Les petites routes

Juliana Léveillé-Trudel
Publié le :

Tante Loulou m’envoie la main, debout sur la galerie.

— T’es sure que tu vas être correcte pour te rendre chez vous?

Je réponds exactement comme toi, dans le temps, les soirs où l’apéro s’étirait un peu trop:

— Je vais passer par les petites routes!

L’apéro s’étirait souvent un peu trop chez ma tante Loulou, ta sœur, jusqu’à 19h passées, jusqu’au troisième coup de fil de papa qui commençait vraiment à se demander quand on allait souper; on n’avait pas si faim, nous, on venait de se bourrer de chips avec ma tante.

Je souffle un baiser à Loulou, puis je tourne à droite sur la 143 au lieu de prendre à gauche, j’utilise ta stratégie: un long détour par le chemin Mooney pour éviter de tomber sur des policiers.

Tu as toujours réussi à les esquiver, sauf une fois, alors qu’on venait tout juste de s’installer dans notre minuscule village. Tu t’étais rendue à Sherbrooke, n’avais pas vu l’interdiction de tourner à gauche sur Wellington à partir de la rue King, le panneau était caché par un autobus qui avait le droit de faire le virage, lui. Tu avais tenté de t’expliquer, l’agent t’avait brutalement interrompue:

— Si tu sais pas chauffer, reste à Kingsbury!

Ça t’avait solidement insultée, mais ça ne t’a jamais empêchée de conduire, un grand sourire aux lèvres et un chapeau extravagant sur la tête. Dans les belles années de la Subaru Legacy 1990, on écumait les routes de campagne poussiéreuses des Cantons-de-l’Est à la recherche de jolis points de vue. On avait beaucoup de plaisir ensemble en voiture, on voulait même s’acheter un Westfalia et faire le tour des États-Unis. Mais on n’a pas eu le temps.

J’allume la radio, il n’y a rien de bon, il faudrait que tu sois là pour revisiter un vieux classique de la chanson française ou une perle du terroir québécois, Je suis loin de toi mignonne. Tu adorais chanter, et fort à part de ça. Tu m’avais inscrite à des cours de guitare; quelques années plus tard, pour ta fête, j’ai appris en secret ta chanson préférée, Je voudrais voir la mer.

Tu aimais aussi la poésie, la littérature et le théâtre, tu récitais des scènes complètes du Cid de Corneille avec une passion qui aurait brulé n’importe quelles planches: «Rodrigue, as-tu du cœur?» Tu déclamais les passages les plus incendiaires, tu nous as balancé un million de fois ton extrait favori des Nourritures terrestres, d’André Gide: «Familles, je vous hais!» Après tu éclatais de rire, ton sens de l’humour était redoutable.

Tu m’as transmis ton amour de la lecture, même si je n’ai pas commencé par les classiques, plutôt par Le Club des baby-sitters, avant de passer à la collection Frissons. La mère de ma meilleure amie s’inquiétait que ça ne me transforme en psychopathe, mais tu n’as jamais songé à mettre de livres à l’index. J’ai fini par lire l’intégrale des Misérables et de Notre-Dame de Paris, à 13 ans. C’était l’époque où mes copines m’avaient exclue du groupe, j’avais beaucoup de temps libre.

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