Les lectures d’Anaïs Barbeau-Lavalette

Anaïs Barbeau-Lavalette
Photo: Cindy Boyce
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Les lectures

Les lectures d’Anaïs Barbeau-Lavalette

Chaque numéro, Nouveau Projet vous permet de plonger dans l’univers littéraire de gens qu’on aime. Cette fois, les lectures de l’auteure et réalisatrice Anaïs Barbeau-Lavalette.

Réfléchir aux livres aimés, choisir ceux qu’on décidera de présenter requiert une certaine impudeur. Car les livres élus reflèteront certainement une part de ce que nous sommes, ainsi révélée en quelques mots au lecteur inconnu. Soit. J’offre donc ici quelques strates de moi, fragments éparpillés de mon identité. Par un curieux hasard, les trois livres choisis abordent justement, de façon toute singulière, ce thème vaste et essentiel.


Une chambre à soi

Virginia Woolf (1929)

Alors que je termine l’écriture de mon second roman, arrimant avec le plus de grâce possible la vie (avec trois jeunes enfants) et l’écriture, je plonge dans cet essai éminemment contemporain.

Il me bouleverse.

Woolf y prépare une conférence qu’elle devra présenter à un public universitaire, majoritairement féminin. Le thème imposé: les femmes et le roman. Sa conclusion: «Il est nécessaire d’avoir 500 livres de rente et une chambre fermée par une serrure si vous voulez écrire une œuvre de fiction.»

Dans ce livre, elle remonte le cours du temps, dressant la fragile évolution du rapport des femmes à l’écriture.

Les femmes sont presque absentes de l’histoire écrite. Dans leurs œuvres de fiction, les hommes les inventent «multiples, héroïques, magnifiques». Alors que dans le réel, elles sont confinées au foyer: «Nous ne savons rien de précis, rien de parfaitement vrai, solide, sur la femme. L’histoire la mentionne à peine.»

Jusqu’à tard dans le 18e siècle, celles qui osent écrire le font sous le couvert de l’anonymat. Car «la plus grande gloire d’une femme c’est qu’on ne parle pas d’elle».

Elles le font souvent du salon commun, où leur travail est sans cesse interrompu. Avec finesse et humour, Woolf brasse et galvanise. Elle met en lumière les premières femmes ayant courageusement osé écrire, au risque d’être honnies; elle leur redonne une place dans l’histoire, et invite les futures plumes à se faire confiance, à se donner le droit d’exister.

«Plongez dans ce que vous désirez profondément raconter. C’est tout ce qui importe, et si cela comptera pendant des siècles ou pendant des heures, personne n’en sait rien.»

Elle a écrit ces lignes immortelles en 1929.


Chien blanc

Romain Gary (1970)

Ce livre-là, c’est ma bible. Il est jauni, écorné, ravagé. Des restes de sable, des gouttes de café ponctuent ses pages. Je l’ai prêté à tout le monde sans jamais le perdre. Je le lirai jusqu’à ma mort.

Romain Gary et Jean Seberg. Les années 1960 aux États-Unis. L’Amérique noire en colère.

Le couple recueille un chien, dressé pour tuer les Noirs. Romain Gary, huma niste acerbe, entreprend de le sauver. De le «dé-dresser». Cette rencontre dépasse évidemment celle d’une bête et d’un homme. Elle évoque, de façon captivante, l’histoire d’une injustice.

D’une intelligence parfaite, où le sensible côtoie toujours l’idée, Gary raconte l’être humain comme personne. Dans sa tragédie et son immense beauté.

Attention: la version américaine du livre en modifie pauvrement la finale. La conclusion originale, qui confère toute sa force au récit, subsiste dans la version européenne.


Sœurs volées

Emmanuelle Walter (Lux Éditeur, 2014)

La journaliste a passé les dernières années de sa vie sur les traces de Maisy et de Shannon, deux adolescentes autochtones disparues depuis septembre 2008. Elle a arpenté l’autoroute des larmes des centaines de fois, a assisté aux nombreuses messes commémoratives et aux multiples assemblées revendiquant une enquête nationale. Elle a embrassé son sujet, s’en est douloureusement imprégnée pour bien le raconter.

Parce que j’ai un profond respect pour sa démarche.

Parce que depuis 1980, près de 1200 Amérindiennes canadiennes ont disparu, dans une indifférence totale.

Parce que j’ai habité les communautés autochtones et que l’extraordinaire y réside aussi. Parce que je veux que les histoires tristes puissent être toutes racontées, pour qu’enfin on s’autorise à révéler les belles.


Anaïs Barbeau-Lavalette a réalisé plusieurs documentaires (Les petits géants, Se souvenir des cendres, Le plancher des vaches) et fictions (Le ringInch’Allah). Elle a aussi écrit un roman (Je voudrais qu’on m’efface) et des chroniques de voyage (Embrasser Yasser Arafat). Récemment, elle a signé deux spectacles de documentaires scéniques et a été nommée Artiste de l’année par l’organisme Les artistes pour la paix. Son prochain roman paraitra cet automne.

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