Le mouvement de libération du taxi

Marc-André Cyr
 credit: Photo: Archives de la Ville de Montréal
Photo: Archives de la Ville de Montréal
Publié le :
Histoire des mouvements sociaux

Le mouvement de libération du taxi

Cinquante ans avant les manifestations des chauffeurs de taxi contre la multinationale Uber, les conducteurs montréalais ont fait une fracassante entrée dans l’arène publique. Retour sur un spectaculaire épisode de grève, en 1969.

Quelques mois après l’arrivée d’Uber au Québec, les chauffeurs de taxi de Montréal sont montés au front pour faire entendre leur colère: pourquoi l’entreprise américaine ne serait-elle pas soumise aux mêmes règles qu’eux? Leurs manifestations—blocages de rues et d’autoroutes—ont provoqué les grincements de dents habituels: la population aurait été «prise en otage» et le centre-ville, «paralysé» par l’action de ces travailleurs précaires.

Le mouvement de décembre 2016 était pourtant relativement pacifique, comparé à celui qui, 50 ans auparavant, a marqué l’histoire de la profession.

Montréal. Alors que les policiers et les pompiers viennent de se mettre en grève, des chauffeurs de taxi décident de manifester devant l’hôtel de ville. Depuis le début des années 1960, ils bataillent pour obtenir le droit de se syndiquer, sans grand succès. Face à l’immobilisme des pouvoirs publics, ils se sont rassemblés autour du très combattif Mouvement de libération du taxi, qui veut unir les chauffeurs de la ville sous une même bannière. Fort de 7000 membres situés principalement à Montréal, l’organisme lutte sur deux fronts, l’industrie et l’État. Les problèmes évoqués sont les suivants: trop de taxis sur les routes, des salaires indécents, surtout si l’on considère leur horaire hebdomadaire moyen (6 journées de 15 heures); aucun congé payé ni accès à l’assurance chômage. Enfin, le Mouvement entend protéger ses clients, en présentant le taxi comme un service public qui doit rester abordable pour tous.

Ce matin-là, le cortège prend finalement la direction du garage Murray Hill. Cette compagnie d’autobus et de limousines incarne, pour les chauffeurs de l’époque, une concurrence déloyale qui mine la profession. Bénéficiant du monopole sur les endroits les plus payants de l’ile, comme l’aéroport de Dorval, l’entreprise ne possède aucun permis pour exercer dans les rues et multiplie les pratiques antisyndicales. Les manifestants, en colère, pénètrent alors dans le bâtiment et s’en prennent aux véhicules et au mobilier. Un incendie se déclenche rapidement, gagnant l’ensemble de l’immeuble, d’où sort un autobus en feu.

Appelés en renfort, les policiers de la Sureté du Québec se montrent incapables de rétablir l’ordre. Murray Hill fait donc appel à des gardiens de sécurité privés, qui tirent à balles réelles dans la foule. Lors du procès, le vice--président de la compagnie, Paul Hershorn, avoue avoir lui aussi fait feu sur les manifestants: «Je défendais mon bien. Tout ce que je voyais, c’était que ma propriété allait être détruite.»

Cette controffensive a fait un mort, le caporal Dumas, qui était en civil ce soir-là, et plusieurs dizaines de blessés, dont deux militants du Front de libération du Québec (flq), Jacques Lanctôt et Marc Carbonneau. Ces derniers ont pris part, l’année suivante, à l’enlèvement du diplomate James Richard Cross et rédigé le manifeste du FLQ:

Publicité

Nous en avons soupé du fédéralisme canadien […] qui maintient les braves chauffeurs de taxi de Montréal dans un état de demi-esclaves en protégeant honteusement le monopole exclusif de l’écœurant Murray Hill et de son propriétaire--assassin Charles Hershorn et de son fils Paul qui, à maintes reprises, le soir du 7 octobre, arracha des mains de ses employés le fusil de calibre 12 pour tirer sur les chauffeurs et blesser ainsi mortellement le caporal Dumas, tué en tant que manifestant.

Manifeste du FLQ, 1970

Les chauffeurs de taxi n’en étaient pas à leur première action directe. Le 5 novembre 1968, ils ont placé une bombe sous un autobus de la Murray Hill. Deux autres ont explosé à Westmount le mois suivant, dont l’une visant la résidence du président de la compagnie. Évidemment, l’organisme menait en parallèle des activités plus conventionnelles—réunions, rencontres et publication d’un journal—mais cette grève violente, qualifiée d’«émeute» par la presse, est restée dans l’histoire.

En 1973, le gouvernement a finalement accordé aux chauffeurs le droit de se syndiquer, de bénéficier de l’assurance maladie et du salaire minimum, et de créer des coopératives de travail. Plusieurs d’entre elles existent encore aujourd’hui et se battent afin qu’Uber soit astreinte aux mêmes règlements et permis qu’elles.


Historien des mouvements sociaux, enseignant et chroniqueur à Ricochet, Marc-André Cyr s’intéresse plus particulièrement à l’histoire de la révolte et de la philosophie autochtone au Québec.

Continuez sur ce sujet

Atelier 10 dans votre boite courriel
S'abonner à nos infolettres