Les lectures de Josée Blanchet
Chaque numéro, Nouveau Projet vous permet de plonger dans l’univers littéraire de gens qu’on aime. Cette fois, les lectures de la journaliste Josée Blanchette.
Chaque numéro, Nouveau Projet vous permet de plonger dans l’univers littéraire de gens qu’on aime. Cette fois, les lectures du cinéaste Philippe Falardeau.
Pendant quelques instants, elle m’a regardé gravement, l’air de se demander si elle allait me laisser. Je venais de lui avouer n’avoir lu qu’une poignée de romans, ceux qu’on m’avait forcé à avaler à l’école. J’avais 20 ans, elle en avait 28, une maitrise en littérature et une sainte horreur des gens qui ne lisent pas. Nous nous étions rencontrés trois semaines plus tôt dans un cours de sociologie. Après un long silence, elle s’est levée, elle a scruté ses étagères truffées de livres, elle a tiré un épais volume à la reliure brune puis m’a sommé de le lire sous peine de rupture. C’était un ouvrage de la collection «La Pléiade», ça faisait 999 pages bien tassées et ça s’appelait Belle du Seigneur.
Un roman d’amour. À priori, ce n’était pas ma tasse de thé, mais j’avais très envie de revoir ma nouvelle blonde. C’était beaucoup de choses à assimiler: le contexte de l’entre-deux-guerres, la question juive, la fin du romantisme, l’adultère et le suicide. Lentement, Albert Cohen m’a fait oublier que je lisais sous injonction sentimentale. Je n’étais plus seulement en train de lire une histoire, je rencontrais la littérature. Je découvrais qu’on pouvait être à la fois drôle et sombre, qu’il était possible de sauter d’un point de vue à un autre, de passer du «il» au «je», puis au «elle». Arrivé à la page 175, le choc. Le chapitre 18 était écrit en une seule phrase, une logorrhée longue de 6 000 mots. Un auteur pouvait faire ça? C’était permis? J’étais maintenant dans la tête du personnage d’Ariane et je glissais sur la rivière tumultueuse de ses pensées les plus intimes. L’élixir littéraire faisait effet, j’étais ivre et je me réjouissais à l’idée de retrouver ma blonde pour que nous puissions nous aimer comme dans le plus grand roman d’amour du 20e siècle.
Convaincu d’être devenu un homme en l’espace d’un roman, j’ai rapporté Belle du Seigneur à ma copine avec le projet de l’aimer jusqu’à la fin des temps. Coup de théâtre, elle m’annonça qu’elle me quittait et s’envola le lendemain pour Casablanca avec notre professeur de sociologie. La réalité est toujours plus surprenante que la fiction. Et la fiction, un excellent remède à la réalité.
Au cours des années suivantes, j’allais devenir boulimique; mes gouts, éclectiques. Je suis rapidement tombé sur Raymond Queneau et son Zazie dans le métro, mais l’épiphanie est venue avec Les fleurs bleues. Obligé de repeindre chaque jour son bateau couvert de graffitis, le personnage de Cidrolin boit du pastis sur sa péniche. Pendant sa sieste, il rêve qu’il est le duc d’Auge, seigneur violent régnant sans partage sur son domaine au 13e siècle. Mais allez donc savoir si ce n’est pas le duc d’Auge qui rêve qu’il est Cidrolin sur une péniche au 20e siècle... Séparés par 700 ans, les deux personnages évoluent sur une trajectoire convergente. Queneau a compressé le temps et l’espace. J’étais si emballé par cet objet drôle et décadent que j’ai voulu en faire un film avant même de savoir que j’allais devenir réalisateur. Dans mon adaptation, Cidrolin aurait été un Vietnamien propriétaire d’un dépanneur sur la rue Saint-Zotique et le duc d’Auge, un milliardaire peu scrupuleux de Hong Kong. Les fleurs bleues avaient inoculé en moi le gout du cinéma.
Je n’ai jamais écrit ce scénario. Mais la littérature m’a introduit à l’art du point de vue et m’a appris qu’on pouvait décomposer le temps pour sculpter le récit. Quinze ans plus tard, un parent allait me demander pourquoi je n’avais pas monté mon film Congorama dans «le bon ordre, parce que franchement, c’était un peu mélangeant!». Si j’avais raconté Congorama chronologiquement, il y aurait eu une histoire, mais pas de film. Je savais que cette personne ne lisait jamais de romans. Car c’est la littérature qui nous initie à la déconstruction narrative. Elle nous apprend qu’une histoire n’a pas d’ordre préconçu et qu’elle épouse la structure qu’on veut bien lui donner, une structure qui lui confère son sens.
Avant de me larguer comme un livre achevé, ma Belle m’a fait un cadeau inestimable. Elle m’a donné soif de lire et envie de raconter.
Albert Cohen, Belle du Seigneur (Gallimard, 1968).
Raymond Queneau, Les fleurs bleues (Gallimard, 1965).
Philippe Falardeau a étudié la science politique à l’Université d’Ottawa. Il a remporté la Course destination monde en 1992–93. Il a réalisé sept longs-métrages de fiction, dont Congorama (Jutra du meilleur film en 2007), C’est pas moi, je le jure! (Ours de cristal, Berlinale 2008) et Monsieur Lazhar (nominé aux Oscars en 2012).
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