Marée de lotus
Eve Méquignon
Marée de lotus
De Bangalore à Hanoï, une jeune voyageuse découvre des saveurs, noue des amitiés et apprend qu’il faut conduire sa motocyclette pieds nus pendant les tempêtes torrentielles. Ce texte a remporté la troisième place au concours de récit de voyage organisé par Nouveau Projet.
Inde
Atterrissage brutal.
Bangalore nous refuse l’entrée.
«I need to see an exit ticket
you will go sit and buy online.»
Le douanier nous dévisage avec une sévérité grandiloquente, il nous indique des fauteuils où nous écraser. On entame notre recherche, l’urgence coincée au fond de la gorge. Je réprime mes larmes. L’affreux tapis me rappelle le sous-sol des grands-parents.
Olivier et moi sommes parti·e·s de Montréal 24 heures plus tôt. À peine l’avion décollé, nous avons trinqué au périple avec les 187 millilitres de vin blanc que nous offrait Air France. Six mois de nomadisme sur le continent asiatique. J’exulte de visiter l’Inde à nouveau. Luis s’envolera de Munich quelques jours plus tard pour nous rejoindre. Tous les trois en sabbatique entre le cégep et l’université, nous avons décidé de nous laisser porter par notre curiosité et notre désir d’aventure.
Pour l’instant, l’impénétrable réseau wifi de l’aéroport Kempegowda épuise nos téléphones et réduit nos chances d’entrer au pays. On parvient enfin à s’y connecter, mais la lenteur des chargements rend toute tentative d’achat infructueuse. L’inertie de nos appareils augmente ma nervosité.
Je fixe nos écrans blanc néant et je contiens ma panique. Ce serait pitoyable de s’affoler au premier souci.
Nous sommes deux touristes qui mendient l’internet.
«Please share your hotspot.»
On se précipite sur un employé.
Notre patience à zéro, on fait du chantage émotif; il cède en bon samaritain.
Mais mon cellulaire ne veut plus collaborer.
Les transactions sclérosent
et trois heures s’écoulent,
sans résultat.
Face au douanier,
nous sommes KO.
Mon téléphone léthargique comme alibi.
On nous offre un passe-droit.
- À l'une des entrées du KR Market, un important centre de commerce de Bangalore, qui est notamment connu comme l'un des plus grands marchés de fleurs de l'Asie.Eve Méquignon
Festival des moissons.
Le gérant de l’auberge nous propose un atelier culinaire avec sa famille pour souligner l’occasion.
Ma bouteille d’eau d’un litre ne suffit pas à me tempérer. Les achats ne sont pas terminés, mais je dois absolument sortir du marché. Le vertige m’oblige à m’assoir sur le trottoir. La démesure de mon bouillonnement m’horrifie. J’ai le front dégoulinant, la sueur perle contre mon nez. Les immeubles entassés emprisonnent l’onde de chaleur que propagent les avenues bondées.
La mère de Vasmi m’assure que sa maison n’est pas très loin et que son cours de cuisine ne me fatiguera pas; je n’aurai qu’à regarder. Mon cerveau se réactive tranquillement au contact des odeurs de poivre noir, de cumin, de piments forts, de gingembre et de cari qui grésillent au fond de la poêle. Habiter son corps à nouveau.
Quelques bestioles courent autour du bol de toilette.
Une envie de vomir me prend.
Je pense tout épousseter, mais
il y a des choses sur lesquelles il faut lâcher prise
pour rendre le dépaysement agréable.
Je me tiens accroupie, tout en conservant une distance convenable
entre mes fesses et la cuvette.
On fête mon anniversaire
avec deux trois clopes indiennes
et des Kingfisher King Size Strong
mes yeux ressemblent à des dessins d’oiseaux faits par des enfants
on irradie d’insouciance
butter naans et crème glacée
j’ai le sourire exubérant
la gaité collée au visage même pendant mon sommeil.
«Safe and scientific ear piercing»
mais elle n’a mis que quelques gouttes d’antiseptique pour manipuler le bijou qui me transperce l’oreille gauche.
Shiva, qui travaille au hostel où nous logeons, s’est pris d’affection pour nous lors d’une partie de cartes enflammée. Il nous a invité·e·s au mariage de son meilleur ami, dans son village natal, en retrait de Jodhpur.
Nous filons à l’aube vers la station de trains. Mon écharpe fripée et mes cheveux tressés voltigent, sous l’élan d’un vent sec qui m’effleure la nuque.
Une brume obscure envahit la cité bleue. Le soleil à peine naissant s’éteint devant nous, ses premières lueurs englouties par l’amas de nuages.
