Les arts comme point de départ

Marika Crête-Reizes
Photo: Thibault Carron
Publié le :
Ailleurs à Atelier 10

Les arts comme point de départ

À l’intersection de la vie en société et de l’expérience individuelle des arts, il est possible de trouver une solution au sentiment d’impuissance qui nous habite souvent. Voici un extrait de Territoires d’engagement, le deuxième titre de notre collection Le temps debout.

J’observe autour de moi une volonté d’agir, de participer à changer et à améliorer nos structures sociales et nos systèmes de fonctionnement. Une envie d’assurer une meilleure équité entre tou·te·s. Mais je remarque aussi, en même temps, un grand sentiment d’impuissance face aux rapports de force en place et à la marche actuelle du monde. Que peut-on faire? Par où commencer?

Aussi banal cela puisse-t-il sembler, je crois que notre pouvoir, que notre agentivité, s’exprime dans nos gestes quotidiens, dans nos environnements immédiats, dans notre entourage, dans nos sphères professionnelles. Notre pouvoir débute par notre façon d’être au monde.

On associe souvent l’engagement citoyen à la sphère politique: participation aux élections, militantisme, implication dans la vie communautaire. Mais cet engagement prend aussi des formes moins visibles, ou qui peuvent sembler à priori de moins grande ampleur: échanger avec d’autres sur des enjeux collectifs, réfléchir et remettre en question le fonctionnement de nos structures et de nos systèmes, s’exposer à divers points de vue et perspectives. L’universitaire américain Thomas Ehrlich (1934-) définit l’engagement citoyen comme le fait de «travailler pour faire une différence dans la vie civique de nos communautés et développer la combinaison de connaissances, de compétences, de valeurs et de motivation pour faire cette différence1Thomas Ehrlich, «Civic Responsibility and Higher Education» (Oryx Press, 2000).». Ainsi, toute posture ou action, si petite soit-elle, peut s’inscrire dans une démarche citoyenne. Tout le monde ne s’engage pas avec le même bagage, les mêmes ressources, le même contexte de vie.

Les arts sont parmi les plus puissants moyens à notre disposition pour façonner les valeurs et la société, pour proposer de nouvelles pistes de sens. Ils appellent à la réflexion, à l’affirmation, à l’action. Ils transcendent les frontières conceptuelles. Ils permettent la création d’espaces d’expression où toutes les voix peuvent être entendues, où des visions peuvent être partagées, où des liens peuvent être créés, où l’empathie peut être développée.

Aller à la rencontre d’œuvres d’art est une puissante façon de voir et de ressentir le monde du point de vue de l’autre et d’y trouver l’écho de nos propres expériences. Dans un entretien au New York Times, le linguiste américain et intellectuel engagé Noam Chomsky (1928-) évoque l’idée que notre capacité à ressentir de l’empathie pour autrui est directement liée à la possibilité de voir naitre des changements sociaux2George Yancy et Noam Chomsky, «Noam Chomsky: On Trump and the State of the Union», New York Times, 5 juillet 2017.. «Encourager la capacité à se questionner, à explorer, à voir le monde du point de vue des autres», dit-il, est une clé qui nous permet de développer notre conscience.

Pourtant, encore aujourd’hui, les arts sont souvent mis à l’écart. Comme s’ils étaient considérés uniquement comme des produits. Comme s’ils étaient réservés à ceux et celles qui parlent leur langage, qui en connaissent les codes, ou qui ont les moyens de s’en approcher. Comme s’ils n’étaient pas essentiels. Je crois tout l’inverse: les arts (et la culture) sont au fondement de l’identité humaine et concernent tout le monde. Ils sont le reflet de nos sociétés, de nos époques, du vivant; ils les racontent, les critiquent, les transforment.

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De nombreuses études mettent en lumière la relation positive qui existe entre les arts et l’engagement social, entre la participation à la vie culturelle et la participation à la vie citoyenne. S’engager envers les arts—dialoguer avec les œuvres, se frotter à leurs matières, s’aventurer sur le chemin du faire—peut en effet provoquer l’émergence de «nouvelles façons de voir, d’entendre, de ressentir3Maxine Greene, «Variations on a Blue Guitar: The Lincoln Center Institute Lectures on Aesthetic Education» (Teachers College Press, 2001).», de nouvelles façons d’être au monde. Plus encore, «la qualité d’une société dépend de [l]a force d[e son] imagination4Laurent A. Daloz et al., «Common Fire: Leading Lives of Commitment in a Complex World» (Beacon Press, 1996).».

