Marianne et les ogres

Patrick Nicol
Photo: cottonbro studio
Publié le :
Fiction

Marianne et les ogres

Nouvelle

Marianne a le souvenir d’anciens philosophes grecs ou romains qui parcouraient leur tête comme on visite un palais. Dans chaque pièce, ils avaient classé des livres, posé des œuvres d’art, peut-être installé des sages sur des chaises droites. C’est un truc de mémoire, avait dit le prof, mais aussi une leçon d’hygiène. Fannie, qui avait des prétentions de psychologue, avait dit à Marianne: Ouvre les garde-robes, voir. Certaines affaires, tu pourrais les aérer, te demander : est-ce que je vais encore porter ça? Marianne ne comprenait pas très bien où son amie avait voulu en venir, et elle avait été déçue de cette remarque un peu bête. En y pensant, maintenant, elle se prend à visiter son propre appartement. Certains coins, c’est vrai, mériteraient un bon frottage. Mais Marianne refuse de penser à son ménage.

Il faut arrêter de faire des listes tout le temps, de dresser des inventaires et de sans cesse récapituler. Quand elle a accepté ce contrat à l’autre bout de la ville, elle s’est dit: Au moins, dans l’autobus, j’aurai une heure à moi. Si je ne sors pas mon téléphone, si je n’occupe pas mon esprit avec des niaiseries, ce sera déjà ça. Alors elle garde les mains croisées sur ses cuisses, sans se laisser distraire par le paysage changeant—mais pas tant—et les passagers qui montent et descendent, toujours les mêmes. Après deux semaines, elle le sait: ce sont toujours les mêmes passagers, actifs aux mêmes arrêts.

Il y a quelques jours, l’autobus s’apprêtait à tourner sur le boulevard lorsque Marianne est tombée sur Marcel Aubut. Il gisait au détour d’un corridor, mou dans un cadre de porte, bloquant à la fois le passage et l’accès à la pièce dont apparemment il venait de sortir. Puis, sans raison, elle a pensé au ministre de la Santé. Pourquoi donc? Un mot avait provoqué le glissement d’un homme à l’autre: appétit. Elle a secoué la tête comme pour y remettre de l’ordre, et des mots sont montés en elle, clairement prononcés par une voix qui n’était pas la sienne: Le monde est peuplé d’ogres.

C’était une idée. Rien de très original, mais une idée qu’elle avait eue. Marianne, dans l’autobus bondé, avait souri. Pendant deux secondes, un voisin assis non loin l’avait trouvée jolie. Le problème avec les idées, c’est qu’on a beau les avoir, il faut les tester. Et c’est ce qui est le plus dur, peut-être, depuis que Marianne a quitté l’école. Non. Il y a plein d’autres ennuis, et des pires, mais il y a ça aussi: peu de pensées nouvelles et personne à qui en parler. 

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Marianne se revoit empoignant le corps de Marcel Aubut. Elle tire tant qu’elle peut, impossible de le déplacer. Trop lourd, trop large pour l’étroitesse des couloirs. Puis l’autobus a pris de la vitesse et Marianne n’y a plus pensé.

L’animatrice du cours de yoga prénatal prétendait que le corps des femmes était un sanctuaire, un réceptacle, d’autres choses encore que Marianne peinait à visualiser. Elle imaginait toujours un vase, une cruche, un creuset... un instrument de cuisine en terre cuite à la fois sale et vénérable. Et puis la fille avait un accent du maudit! Elle ne venait pas de l’étranger, mais parlait comme une femme qui avait été élevée par son arrière-grand-mère beauceronne et n’était jamais sortie de chez elle, une personne qui ne lisait pas et n’écoutait que des bêtises à la radio. Elle disait une utérus, prononçait plassantât, et, quand elle évoquait le fait de devenir mère, la sonorité du mot, au lieu d’évoquer l’océan, suscitait l’image d’une mare, sombre, stagnante, que Marianne ne pouvait s’empêcher d’associer à son propre ventre.

Les femmes étaient couchées sur des tapis bleus, sur le plancher du centre communautaire résonnant des ballons lancés dans la salle à côté, et Marianne, au lieu de relaxer, anticipait les mots les plus irritants tout en contemplant cette mare, visqueuse, épaisse, qui n’était qu’elle, au fond. Douze mères, une douzaine de flaques répandues prenant conscience de leur profondeur insondable et mal prononcée. Marianne émergeait de la méditation plus tendue qu’auparavant et trainant avec elle une odeur de limon. Une des femmes avait eu la bonne idée de comparer leur fœtus à des têtards. Quand elle s’abandonne à parler de la maternité, Marianne a toujours les mêmes mots: C’est biologique en ostie.

