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Et si notre plus grande erreur avait été de tenir la démocratie pour acquise? Dans cet extrait de Prendre part, notre Document 18, les professeurs de philosophie David Robichaud et Patrick Turmel nous pressent de la mettre sous clé avant qu’il ne soit trop tard.
David Robichaud et Patrick Turmel
La démocratie va mal. Un peu partout dans le monde, elle est attaquée dans ses principes et ses institutions. La société démocratique elle-même semble en proie à une méfiance généralisée: des citoyens aux idées différentes se perçoivent de plus en plus entre eux comme des ennemis à combattre plutôt que comme des partenaires à convaincre. Même le soutien populaire dont notre régime politique a longtemps joui parait aujourd’hui s’amenuiser.
On parle trop souvent de la démocratie comme d’un pis-aller. Rappelez-vous cette célèbre phrase de Winston Churchill: «La démocratie est le pire des systèmes, à l’exclusion de tous les autres.» Cette critique en demi-teinte témoigne bien du rapport que l’on entretient avec elle: on reconnait ses défauts, tout en concédant trop rapidement ne pas pouvoir faire mieux. On agit comme si la démocratie était une affaire simple et convenue, dont on n’a pas trop à se soucier.
La démocratie n’est pourtant pas une forme de gouvernement qu’il faudrait accepter faute de mieux. Elle représente plutôt un idéal qui mérite d’être vigoureusement défendu, même s’il est éminemment difficile à atteindre: une organisation égalitaire de la vie collective qui offre à chaque individu la plus grande sphère de liberté possible. Pour le dire autrement, et ce sera l’une des thèses centrales de cet essai, la démocratie tire sa valeur de sa capacité à reconnaitre et à promouvoir l’égale liberté politique des citoyens.
La démocratie n’est pourtant pas une forme de gouvernement qu’il faudrait accepter faute de mieux.
La démocratie est tout, sauf simple. Elle n’est pas que le choix de la majorité ou le résultat d’élections à date fixe. Elle est constituée d’un ensemble institutionnel extrêmement complexe, qui implique certes des élections libres, mais aussi un Parlement, un cadre constitutionnel, un système juridique, des institutions indépendantes de surveillance et une administration publique. Elle nécessite aussi un espace public ouvert, où tous peuvent être entendus. C’est tout cet échafaudage qui permet de traduire la voix d’une multitude de citoyens en politiques reconnues comme légitimes par chacun, même par ceux qui sont en désaccord. C’est ce qui permet l’action collective, malgré la pluralité des valeurs et des opinions politiques, souvent irréconciliables.
Ce système est actuellement fragilisé par un certain nombre de discours s’appuyant sur des conceptions appauvries de la démocratie, que ce soit par les populistes, qui rejettent la pluralité des voix citoyennes sous prétexte qu’elles ne correspondraient pas à la volonté du peuple, ou encore par ceux qui réduisent la démocratie à la simple élection de représentants. Aussi est-il urgent de réfléchir aux valeurs et aux principes qui sous-tendent ce système, car celui-ci ne survivra ni à une égalité de pacotille ni à une conception de la liberté qui n’a que faire de l’incapacité des plus vulnérables à exercer leurs droits. L’accroissement des inégalités socioéconomiques met en péril la démocratie, et la simple reconnaissance de l’égalité en droit des citoyens ne servira jamais de rempart contre cette menace.
Si la démocratie est un idéal riche où se conjuguent égalité et liberté, elle n’en est pas moins le lieu d’une compétition féroce. Et comme toute compétition, elle se doit d’être correctement encadrée. Si tout est permis—si les votes peuvent être achetés ou si les politiciens ont le droit de mentir en toute impunité—alors la lutte pour le pouvoir ne produira pas les fruits escomptés. L’égale liberté de tous dépend donc d’institutions sociales et politiques robustes. Des institutions qui offrent les conditions permettant l’expression de l’autonomie individuelle et la réalisation de fins collectives; des institutions aussi qui s’attaquent à toute forme de domination par ceux qui ont un pouvoir symbolique ou économique plus grand.
L’accroissement des inégalités socioéconomiques met en péril la démocratie, et la simple reconnaissance de l’égalité en droit des citoyens ne servira jamais de rempart contre cette menace.
La démocratie n’est toutefois pas qu’affaire institutionnelle. Elle repose en outre sur des citoyens disposés à s’informer, à participer à la discussion publique et à voter. Plus fondamentalement, elle dépend de citoyens capables de faire preuve de sens critique—la vertu civique par excellence en démocratie . C’est lui qui nous sert de vigile, notamment par l’analyse minutieuse des enjeux et des arguments en présence . C’est lui aussi qui nous permet d’examiner nos propres opinions et de résister à l’influence insidieuse des bulles sociales dans lesquelles on évolue. Avant de braquer son esprit critique sur autrui, il faut le diriger vers soi même. Faire l’effort de se regarder dans le miroir.
Cet essai se veut avant tout une mise en garde: comme toute chose complexe qui dépend de nombreuses composantes dont il est parfois difficile de comprendre les relations d’interdépendance, il ne sera pas aisé de réparer la démocratie, une fois qu’elle aura été brisée pour de bon. C’est cette complexité qu’il s’agit aujourd’hui de protéger, car c’est en elle que résident tant sa vulnérabilité que sa résilience.
La démocratie n’est pas inévitable, elle n’est pas garantie par la marche de l’Histoire.
C’est une entreprise collective qui ne se maintiendra pas sans un travail assidu; elle demande qu’on en prenne soin et qu’on la défende Et pour cela, il faut qu’on accepte, tous et chacun, d’y prendre part.
David Robichaud et Patrick Turmel sont tous deux professeurs de philosophie, le premier à l’Université d’Ottawa, le second à l’Université Laval. Ensemble, ils ont signé La juste part, le tout premier essai de la collection Documents, publié en 2012. Ils s’y intéressaient à la croissance des inégalités et à la distribution de la richesse.
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