Le grand radioroman américain

William S. Messier
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Commentaire

Le grand radioroman américain

Qu’est-ce qui définit la grande Amérique? L’émission radiophonique This American Life, tissée de journalisme, de littérature et de récits personnels, offre une réponse singulière et sensible aux auditeurs: les États-Unis sont faits de personnages, de scènes, de lieux et, surtout, d’histoires. 

Considéré dans ce texte

This American Life. Chicago. L’art de dire la vérité. Sinatra. Les camps de vacances. Le Nouveau journalisme et les lettres américaines.

Le 17 novembre 1995, le premier épisode de l’émission This American Life (TAL) est porté par les ondes de la radio publique de Chicago. D’une voix nerveuse, l’animateur, Ira Glass, s’adresse à un invité au téléphone. À l’époque, le projet s’appelle Your Radio Playhouse, mais les éléments qui ont fait le succès de TAL sont déjà présents: un thème central et structurant qui change chaque semaine, une division en «actes» comme au théâtre, des entrevues avec des gens ordinaires, des monologues de récits personnels et, surtout, une tendance à se montrer du doigt en racontant.

Le thème de cet épisode inaugural est «New Beginnings», et les premiers instants ressemblent au début d’un roman. In medias res, on entend Glass saluer le célèbre animateur télé Joe Franklin. Celui-ci hésite au bout du fil, tente de se remémorer à qui il a affaire, bégaie en prononçant le prénom de son interlocuteur, tousse, puis interrompt la conversation pour répondre à un appel sur un autre appareil. «Hé, salut! Je te rappelle dans un instant. J’ai d’excellentes nouvelles pour toi!» Il retourne à Glass et aussitôt, sans vraiment marquer de pause dans son discours, semble désormais parler à un certain Tony, lui demandant de retenir ses appels pour environ cinq minutes. «N’est-ce pas, Ira? On en a pour cinq, dix minutes? C’est ça. Cinq, dix minutes.» Une musique de Django Reinhardt commence doucement et, d’une voix plus à l’avant-plan, Ira Glass parle maintenant à l’auditeur: «Un truc qui est bien quand on commence une nouvelle émission, c’est l’anonymat absolu. Personne ne sait à quoi s’attendre. Ce gars-là ne nous connaissait ni d’Ève, ni d’Adam.»

Ce «prologue», pour reprendre la terminologie de l’émission, est représentatif du style de radio que font les producteurs de This American Life. Des éléments d’entrevues sont laissés dans le montage final pour reproduire un effet de spontanéité ou une chaleur humaine qu’un rythme plus rapide aurait sans doute éliminés. Ici, Joe Franklin est interviewé pour offrir à Glass ses conseils d’animateur, mais l’auditeur accède aussi aux pauses, aux hésitations, aux faux départs et aux différentes marques de la fonction phatique qui encadrent et sous-tendent le propos. L’entrevue est mise en récit de cette façon. Ce type de procédé, récurrent à travers les quelque 500 épisodes de TAL, fait la signature de l’émission: toujours exposer à la fois son propos et l’échafaudage qui le tient en place.

Plus fortement, ce même procédé participe à l’instauration d’une curieuse littérarité. Il s’agit peut-être d’une déformation professionnelle, et j’ignore s’il est courant d’aborder une œuvre radiophonique en termes littéraires, mais depuis que j’ai découvert l’émission, je m’amuse à la considérer comme un long et perpétuel roman. Un grand roman américain expansif, polyphonique et mouvant, dont l’ultime protagoniste serait le peuple. Si le texte de présentation sur le site web de This American Life tend à rassembler ses différentes dimensions sous l’égide du journalisme, je considère qu’une lecture «littéraire» de l’émission est nécessaire afin d’en saisir la portée. Dans le sillage du Nouveau journalisme des années 1960 et des mouvements d’histoire orale remontant aux années 1930, l’animateur Ira Glass et son équipe produisent depuis 18 ans de véritables merveilles de storytelling.

Chaque semaine, l’équipe choisit un thème et présente diverses histoires entourant celui-ci. Le génie de l’émission repose principalement sur l’équilibre étonnant qui se dessine entre les différents «actes» présentés: du topo politique au fait divers en passant par la fiction littéraire, les entrevues de terrain et le monologue humoristique, c’est toujours le thème qui donne à l’ensemble sa cohérence.

Quand je décris l’émission à des gens, il m’est souvent difficile de cerner ce qui fait de This American Life une production aussi originale sans la réduire à un énoncé simpliste. Essentiellement, on y raconte des histoires.

