Consultomanie

Patrick Turmel
Illustration: Maxine Prévost
Publié le :
Commentaire

Consultomanie

ou comment nos gouvernements sont devenus dépendants des «dealers» de conseils

Au cours des dernières décennies, les firmes de consultants privées comme McKinsey en sont venues à jouer un rôle prépondérant auprès de nos gouvernements. Notre démocratie est-elle fragilisée par cette dépendance grandissante envers des non-élus?

Considéré dans ce texte

The Big Con: How the Consulting Industry Weakens Our Businesses, Infantilizes Our Governments, and Warps Our Economies, par Mariana Mazzucato et Rosie Collington. La santé de notre vie démocratique. Les conflits d’intérêts. L’expertise du secteur public. Les top guns.

Quiconque a vécu la pandémie de Covid-19 au Québec se souviendra longtemps des points de presse quotidiens du premier ministre Legault, qui permettaient aux citoyens d’être informés des décisions gouvernementales en matière de santé publique.

Officiellement, ces décisions étaient fondées sur les recommandations de spécialistes de la santé publique. Ce que la vaste majorité des Québécois ignoraient, cependant, c’est qu’un autre joueur prenait part au développement des stratégies de communication et d’intervention. Quasiment dès le départ, des équipes décisionnelles de Québec étaient coordonnées par des employés du cabinet-conseil McKinsey, à qui on laissait même convoquer les hauts fonctionnaires de leur choix.

Il a fallu le travail de Radio-Canada et de son journaliste Thomas Gerbet pour apprendre, en septembre 2022, le rôle joué par la boite privée dans la gestion de la pandémie au Québec:

Les documents confidentiels que nous avons obtenus démontrent que les consultants privés ont contribué à des décisions cruciales durant la pandémie en donnant des conseils au gouvernement Legault, notamment pour la stratégie de communication. Ils ont élaboré des scénarios d’achats d’équipements de protection et travaillé à la stratégie de tests PCR. Ils ont aussi proposé des solutions pour remédier à la pénurie de personnel en CHSLD.

Quelques mois plus tard, au début de 2023, le même Thomas Gerbet et son collègue Romain Schué révélaient que McKinsey occupe une place plus importante encore dans les ministères fédéraux, où «les contrats se chiffrent en dizaines de millions de dollars et sont parfois donnés de gré à gré, sans appel d’offres».

Si cela vous révolte, il faut savoir qu’il n’y a là rien d’exceptionnel. Le même phénomène s’observe depuis déjà plusieurs années, aussi bien chez nous que dans les autres démocraties. Depuis au moins les années 1980, le recours des institutions publiques aux grandes firmes-conseils est chose commune. Déjà en 1991, dans leur essai Administrative Argument, Christopher Hood et Michael Jackson employaient le terme consultocratie pour souligner le rôle et l’influence grandissante des consultants dans l’administration publique.

Leur rôle s’est toutefois amplifié avec l’arrivée de la Covid. En juillet 2020, quelques mois seulement après le début de la pandémie, le gouvernement fédéral américain s’était déjà engagé pour des contrats à hauteur de 100 millions de dollars US auprès de McKinsey. Au Royaume-Uni, Deloitte aurait reçu 373 millions de dollars US en 2021 seulement. La même année, l’ensemble des services publics anglais aurait donné aux différentes boites de consultants pour plus de 3 milliards de dollars US de contrats.

En France, McKinsey était également au cœur des stratégies et des processus décisionnels entourant la vaccination. L’une des rencontres quotidiennes tenues par le ministère de la Santé, où de hauts fonctionnaires étaient également présents, était d’ailleurs présidée par un conseiller de McKinsey. Les ministères du gouvernement central auraient dépensé en 2021 près de 900 millions d’euros en frais de consultation—plus du double de ce qui avait été dépensé en 2018. Le rapport du Sénat qui a révélé ces chiffres fait état d’un contrat de près de 560 000 euros avec le Boston Consulting Group et EY pour l’organisation d’un congrès pour les fonctionnaires du secteur de la santé, qui n’a en fait jamais eu lieu.

Ce sont l’histoire et les ravages de cette tendance de fond des sociétés démocratiques que l’on découvre dans The Big Con, le dernier ouvrage de l’économiste Mariana Mazzucato (coécrit avec Rosie Collington), duquel je tire les chiffres présentés plus haut. Il expose la façon dont ce que les deux autrices appellent le Big Three—les trois principales firmes de stratégie que sont McKinsey, BCG et Bain & Company—et le Big Four—les quatre principales firmes comptables: PwC, Deloitte, KPMG et EY—sont embauchés par les gouvernements pour participer à la préparation de réformes dans tous les domaines: la santé, l’éducation, l’immigration, la défense, l’environnement, et même la fiscalité.


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