Le temps d’agir

Nicolas Langelier
Photo: Pixabay
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Intro

Le temps d’agir

«Nous sortons de la modernité mais nous ne sommes pas encore entrés, et pour cause, dans une nouvelle époque qui reste à inventer. Mais qu’insémine déjà, à distance du centre, la nouvelle culture en train de naitre.»

Philippe Nassif, La lutte initiale (2011)

Nouveau Projet a récemment emménagé dans ses premiers bureaux, adossés contre la voie ferrée du Canadien Pacifique, dans le Mile End. Chevauchant les ères économiques, notre quartier immédiat arrive encore à maintenir une belle mixité industrielle. S’y côtoient les shops de textile et les studios de design, les mystérieuses compagnies d’import-export et les organismes culturels, les Dodge Caravan des commerçants hassidiques et les vélos des artistes.

Toute la journée, des camions de livraison vont et viennent, klaxonnent, vrombissent, s’immobilisent dans de grands grincements de freins, reculent dans les bips-bips perçants. Matin et soir, les travailleuses immigrées envahissent les avenues venteuses, leurs rires et discussions animées se mêlant aux conversations des hipsters et aux ordres lancés par les contremaitres asiatiques. On aperçoit souvent la caravane d’un tournage quelconque, les assistants de production allant d’un pas rapide en criant dans leur walkie-talkie. Et il y a toujours au moins une équipe d’ouvriers en train de convertir un espace industriel en loft résidentiel ou en lieu de travail pour la classe créative, jetant les matériaux du 20e siècle dans des conteneurs en acier, trois étages plus bas.

Il y a une énergie qui se dégage de tout ça. Le sentiment que des choses se passent, que le cœur de Montréal bat, que la ville se renouvèle sans cesse, change de peau comme un serpent, possède neuf vies comme un chat. En allant travailler dans cet environnement, on ne peut s’empêcher d’avoir envie de participer à ce grand bouillonnement. Le monde bouge et évolue, pour le meilleur ou pour le pire, avec ou sans nous—aussi bien agir nous aussi, non?

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C’est une sorte de hasard, mais on parle beaucoup d’action, dans ce troisième numéro de Nouveau Projet. Ce qu’il faut faire, maintenant, pour revoir la production de nos aliments, par exemple, ou couper le quart de nos émissions de gaz à effet de serre, ou rendre la fonction publique plus attirante pour les jeunes Québécois. On découvre l’urbanisme tactique, qui délaisse les lentes consultations et les grands plans d’ensemble pour se concentrer sur des actions immédiates et concrètes. On réfléchit à la procrastination, ce terrible frein à l’action, ainsi qu’à la brièveté de la vie et à la nécessité de consacrer son temps aux activités utiles. On s’attarde aussi sur la condition d’artiste et le difficile équilibre entre l’action et la réflexion, le collectif et la solitude. Et bien d’autres choses que je vous laisse découvrir.

Le numéro n’a pas été prévu comme ça, pourtant. Peut-être avons-nous été influencés par toute cette action autour de nos bureaux. Ou c’est peut-être une conséquence semi-consciente de ma réflexion récurrente, depuis le printemps dernier: la nécessité de passer de la parole aux gestes, de la contestation à l’action, de Facebook à des réunions bien réelles dans des sous-sols d’église ou des cuisines exigües. L’urgence de s’impliquer pour vrai, dans la vraie vie.

Le printemps 2012 aura été glorieux à bien des points de vue. Mais son échec ultime, en tant que catalyseur d’une population qu’on aurait voulu voir exiger des changements concrets et profonds, me semble lié à une chose bien simple: l’absence de continuité entre la contestation de la rue et la réalité concrète de la vie. Collectivement, individuellement, nous avons échoué à être des passeurs, des relayeurs de cette contestation. Nous n’avons pas réussi à l’amener du coin de la rue à l’Assemblée nationale, cette dernière se contentant d’y voir ce qui l’arrangeait, fermant les yeux sur le reste.

Il faut s’y mettre maintenant. S’il y a eu le temps de la réflexion et des grands plans, puis le temps de la contestation, le temps de l’action est certainement venu. Parce que le temps lui-même presse, bien sûr, quand il n’est pas déjà carrément trop tard: la planète est au bord de l’écocide, l’ouverture pour une véritable réforme du monde de la finance est en train de se refermer, le sinistre Stephen Harper continue de faire des dommages irréversibles à notre tissu social et à notre conception même de ce que c’est que d’être citoyen de ce pays. Et vous pouvez ajouter ici le problème urgent de votre choix.

Le temps presse, aussi, parce que la vie est courte, comme nous le rappelle Sénèque dans le Grand essai de ce numéro. Et non seulement elle est courte, mais en plus «nous ne vivons que  la plus infime partie du temps de notre vie»—le reste est gaspillé en activités futiles, en plaisirs fugaces, en «busyness», pour reprendre le terme de David Allen.

Go, donc.