Il y a quelques années, j’ai entrepris d’écouter tous les épisodes depuis 1995, aujourd’hui disponibles en baladodiffusion. Je me sentais animé par le même esprit intrépide—la fougue des conquérants— qui nous habite quand on entame la lecture d’une grosse brique. Je ressentais aussi le poids de l’immensité de l’entreprise, comme quand on désire visiter, pour la première fois, une grande ville telle que New York, Paris ou Chicago. Chacun des 500 épisodes contient au moins un élément qui confirme que l’émission produit la littérature audio la plus originale et la plus riche sur le continent. Il s’agit de petits moments qui inscrivent à mon sens This American Life dans le champ littéraire états-unien. En quatre actes, donc, voici quelques voix majeures du «grand radio-roman américain».

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ACTE I: les etcétéras du monde

Je suis fasciné par les œuvres qui jouent sur la frontière entre le documentaire et le littéraire. Quand elles sont réussies, elles jettent un éclairage inédit sur des sujets que les documents officiels auraient déjà clos. Elles mettent en scène un questionnement fondamental de la modernité: comment dire la vérité sur l’expérience humaine? J’avoue pencher plus d’un côté que de l’autre: par sa narrativité et son pouvoir mobilisateur, le texte littéraire arrive, à mon avis, souvent mieux que tout document à faire parler les témoins de la vie ordinaire ou de la vie «à échelle humaine». C’est le pari que semblent tenir également les membres de l’équipe de This American Life.

«Disent-ils la vérité, ces historiens oraux?» Voilà la question que pose Studs Terkel, dans le premier acte de l’épisode 368. Décédé en novembre 2008, une semaine avant la diffusion de l’épisode, Terkel était un éminent journaliste de Chicago connu pour ses enquêtes d’histoire orale au sujet de la Grande dépression. Ira Glass le présente ni plus ni moins comme l’ancêtre de l’émission: «Quand Studs faisait une entrevue, c’était de l’histoire, c’était un portrait psychologique, c’était à la fois un récit dramatique et du divertissement. Nous lui sommes redevables, nous qui sortons des magnétophones et écoutons les gens qui ne sont ni célèbres, ni puissants, ni notables dans le sens médiatique habituel.»

Terkel a passé l’essentiel de sa carrière à donner la parole à ceux qu’il nommait les «etcétéras du monde». Ses sujets l’amenaient dans les bars, les ruelles, les cuisines, les banquettes arrière de voitures et les parcs américains pour livrer leurs récits personnels, relater leur expérience de la vie urbaine, communautaire, ouvrière ou familiale. Diffusés à la radio ou retranscrits dans des livres au succès retentissant, les travaux de Terkel prenaient la forme de fouilles archéologiques où l’on scrutait le discours et le langage des interlocuteurs à la recherche d’une mémoire qui aurait échappé au discours officiel.

Pratique paradoxale, l’histoire orale cherche moins la vérité dans les faits ou les évènements que dans la manière dont ceux-ci sont racontés. En ce sens, elle se rapproche de la littérature: l’enquêteur s’intéresse moins au propos qu’aux hésitations, aux omissions et aux formulations qui le servent, moins au souvenir qu’à la manière dont il est évoqué et à l’émotion qu’il provoque.

L’épisode de This American Life dans lequel figure Terkel a pour thème «Who Do You Think You Are?» et traite des rôles qu’on se donne ou qu’on acquiert en société, et des limites qu’on peut ou ne peut pas franchir. Dans des entretiens diffusés pour la première fois à la radio de Chicago en 1971, les sujets de Terkel se remémorent leurs expériences de la Grande dépression. Vers la fin de l’acte, le journaliste s’efface et cède entièrement la parole à une femme qui était travailleuse itinérante avec son mari durant les années 1930. Son ton serein, presque ingénu, crée un étrange contraste avec la sévérité du propos. Mais ce qui frappe davantage, c’est la manière dont elle clôt son récit: après avoir expliqué comment il est difficile pour elle de se remémorer cette période si lointaine, elle se souvient avoir lu Les raisins de la colère. «Et je n’avais jamais été aussi fière des gens pauvres que je l’étais après avoir lu ce livre.»

C’est un moment spécial dans l’histoire de This American Life, puisque tout semble se recouper. Cette femme d’origines modestes, cette «etcétéra du monde» dont les propos sont recueillis par le père spirituel de l’émission, résume un enjeu central de la production en général: quel outil, entre la littérature et le documentaire, permet le mieux de dire la vérité? À la question posée en ouverture—«Disent-ils la vérité, ces historiens oraux?»—, cette femme répond que les romanciers, eux, y arrivent.