Elle n’avait pas parlé à Félix de cette histoire de vase et d’accent prolétaire. Ce n’était pas nouveau: ne pas tout dire, et même ne pas aborder certains sujets. Pourtant, ils étaient au 21e siècle, ils étaient pourtant des intellectuels progressistes—Marianne se disait ces mots exacts quand elle allait à ses cours ou quand elle participait à la grève étudiante: Nous sommes des intellectuels progressistes—, mais il y avait des limites, on dirait, des limites que Marianne commençait tranquillement à mesurer.

L’université était une suite de bâtiments énormes, des labyrinthes qu’elle parcourait au début en imaginant un jour pouvoir les contenir. Les bibliothèques, les laboratoires, même les salles de repos... Marianne n’aurait qu’à faire comme le prof le lui avait enseigné, et bientôt elle pourrait les visiter assise, bien au chaud dans sa chaise berçante, retrouvant en elle des citations, des synopsis d’œuvres célèbres, des visages d’hommes morts qui n’étaient pas des ogres.

Le ministre de la Santé lui fait penser à Jabba le Hutt, c’est sûr, et Marcel Aubut, à ce banquier qui a violé une femme de chambre, à New York, et qui baisait tous les jours, il parait. Ses clients, ses collègues et ses employés lui fournissaient sans cesse des filles. Comment il s’appelait, donc? Un drôle de nom. Pas Berlusconi. Pas Ghomeshi. Marianne ouvre, ferme des portes: elle ne trouvera pas. Elle abandonne et ne sait plus à quoi penser.

Félix avait fait une fixation sur la merde du petit. Fannie disait que c’était un prétexte pour ne pas changer les couches, mais Marianne croyait son chum de bonne foi. Devant l’enfant étendu, cul nu et jambes levées, le jeune père était complètement dépassé, toute sa tension se concentrait dans son visage alors que ses jambes, à lui, ses bras, tout le reste de son corps semblait mou. Les pleurs et les trop grandes joies aussi le laissaient démuni, comme vidé. Il en parlait constamment, de la merde, et comme il s’était plaint d’une odeur que Marianne ne percevait pas (C’est sûr, il avait dit, tu as toujours les mains dedans), ils avaient fini par abandonner les couches réutilisables. Il faut lâcher certains principes, c’est ce qu’il avait dit, s’adapter. Et Fannie était d’accord, surtout que c’est toi qui te tapes tout l’ouvrage.

Ils n’avaient pas exactement de l’ambition—ce mot leur était interdit—, mais ils se voyaient bien, un jour, après les études, entièrement investis dans des projets qui seraient les leurs. Félix irait en cinéma, peut-être dans la création de jeux vidéos. Marianne pensait travailler dans l’édition de livres ou de revues. Fannie trouvait ces choix tellement typés: le gars qui veut s’exprimer et la fille qui ne demande qu’à aider les autres à le faire... Marianne n’avait pas d’opinion là-dessus.

Parfois, quand elle changeait le petit, Félix venait regarder pardessus son épaule, mais juste pour nourrir son dégout, on aurait dit, et renouveler son stock de métaphores. Il parlait de bouette et de brouet, de magma et de cloaque. Et l’analogie s’étendait à la purée que le petit avait commencé à manger, à leurs propres repas et au linge sale, même, au désordre qui s’accumulait dans leur petit appartement et qu’ils n’arrivaient plus à contenir. Félix accusait le bordel, la décharge municipale, la soue qu’était devenu leur logement, de le rendre incapable d’étudier, mais plus personne ne le croyait. Un jour—il n’était pas particulièrement de mauvaise humeur—, il avait demandé à Marianne comment elle avait fait pour fabriquer une telle machine à marde. Il n’avait pas prononcé merde. Avec ton têtard, avait répondu Marianne, avec ton ti-criss de têtard. Félix était sorti marcher; Marianne était restée dans la petite chambre à se bercer, le bébé sur elle, endormi.

Félix était habitué à avoir le dernier mot. Au secondaire et encore au cégep, il était souvent la personne la plus intelligente dans une pièce. Mais à l’université, où convergeaient ceux qui avaient des talents semblables et les mêmes intérêts, c’était moins évident. Puis jusque dans son couple. Félix était limité, voilà, Marianne avait fini par le réaliser. À 25 ans, il a touché son plafond. Il a lâché l’université pour travailler, puis lâché Marianne, parce que travailler et torcher, ce n’est pas une vie pour un gars. Fannie n’a pas manifesté une grande surprise.

