Aly N’Diaye alias Webster s’intéresse à l’histoire de la présence afro-descendante et de l’esclavage au Québec et au Canada depuis l’époque de la Nouvelle-France. Webster est l’auteur de deux livres, À l’ombre des feuilles (Québec Amérique, 2019) et Le grain de sable (Septentrion, 2019).
Pour aller plus loin
Le contrat racial, un livre de Charles W. Mills, traduit par Webster, paru aux éditions Mémoire d’encrier
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