Dans les livres de Terkel, je creuse le langage à la recherche de trouvailles qui traduiraient l’affect que le sujet associe à son expérience. Il y a dans son travail de transcription et de montage un souci de faire vivre la poésie brute de la langue de ses interlocuteurs sans la dénaturer. Je reproduis ce travail de lecture dépoussiéreuse à l’écoute de This American Life: je suis toujours à l’affut de la tournure de phrase qui trahirait une vision de l’Amérique inédite, singulière, voire authentique.


«Qu’est-ce qui est américain de l’Amérique?» C’est une formule qui résume bien le projet de This American Life.

ACTE II: Les nouveaux rois de la nonfiction

Bien sûr, l’idée de faire intervenir des éléments littéraires dans une œuvre documentaire n’a rien de nouveau. C’est aux fondements mêmes du Nouveau journalisme qui a vu le jour dans les années 1960 aux États-Unis. Dans un article du New York Magazine de 1972, Tom Wolfe décrit la pratique comme «la découverte qu’il était possible en nonfiction, en journalisme, d’utiliser n’importe quel instrument littéraire, [...] d’exciter le lecteur autant intellectuellement qu’émotionnellement».

C’est d’ailleurs un épisode de TAL qui m’a fait découvrir Gay Talese et qui m’a intéressé au Nouveau journalisme. Dans l’épisode 54, dont le thème est «Sinatra», Talese lit un extrait de son célèbre article de 1966 sur le crooneur. Publié dans Esquire, «Frank Sinatra Has a Cold» est connu comme l’un des premiers jalons de l’ère du Nouveau journalisme. On y fait un portrait complexe du «phénomène» que représente Sinatra à cette époque. Comme l’hommage à Studs Terkel, la seule présence de l’article dans les archives de l’émission signale une généalogie qu’on ne peut ignorer.

Entre journalisme, essai et littérature, la creative nonfiction occupe depuis au moins 30 ans une place privilégiée, similaire à celle du roman, dans les lettres américaines. En 2007, l’animateur Ira Glass éditait une anthologie de textes intitulée The New Kings of Nonfiction, rassemblant des textes d’auteurs qui ont presque tous déjà collaboré à l’émission. Dans son introduction, Glass réitère ce qui, selon lui, manque à la formation de la plupart des journalistes qu’il rencontre: l’importance de laisser transparaitre, au moment opportun, leur lecture des évènements, leurs propres sentiments, leurs doutes, leurs pensées, voire leur vulnérabilité. Il estime que l’art de la nonfiction tient à cette idée de faire du journalisme sensible. Du journalisme qui se montre en train d’enquêter et qui réagit à ses propres découvertes. Voilà où se situe la force de l’autoréflexivité qui traverse les 500 épisodes: on y entend des humains qui réfléchissent et questionnent leurs semblables sans se gêner pour remettre en cause leurs propres aprioris au fur et à mesure qu’avance leur enquête. Cette méthode installe chaque reportage en récit où cheminent divers protagonistes sur différentes strates d’intrigues.

L’épisode sur Sinatra offre moins une démonstration de la grandeur de l’artiste qu’une réflexion douce-amère sur cette grandeur: qu’a-t-elle de si spécial, cette icône américaine? Dans le prologue, Ira Glass commente des enregistrements avec Sammy Davis et Dean Martin truffés de racisme et de machisme qui n’auraient jamais été tolérés à notre époque: «En la figure de Frank Sinatra, nous voyons l’histoire du 20e siècle.» D’acte en acte, on alterne entre des passages plus documentaires, où Glass entre notamment en dialogue avec des enregistrements de Sinatra, et d’autres où l’on donne la parole à des perspectives plus subjectives, voire littéraires. L’écrivain Michael Ventura lit un extrait de son roman dans lequel est dépeint un Sinatra mourant, offrant un de ses derniers concerts. Camden Joy, un autre écrivain, décrit une scène dans un restaurant turc du Lower Manhattan qui, par hasard, diffusait le film Un crime dans la tête, mettant en vedette le chanteur: «Il est de ces moments dans une foule où l’Amérique est parfaitement cohérente, où l’on voudrait crier: “Donnez-moi vos pauvres, vos exténués, vos affamés, et tripons tous ensemble sur Frank Sinatra!”»

«Qu’est-ce qui est américain de l’Amérique?», demandait John A. Kouwenhoven dans un essai célèbre de 1956. C’est une formule qui résume bien le projet de This American Life. Dans cet épisode sur le chanteur légendaire, les producteurs cherchent à savoir, à leur unique façon, en pigeant autant dans la littérature que dans le journalisme, ce que Frank Sinatra signifie pour l’Amérique.