Mais pour ce faire, bien sûr, il faudra faire abstraction du chant des sirènes, des leurres des réseaux sociocommerciaux, de la surabondance de stimulus qui nous assaillent chaque jour, du matin au soir. Il faudra se concentrer sur ce qui est important.

L’urgence de s’impliquer pour vrai, dans la vraie vie.

Il faudra aussi passer par-dessus le cynisme qui est devenu notre seconde nature. En commençant par comprendre que ce cynisme n’est pas de notre faute, n’est pas inné: il est le résultat d’un demi-siècle d’une sphère politique contrôlée par les faiseurs d’image et les publicitaires. Comme l’écrivait Hannah Arendt, «le plus sûr résultat à long terme du lavage de cerveau est un genre particulier de cynisme—un refus absolu de croire en la vérité de quoi que ce soit, si bien établie que puisse être cette vérité. En d’autres termes, le résultat d’une substitution cohérente et totale de mensonges à la vérité de fait n’est pas que les mensonges seront maintenant acceptés comme vérité, ni que la vérité sera diffamée comme mensonge, mais que le sens par lequel nous nous orientons dans le monde réel se trouve détruit».


Grosse commande, donc: (re)trouver un sens à notre action. Autrement dit: agir pourquoi, pour qui, dans quelle direction?

Il y a bien sûr plusieurs types de réponses possibles à cette question. Mais une avenue me semble particulièrement excitante, alors que nous approchons très vite du milieu des années 2010: jeter les bases de la nouvelle culture dont parle Philippe Nassif, celle qui nous permettra d’entrer dans une nouvelle époque.

On peut sans doute qualifier ce plan d’ambitieux. Mais notre moment historique se prête bien à l’ambition, quoi qu’on en dise. Sur les ruines de l’ère industrielle, dans une modernité devenue tellement moderne qu’elle a perdu tout sens de la mesure, dans le malaise généralisé, il y a surement lieu de remettre bien des certitudes en question et de commencer à construire quelque chose de mieux—de plus respectueux de la planète et des gens qui l’habitent, de plus juste, de plus responsable. 

Et il suffit d’être un tant soit peu observateur pour remarquer qu’autour de nous, les signes avant-coureurs de cette nouvelle culture sont déjà là: mouvements sociaux novateurs, projets commerciaux nouveau genre, artistes travaillant à inventer des formes inédites, économie sociale... Bien sûr, les vestiges de l’ère précédente sont encore là et bien présents, et ils continuent à peser et à faire obstacle—mais, après tout, l’homme moderne a cohabité pendant au moins 50 000 ans avec l’homme de Néandertal, avant que ce dernier ne soit complètement éliminé...


Quoi qu’il en soit, la raison d’être de Nouveau Projet est de mettre en valeur, de diffuser et de provoquer l’émergence de cette nouvelle culture.

Et alors que nous soulignons le premier anniversaire de la contestation du printemps 2012, Nouveau Projet souffle lui aussi sa première chandelle. Ce n’est peut-être pas grand-chose, un an, mais pour nous, ça signifie beaucoup. Ça veut dire qu’un premier défrichage a été fait, qu’une fondation qu’on espère solide est en train de s’établir. Ça signifie aussi, de manière tout aussi importante, que vous avez été assez nombreux à être sensibles à ce que nous essayons de faire pour nous donner les moyens de nous y consacrer.

On parle beaucoup de la disparition des lecteurs, ces temps-ci, autant dans le monde des médias que dans celui du livre. Et il ne fait pas de doute qu’il s’agit d’un phénomène bien réel: pour reprendre les termes du philosophe français Régis Debray, la graphosphère—le monde de l’écriture—laisse graduellement place à la vidéosphère, le monde de l’audiovisuel, de la même manière que la graphospère avait mis un terme à la logosphère, le monde de la parole. Il serait illusoire de penser que cette tendance peut être renversée, à moins d’une gigantesque éruption solaire ou autre catastrophe du genre.

Mais ça ne veut pas dire que l’écriture soit morte, loin de là. Et vous avez été des dizaines de milliers à nous en offrir la preuve, depuis un an, autant avec Nouveau Projet qu’avec notre collection d'essais Documents. Merci.

L’écriture et la lecture sont des actes fondamentalement solitaires. J’écris ceci par un samedi soir, seul chez moi à ma table de travail, alors qu’à l’extérieur c’est la folie habituelle des samedis soirs, et qu’un peu partout des gens dansent et rient et se crient des choses à l’oreille. Et selon toute vraisemblance, vous lisez ceci dans un état de solitude similaire, à la table d’un café ou dans le métro ou dans votre bain. Mais la magie de tout ça, quand tout va bien, c’est que le résultat combiné de ces solitudes est de nous faire sentir moins seuls.

Voilà donc pourquoi nous continuons à travailler très fort, dans notre petit atelier, afin de nous approcher—pas à pas, numéro après numéro—du magazine que nous avons envie de vous offrir. Nous sommes ici pour vous rappeler que vous n’êtes pas seuls, que nous sommes nombreux, et qu’il y a beaucoup de choses que nous pouvons faire, ensemble. 

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