Un orchestre de rickshaws se donne en concert sur le parvis de la gare centrale. L’ensemble de lève-tôt fait résonner ses klaxons pour marquer sa présence et prévenir les carambolages au dépose-minute. Tôt ou tard, le vacarme automobile quotidien ne sera plus qu’un bruit de fond à nos oreilles, mais, pour l’instant, nous le maudissons.
La famille qui partage notre section du wagon nous accueille avec de timides salutations. Nous faisons connaissance dans un anglais approximatif, improvisons une langue des signes. La benjamine me trace des mendhis le long des avant-bras, applique le henné avec minutie. Elle dessine des fleurs et des motifs perses, comme ceux des mandalas. Art de patience, art du détail. Ainsi tatouée, je suis prête pour les noces.
Par la fenêtre, nous observons le ciel se défaire de son voile, l’horizon prune qui pâlit peu à peu.
Nous discutons avec le grand frère.
Il n’a jamais entendu parler du village où nous allons.
Nous situons Pali, il nous indique que nous faisons fausse route.
Cette voie ferrée conduit vers l’est
et les festivités ont lieu au sud.
Il nous précise que, passé Jodhpur, le trajet se ramifie en deux itinéraires divergents.
Une idée de génie pour nous induire en erreur.
Installé·e·s dans la mauvaise section, nous devons reprendre le train en sens inverse jusqu’à l’embranchement où se séparent les convois.
La famille insiste pour payer les tickets corrigeant notre infortune.
Une photo de groupe avant de nous dire au revoir.
Les deux heures à parcourir ne nous atterrent pas.
L’émotion d’une rencontre fortuite.
Au buffet des marié·e·s, notre copain Shiva nous ramène sans cesse des bafis, biscuits à base de lait condensé couverts d’une fine couche de glaçage argenté. J’apprécie l’attention, mais pas les sucreries. J’ai l’impression qu’un amas de glucose grossit dans mes artères à chaque bouchée. Je bois une quantité exagérée d’eau dans l’espoir d’éviter le blocage de mes vaisseaux sanguins et je continue de manger pour faire plaisir à nos hôtes. Je ne veux pas affoler Oli et Luis, mais à ce rythme-là, le diabète de type deux se qualifie sur la liste de nos prochaines pathologies.
Pendant qu’on exhorte mes amis à essayer des tracteurs chez un agriculteur du village, on me prie de rejoindre les femmes. J’amuse les bébés et je reçois une opération beauté: les sœurs et les cousines du marié m’habillent et me maquillent. Ses tantes me caressent les joues pendant qu’on m’ajuste le sari traditionnel, qu’on m’enfile des colliers en toc et m’applique du rouge à lèvres. En extase, les grand-mères gloussent et, malgré leur connaissance quasi nulle de l’anglais, elles parviennent à prononcer «you so beautiful», enchantées que l’Occidentale porte leurs couleurs.
Arambol.
Je m’entiche d’un skater stoner russe au sourire de gamin (et au regard de braise)
ça me pétille derrière les yeux, au creux des cuisses
on se loue une chambre dans un motel vraiment pas terrible
le lit fend sous nos ébats
on passe nos nuits le matelas par terre à essayer de ne pas trop fixer la poussière.
Couché·e·s à deux dans mon liner
ses doigts commencent mes hanches
les miens retiennent sa nuque.
Shanghai le dérobe
je fume encore
pèse les cendres
de nos itinéraires.
Deux trois escales volontiers
un visa pour la nostalgie
compte épargne vide
broient mes nerfs à vif.
Je songe à ses lèvres pendant tout le trajet vers Mumbai
son au revoir dans le rétroviseur
Oli et Luis tentent de consoler mon affolement
quelques tapes timides sur mon épaule.
Je sirote le paysage
m’infuse masala chai
sur le balcon
fruits exotiques
moi nature morte.
Je me remémore l’expression de Neela lorsqu’elle se concentre; sa mâchoire qui se crispe et cette moue qu’elle esquisse lorsqu’elle écrit; ses paupières qui se ferment et l’air paisible qu’elle arbore quand elle chante. Je revois la détermination dans ses iris charbon, le haussement de sourcils et la mine accusatrice lorsqu’elle insiste pour me rendre service alors que je lui dis de ne pas s’en faire pour moi.
Elle a l’âge de mon petit frère et un sourire des plus généreux. Elle n’étudie plus à l’école de musique que j’ai visitée quatre ans plus tôt, lors de mon premier voyage en Inde. Elle s’occupe de sa famille, maintenant.
J’aurais voulu la retrouver comme on retrouve une sœur. Lui tresser les cheveux et y glisser un ruban.
Comme elle l’a souvent fait pour moi.
Paupières lourdes
épaules basses.