  • Illustration: Jeff Kulak

ACTE III: Sur le camp

La cueillette de témoignages de gens «ordinaires» fonde en partie l’esthétique de This American Life. La douzaine d’épisodes situés en un seul endroit, véritables tentatives d’épuisement des espaces américains, en font une bonne démonstration: on dépêche une équipe de reporters durant 24 heures dans un arrêt routier pris au hasard; on investit une école secondaire, un concessionnaire Chrysler ou une cantine de Chicago pendant un jour ou une semaine. L’idée est toujours de capter ce qui échapperait au regard trop rapide ou à l’oreille trop distraite, d’accorder plus de temps au sujet ou au lieu que ne le ferait le reportage d’un bulletin d’informations habituel. Armés de magnétophones et nourris par une attention aux détails et aux sous-intrigues de la vie quotidienne, les producteurs de ces épisodes arrivent toujours à donner l’impression qu’on a soi-même parcouru les lieux. Dans une perspective discursive, c’est plutôt la polyphonie qui nous intéresse ici, la multiplication des points de vue sur une expérience commune. Voilà le moment où le radioroman devient choral.

Dans l’épisode 109, intitulé «Notes on Camp», l’équipe nous amène dans l’univers particulier des camps de vacances. Pour l’occasion, nous visitons les camps de Greenwoods et Lake of the Woods, en périphérie de Chicago, où hurlent, jouent, rient et pleurent des centaines d’enfants, chaque été. On présente les camps de vacances comme des écosystèmes ayant leurs propres traditions, leur propre folklore, leurs propres hiérarchies, voire leur propre jargon. À l’instar du célèbre essai de Susan Sontag dont le titre inspire celui de l’épisode, ces notes sur le camp nous plongent dans une véritable sous-culture.

Cet épisode ne comporte aucune lecture de texte littéraire à proprement parler. La seule fiction qu’on y évoque tient plus de la légende locale, alors que les filles de Lake of the Woods débattent de la véracité d’une histoire de peur qui circule depuis des lustres dans le camp. Ce passage comporte toutefois une réflexion d’Ira Glass sur le rapport des enfants de dix ans aux multiples histoires qu’on se raconte: «À cet âge, rappelez-vous, les gens passent leur temps à vous raconter des histoires d’horreur, de meurtres, d’enfants avec des pistolets. Et, en fait, bon nombre de celles-ci sont vraies. Alors vous en êtes encore à chercher où se situe la ligne qui sépare la fiction et la réalité.»


À partir des histoires qu’on se raconte, devant le feu, à la lumière d’une lampe de poche, à la hâte dans je ne sais quel arrêt routier ou encore sur la banquette d’un diner de Chicago, les producteurs de l’émission veulent reconstituer le récit de la vie en Amérique.

ACTE IV: «Chicago, cette sombre ville»

À la fin de ses études en lettres, Tom Wolfe affirme avoir voulu sortir à tout prix du monde de la littérature. Il se trouvera, quelques années plus tard, à produire les premiers articles du Nouveau journalisme, et donc à participer à la naissance d’un mouvement littéraire. «Dieu sait que je n’avais rien de nouveau, ni de littéraire en tête quand j’ai déniché mon premier contrat de journalisme, expliquera-t-il plus tard. J’éprouvais un désir anormal et féroce pour une tout autre chose. L’idée, c’était plutôt “Chicago, 1928”...»

Je me dis souvent que This American Life n’aurait pas pu voir le jour ailleurs que dans la ville des vents. Chicago était réputée dans les années 1950—les années des débuts de Studs Terkel—comme un lieu de grande inventivité radiophonique et télévisuelle. En sociologie, la fameuse École de Chicago repose sur des principes démocratiques et une approche «par le bas» correspondant tout à fait à la philosophie de l’émission. À certains égards, la ville incarne bien l’esprit américain: son urbanisme plat et son emplacement sur les rives du lac Michigan évoquent l’immensité du territoire, tandis que la grandiloquence de ses gratte-ciels symbolise en quelque sorte les idéaux démocratique et technologique au cœur du rêve américain.