Le territoire des arts et celui du social font appel à notre capacité à voir et à nommer ce qui nous entoure. Ils convoquent un rapport sensible au monde. À notre époque inquiétante, notre relation au vivant mérite réflexion (et action). Or, revoir notre relation au vivant nécessite d’aller à sa rencontre, d’être curieux·se de sa nature, de l’observer, d’y porter attention, de le connaitre.

«Voir le monde vivant s’apprend, [...] ce n’est pas une aptitude avec laquelle on nait.5Estelle Zhong Mengual, Apprendre à voir: le point de vue du vivant (Actes Sud, 2021).»

— Estelle Zhong Mengual

Il nous faudrait apprendre à observer, donc, pour voir et percevoir. Pour être pleinement présent·e·s et éveillé·e·s au monde. Pour tenter de lui donner du sens. Voilà un des défis auquel nous sommes confronté·e·s. Prendre le temps nécessaire pour regarder et entendre ce qui nous entoure, pour (nous) interroger, pour cultiver notre curiosité, pour aller à la rencontre de voix multiples, pour choisir, expérimenter, comprendre, puis faire communauté, réfléchir et imaginer de nouveaux présents. N’y a-t-il pas là, quelque part, l’essence même de notre humanité? Ne devrions-nous pas accorder la plus grande importance à ces postures? Et celles-ci ne devraient-elles pas trouver une place de choix dans le quotidien de tout être humain?

Cet ouvrage se veut une investigation, une quête sur le chemin qui relie l’engagement vis-à-vis des arts et l’engagement social.

Que se passe-t-il lorsque nous nous engageons dans les arts, lorsque nous dialoguons avec une œuvre? Que contient la rencontre avec les arts qui puisse nous aider à composer avec la marche actuelle du monde? Quelles aptitudes alors activées se trouvent aussi sur le terrain de la vie citoyenne?

Ancrées dans la philosophie de l’éducation esthétique, les pistes de réflexion proposées dans ce guide s’inspirent de la pensée de la philosophe américaine Maxine Greene (1917-2014), ainsi que de celle d’autres penseur·euse·s lié·e·s aux champs de l’esthétique et de l’éducation.

Le terme esthétique réfère ici au champ philosophique de la «perception, de la sensation et de l’imagination, et leur relation avec la connaissance, la compréhension et le ressenti face au monde6Maxine Greene, «Variations on a Blue Guitar: The Lincoln Center Institute Lectures on Aesthetic Education» (Teachers College Press, 2001).». Si, comme le démontre le philosophe américain et réformateur de l’éducation John Dewey (1859-1952), l’expérience esthétique est là, entière, dans toute expérience authentique, elle s’associe tout naturellement au domaine des arts et est à son apogée dans sa relation avec les œuvres artistiques.

Les œuvres d’art témoignent de l’histoire passée et actuelle, remettent en question nos façons de faire et tentent de donner un sens à l’expérience humaine. Elles ont aussi le pouvoir de mettre au jour des parties de nous-mêmes dont nous ne soupçonnons pas l’existence. Elles offrent des espaces d’exploration qui nous permettent de trouver et d’affirmer notre voix. Par l’intermédiaire des arts (et de la culture), nous (co)créons des communautés d’individus (à l’école, dans nos quartiers, dans nos salles de spectacles, dans nos espaces communs) et donnons naissance à de nouvelles façons d’habiter le monde. Les œuvres d’art sont délibérément créées pour de telles rencontres, pour de telles expériences.