Une impression de fin du monde me compresse la poitrine
j’ai le mal du pays.
Je consulte mes finances et frôle la syncope. Je me découvre victime d’un vol d’identité.
Le cybercafé me charge 40 roupies la minute pour un appel interurbain, soit près de 50 cents la minute pour écouter en boucle l’hymne de la Banque nationale du Canada.
- Dans les routes sinueuses entre Du Già et Ha Giang, au nord du Vietnam.Eve Méquignon
Vietnam
S’acheter un scooter
répit d’Hanoï
la belle capitale.
J’ai le moteur qui fume
30 minutes de montée
assaillie par la brume.
Au plus profond de la forêt de Ba Vi
je me retrouve embarrée dans mon homestay.
À 19h
être l’unique cliente
chercher les employé·e·s
craindre le chien en cage qui jappe à chacun de mes mouvements.
À 23h
une grenouille reste prise dans ma chambre
les coqs braillent et les grillons hurlent
les Vietnamien·ne·s s’époumonent au karaoké.
Je veux être à la maison
je veux être dans mon lit
j’ai faim ligotée dans mon moustiquaire
les mangues séchées ne me suffisent pas.
Retour en métropole.
J’ai l’ivresse en main
la fébrilité urbaine.
Avec la délicatesse d’une drague désinhibée par l’alcool,
un gars essaie de me convaincre que je souffre de carence charnelle
ses pommettes rougies m’alertent
d’un french kiss indésiré au night market.
Demande précoce guêpier raté
je déserte entre deux kiosques.
Apprécier les yeux noisette d’un Parisien
à qui m’a présenté ma vendeuse de Banh Mi préférée.
Ses cils sans fin ont eu raison de moi
j’ai voulu visiter l’enceinte de ses lèvres, mais je m’y suis égarée.
Nous avons souligné son septième mois d’études à l’étranger
à califourchon sous la douche
en nous délectant de mangues mures
et en nous étourdissant de joints.
Il zigzague dans les embouteillages
une main sur le volant, une autre sur ma cuisse
je lui baise le cou, on s’empiffre de fruits de mer
assis au bord d’un lac d’Hanoï.
Dans les toilettes crades d’un petit resto de rue,
je vomis ma tourista.
En quarantaine chez mon amant,
on regarde Call Me by Your Name,
un film esthétique au titre confus
qui m’endort aussitôt.
En guise d’ultime adieu,
on dévore un burger américain et on s’embrasse au milieu du trafic.
Vouloir se masturber dans un dortoir d’auberge de jeunesse:
pas l’idéal.
Plus de papier de toilette dans la chambre
sans lavabo
je rince ma coupe menstruelle au bidet
mais il y a trop de pression
pour les parois de la Diva Cup.
L’eau revole sur mon visage.
Je retrouve mes compagnons de voyage après plus de deux semaines d’idylle
restaure mon équilibre avec un succulent cà phê
allongée dans un hamac en bordure de la QL21B.
Kilomètres de temples et de marées de lotus
cette route est d’une poésie bouleversante.
Nous interrompons notre excursion pour nous rafraichir dans un lit de rivière. La forêt protégée sent bon l’humus. Un essaim de papillons nous entoure et virevolte à la surface de l’eau. Le soleil s’éclipse, ses rayons suaves dorent le feuillage des palmiers et des fougères.
Luis raffole de vitesse maintenant qu’il maitrise un gros moteur. Le ronronnement de sa moto l’emballe. Il sprinte dans les circuits sinueux, se presse sans raison.
Un virage serré de trop, la peur de se faire happer par un camion en sens inverse, il glisse sur des cailloux et endommage le tuyau d’échappement. Un accident stupide que je tourne en dérision. J’espère dissiper l’effroi qui l’a saisi à l’idée de sa propre mort.
Nous sollicitons un mécanicien. La cigarette au bec, les doigts brunis par l’huile, il recolle un clignotant avec de l’adhésif liquide et parsème le tout de cendres.
200 000 dong
bolide comme neuf
patch de nicotine en prime.
Je caresse les plantes grimpantes à la terrasse du café.
Luis redoute le grand retour comme j’appréhende l’éloignement.
Éprise de ses fossettes rieuses, je veille sur son tempérament jovial, me préoccupe de ses souvenirs, m’efforce de le distraire.
Il agite ses mains moites devant le ventilateur. J’essuie la sueur sur mon front.
Un piano blanc nous attire dans la pièce annexe. Nous nous dégourdissons les doigts, nos mémoires musculaires revisitent l’instrument. J’ai la voix éraillée, mais je jubile. Nous jouons des mélodies de jeunesse, chantons des refrains populaires et il ne cesse de s’esclaffer.