This American Life: le résumé

Première diffusion: 17 novembre 1995 / Animateur: Ira Glass /Chaine: webz, radio publique de Chicago / Auparavant nommée Your Radio Playhouse, l’émission prend le nom de This American Life en mars 1996, dans l’épisode intitulé «Name Change» / Au Canada, on peut notamment écouter TAL à CBC Radio One ou en baladodiffusion à partir du site web de l’émission thisamericanlife.org

Comme ville littéraire, Chicago a connu quelques moments sublimes, à commencer par les célèbres premières lignes des Aventures d’Augie March de Saul Bellow: «Je suis Américain, natif de Chicago—Chicago, cette sombre ville [...].» Dans son roman brutal de 1940, Un enfant du pays, Richard Wright dresse un portrait violent des tensions raciales, avec le South Side de la ville comme décor. La petite fille de la rue Mango de Sandra Cisneros illustre le quotidien des chicanos dans un quartier ethnique chicagoain. Le récit autobiographique de Dave Eggers, Une œuvre déchirante d’un génie renversant, publié en 2000, se situe en partie à Chicago et sur les rives du Michigan. Dans un chapitre particulièrement saisissant, où le protagoniste retourne à la ville pour déverser les cendres de ses parents dans le lac, Chicago n’est plus seulement sombre, elle est d’un froid mordant.

D’ailleurs, le passage d’Eggers à l’émission en 1998 marque la facture littéraire de This American Life. En rétrospective, j’ai du mal à ne pas considérer la rencontre comme ayant été arrangée avec le gars des vues. Il s’agit d’un heureux croisement au début de deux phénomènes culturels—l’un littéraire, l’autre radiophonique. C’est à l’épisode 117. Eggers lit un extrait de ce qui est alors le manuscrit en chantier d’Une œuvre déchirante d’un génie renversant.

Si l’on revient à Chicago, c’est la manière dont This American Life semble habiter la ville qui m’intéresse. Les épisodes ou les actes qui s’y déroulent ne relèvent jamais du carnet touristique ni du chauvinisme. Ils rendent plutôt compte de la relation intime qu’entretiennent les producteurs avec Chicago. Cette intimité, il faut le mentionner, n’est pas étrangère au médium radiophonique. Pensons à l’épisode 25, entièrement consacré aux multiples façons dont les succès des Bulls, l’équipe professionnelle de basketball, affectent la communauté; ou encore aux épisodes 487 et 488, portant sur la vie dans une école secondaire en milieu défavorisé alors que, par un triste hasard, un de ses élèves vient d’être assassiné. Quand les producteurs investissent un lieu de la ville, ils le font en tant que citoyens, et ça se sent par les liens de connivence qu’ils semblent créer avec leurs sujets. De cette manière, ils insistent toujours un peu plus sur leur enracinement dans la ville de Chicago.


«La fiction que nous diffusons fonctionne comme du journalisme: il s’agit de textes qui décrivent ce que c’est que de vivre ici, maintenant, dans le monde.»

Épilogue: les conteurs américains

Ma fascination pour This American Life se dessine dans la longue durée: pour employer une formule clichée, la grandeur du projet radiophonique est supérieure à la somme de ses parties. Après 500 épisodes—et bien avant ça, en fait—, l’auditeur plus ou moins assidu saisit l’ampleur de l’ambition des producteurs. Ils tissent la courtepointe infinie de la vie en Amérique, un motif à la fois. C’est un travail documentaire colossal qui m’a amené à me demander ce que la littérature venait faire là-dedans.

Si, de manière générale, on a tendance à célébrer la facture journalistique de la production, sa nature littéraire est souvent en reste. Or, un bref coup d’œil à la liste d’écrivains dont les textes ont été lus en ondes confirme l’importance de l’art narratif dans la signature de l’émission. Les producteurs reconnaissent eux-mêmes qu’ils se tiennent sur la frontière entre journalisme et littérature: «Il est vrai que le type de journalisme que nous pratiquons tend à recourir aux techniques de l’écriture de fiction: des scènes, des personnages et des fils narratifs. [...] En revanche, la fiction que nous diffusons fonctionne comme du journalisme: il s’agit de textes qui décrivent ce que c’est que de vivre ici, maintenant, dans le monde.» Dans les nombreux articles publiés au sujet de l’émission au fil des ans, on ne semble jamais s’attarder très longtemps sur le fait que celle-ci—prise en charge, dès sa deuxième saison, par le réseau national des radios publiques—constitue une des seules plateformes audios où des textes de littérature sont lus à un grand public, aux États-Unis.

Je sais pourquoi je termine presque chaque épisode avec la même béatitude que celle que je ressens à la fin de la lecture d’un roman captivant. Depuis au moins un siècle, la modernité nous avertit de la disparition imminente de la figure du conteur dans nos sociétés. En fait, ce que This American Life révèle, c’est que l’art de raconter des histoires est bel et bien vivant en Amérique. 


William S. Messier est né à Cowansville, en 1984. Il est auteur et traducteur. Son plus récent roman s’intitule Dixie (Marchand de feuilles, 2013).

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