Comment nous assurer que notre rencontre avec les arts est pleinement consciente, pleinement éveillée? Comment faire en sorte qu’elle ouvre de nouvelles perspectives? À la différence d’une éducation artistique (technique), l’éducation esthétique—que je place au centre de ma pratique professionnelle et de ma réflexion—est ainsi «une initiative volontairement réfléchie pour cultiver des engagements appréciatif, réflexif, culturel, participatif avec les arts en permettant aux [personnes] d’y observer ce qu’il y a à observer, et d’amener des œuvres d’art dans leur vie de telle façon qu’elles les embrassent et les complètent et que les œuvres soient diversement signifiantes et significatives. Quand cela se produit, de nouveaux liens se tissent au travers de l’expérience: de nouveaux chemins apparaissent, de nouvelles perspectives s’ouvrent. Les individus voient différemment, raisonnent différemment7Maxine Greene, «Variations on a Blue Guitar: The Lincoln Center Institute Lectures on Aesthetic Education» (Teachers College Press, 2001)».

Si l’éducation esthétique concerne les arts, elle est surtout à la base une démarche qui engage l’individu tout entier en favorisant une posture active d’apprentissage, une posture de recherche, d’investigation, qui mise sur le processus plutôt que sur le résultat. Ce processus «implique des étapes soigneusement réfléchies et articulées—l’échafaudage—qui incluent l’observation, la réflexion et la création, puis un continuel approfondissement de l’apprentissage et de l’expérience par l’utilisation de questions, d’informations et d’analyses additionnelles. Ce processus [...] [expose] l’apprenant·e à regarder et à entendre de façon pleinement présente et consciente, puis à réagir et interagir au monde de façons possiblement renouvelées, en explorant de nouvelles pistes qui construisent sur son bagage personnel, sur ses connaissances antérieures et sur sa curiosité8Marika Crête-Reizes, «Co-construire du sens: récit d’un modèle novateur de formation. Les Camps en éducation esthétique Place des Arts/Lincoln Center destinés à des équipes mixtes régionales», 2022.».

Par l’intermédiaire de l’éducation esthétique, les œuvres d’art proposent des lectures et des expériences du monde pouvant trouver résonance dans notre propre vécu si nous voyons—ou si nous nous sensibilisons à voir—les recoupements. Les œuvres invitent à prolonger nos expériences personnelles en les convoquant, en nous exposant à des réalités qui nous poussent à réfléchir à la multiplicité des trajectoires. Une investigation autour d’œuvres d’art peut amener les individus «à se demander qui ils sont par rapport à leurs communautés, à nommer et à interpréter l’époque dans laquelle ils vivent. Cela est particulièrement vrai lorsque nous [les invitons] à répondre avec leur propre créativité9Amanda Nicole Gulla et Molly Hamilton Sherman, «Inquiry-Based Learning Through the Creative Arts for Teachers and Teacher Educators» (Palgrave MacMillan, 2020).». Ainsi, nous sommes, dans cette démarche de l’éducation esthétique, toujours dans un dialogue entre l’individuel et le collectif, entre le personnel et le social.

Au cœur de ce dialogue, l’expérience sensible en particulier laisse sa marque. Dans L’Art comme expérience, John Dewey affirme que «l’expérience, lorsqu’elle atteint le degré auquel elle est véritablement expérience, est une forme de vitalité plus intense. Au lieu de signifier l’enfermement dans nos propres sentiments et sensations, elle signifie un commerce actif et alerte avec le monde10John Dewey, «L’art comme expérience» (Gallimard, 2010).».

À l’époque critique qui est la nôtre, nous engager vis-à-vis des arts peut, il me semble, participer à nous engager sur le territoire de la vie citoyenne de façon plus active, plus consciente. Peut-être qu’alors, nous verrons, entendrons et ressentirons les choses différemment. Peut-être que le sentiment d’appartenir à plus grand que soi prendra une nouvelle dimension, et que nous chérirons le mot ensemble en cherchant les rencontres véritables. Peut-être qu’alors, nous nous sentirons davantage concerné·e·s.

Les pistes de réflexion offertes dans cet ouvrage invitent à une pratique quotidienne de l’observation et de l’engagement, et peuvent trouver écho dans quantité de domaines personnels ou collectifs, qu’il s’agisse des interrogations de nos enfants, de nos choix quotidiens, du nombre grandissant de feux de forêt, de notre attitude par rapport au bulletin de vote. À chacun·e de voir ce que ces réflexions éveillent.


Marika Crête-Reizes est consultante culture-éducation, formatrice et spécialiste de l’éducation esthétique.


Pour aller plus loin

Territoires d’engagement est le 2e titre de notre collection Le temps debout.

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