Conduite solo entre Nha Trang et Dalat
Une aventure périlleuse.
Je sillonne entre les montagnes. Mes vêtements s’imbibent de pluie. L’ondée cingle mes joues et trouble ma vision. L’averse se répand sur l’asphalte, dévale l’escarpement et afflue sous mes roues. Je crains de déraper pendant l’ascension. Quand j’atteins enfin le plateau, une éclaircie perce la grisaille.
J’aperçois un motocycliste sur l’accotement, je ralentis sur-le-champ et me range à ses côtés. Je vérifie son état et celui de son deux-roues. Il utilise son téléphone pour communiquer avec moi, la voix automatisée de son application me permet de saisir qu’il a perdu la trace de son copain pendant le déluge. Il réussit à l’appeler et m’invite à reprendre la route avec lui.
«I see you drive alone, it is not safe.»
Une anecdote qui, plus tard, inquiètera mes proches. Ils et elles ne pourront jamais comprendre ma confiance instinctive. J’ai pris le temps d’être spontanée. La solitude le permet. Mes photos transmettent à peine la bienveillance de Minh et de Nguyen. Leur compagnie enjolive mon quotidien de découvertes culinaires. Nous savourons ensemble les mets typiques du Sud, poursuivons leur road trip gastronomique entamé au Nord. Mes nouveaux amis sont cajoleurs: depuis que je leur ai avoué adorer les fruits de la passion, ils me ramènent tout ce qui en possède la saveur. Un ravissement inexprimable me saisit à chaque fois.
Nos sourires candides attestent du coup de foudre. Ils traduisent l’affection que nous ne parvenons pas à verbaliser. Leurs airs moqueurs égaient l’arrivée de juin et ses après-midis de mousson.
J’échappe mon scooter
vocifère
vérifie que personne ne m’a vue
pleine de bleus
soulever mon mastodonte à deux roues.
Je me jure dernière débandade
genoux fendus souillés safran.
- Le temple bouddhiste Wat Bonnivet Vihara, au centre-ville de Bangkok.Eve Méquignon
Cette rue est une noyée.
La nuit inonde ses nids-de-poule
des flaques immenses nous fouettent les pieds
à trois sur une Honda Win
on se cramponne les un·e·s aux autres.
En pleine saison torrentielle
on m’apprend qu’il faut conduire pieds nus après la tempête
chaussures suspendues
guidon corde à linge.
Un festin de homards fraichement pêchés nous réunit sur la plage. Astucieux négociateur, Minh choisit avec minutie les bêtes encore vivantes et commande leur préparation. On se cale dans les modestes chaises de plastique du commerce local. Mes orteils s’enfoncent dans le sable chaud.
On discute de linguistique sans maitriser une langue commune. J’apprends des mots dont je discerne mal le sens, m’efforce de reproduire les intonations qu’on m’enseigne. Les Tiger Beers nous rendent espiègles et enivrent notre orgueil. Nous évitons Google Translate, mimons les parties manquantes de nos dialogues.
Hanoï, Florence, Québec
trois coins du monde
mille et une simagrées.
Mes amis ne veulent pas se baigner
parce que midi tapant
«tan is bad
and black is not healthy»
au point où
«if I get too brown, my parents won’t recognize me».
Je m’énerve, argumente que la couleur de peau n’a pas d’importance. Ils rouspètent et leur conviction m’effraie. Vaut mieux être pâle.
Agacée par cette obsession du teint que j’ai le privilège de ne pas comprendre, je leur crie qu’ils s’empêchent de vivre pleinement. Je cours vers la mer jusqu’à ce que mes tibias entrent en collision avec les vagues.
Je me réjouis de l’étonnant paysage dans lequel je nage, les vagues d’un vif turquoise et les dunes rouges. Je flotte dans une toile impressionniste à saturation surréaliste, composée de fleurs pêche tendre et de cactus vert impérial. Je voudrais tout colorer de ces teintes, peindre le monde de leur éclat.
De petits bateaux bleus fendent l’écume.
Minh et Nguyen me rejoignent.
Je souris naïvement.
Un coucher de soleil violet
inonde les rizières.
Je ravale ma plainte
convaincue que personne ne comprendra
mon ressenti solitaire
cette nostalgie que j’anticipe.
L’élan libre
je voudrais que ça ne finisse jamais.
Eve Méquignon étudie au baccalauréat multidisciplinaire à l’Université Laval, où elle allie ses intérêts pour les féminismes, les études de genre, la création littéraire et l’anthropologie. Membre du collectif de performance poétique queer et féministe Les Allumeuses, elle souhaite développer une démarche artistique engagée qui met de l’avant l’intersectionnalité.