Elle a des opinions sur tout, Fannie. Elle est presque professeure, maintenant. Elle fait des remplacements, donne parfois des ateliers aux adultes. Quand les filles ont fêté leur 27e anniversaire—les deux sont nées le même mois—, elle a insisté pour payer. T’as bien assez de la gardienne. Marianne a accepté, sans signaler que le petit était chez sa grand-mère pour la semaine. Elle ne voulait pas parler de l’enfant. Elle avait plutôt amené la conversation sur les palais, les Romains en toge errant dans des bibliothèques mentales... T’as peut-être des vieilles affaires dans tes garde-robes dont tu devrais te débarrasser, lui avait dit Fannie en se penchant par en avant, remplissant le verre de Marianne et ouvrant grand les yeux comme pour l’inviter à suivre un certain raisonnement. Où donc avait-elle voulu en venir ? Marianne désirait parler de mémoire, de culture, et pourquoi pas d’ogres, aussi, de bêtes gourmandes, pathologiquement avides, et du pauvre monde, pas elle en particulier, mais du monde pauvre en général, et des femmes surtout... Fannie préférait parler de linge sale, de faire la paix avec soi-même. Elle remplissait les verres et encourageait Marianne à se réorienter, à apprendre un métier. Technicienne de laboratoire, par exemple, quelque chose qui ne demande pas trop d’études et qui est vite payant.

Elle est tannée, Marianne. Elle se lève et sort, quitte le souvenir du restaurant pour recommencer à errer dans ses corridors mentaux. Fannie reste seule devant son café refroidi, bougeant les lèvres dans la glaciale indifférence d’une villa abandonnée. Marianne marche dans sa tête, dans l’autobus immobilisé, elle avance sans ouvrir de porte, sans chercher du regard les fenêtres ou les cachettes. Elle voudrait dépenser de l’énergie, s’essouffler. Au hasard, une porte, ouverte à coups de pied: Félix qui, par Messenger, lui dit qu’il a trop de peine, qu’il est trop honteux et fragile et que, donc... Côlisse, il n’y a rien que des souvenirs dans cette bâtisse-là? Pas de livres, pas d’œuvres, pas de vieille bonne femme assise sur une chaise droite pour nous distraire à force de connaissances? Et le trafic avance pas! Je vais être en retard. Pour la troisième fois en deux semaines. Pas foutue de garder une job, non plus.

La face de la grand-mère quand Marianne lui a laissé le petit! Elles ne s’étaient pas vues depuis deux ans certain, au dernier Noël que Marianne et Félix avaient fêté ensemble. Elle est fine, la mère de Félix, très douce, et sans doute trop fière de son gars. Quand même, dans sa voix, un peu d’inquiétude: Il donne-tu des nouvelles, au moins, des fois? Marianne n’avait rien trouvé à répondre, sinon: J’ai entendu dire qu’il avait engraissé. La femme était heureuse de voir son petit-fils, que Félix, bien sûr, ne lui amenait jamais.

Une épicerie, ce n’est ni un labyrinthe ni un château, plutôt une piscine avec ses couloirs, son éclairage trop blanc et sa radio trop creuse. Un stationnement, un entrepôt. Technicienne de laboratoire, ben oui !, avec ses souris, ses éprouvettes, son sarrau, une tablette avec une pince en haut et des feuilles avec des colonnes à remplir. Criss, tu t’imagines-tu, toi, Fannie, technicienne dans un laboratoire? Il ne faut pas constamment revivre les conversations manquées, donner trois jours plus tard les répliques qui sur le coup nous ont fait défaut.

Fannie imaginait sans doute que Marianne exhumerait de ses garde-robes les caleçons sales de Félix, un souvenir de son père ou un travail de littérature sud-américaine qu’elle n’avait jamais terminé. Les sortir, les jeter. Ou peut-être, tant qu’à y être, les vêtements que Marianne portait ce soir-là, alors que Fannie avait fait un effort pour ne pas s’habiller trop chic.

Une fois la nappe étalée, le petit four branché, les saucisses mises à cuire, Marianne pourra penser. Afficher le sourire qu’on lui a fait pratiquer, interpeler le rare client matinal et penser. Laisser faire les grandes pièces et les garde-robes qui aujourd’hui ne nous apprennent rien, descendre, ne pas fouiller aux étages où l’air circule, mais tâter du noir, un peu. Sous un escalier, trouver une petite porte, se pencher pour toucher la poignée. Marianne sursaute.

Hey! C’est raide, les saucisses, le matin! Le bonhomme n’a ni panier ni uniforme, rien qui justifierait sa présence dans une épicerie à côté de la table de dégustation si tôt dans la journée, juste une ceinture en faux cuir noir qui parcourt une distance infinie avant de revenir à son point de départ. Raide. Le matin. La saucisse. T’a pognes-tu? C’est vrai que ça sent le cochon, le cumin, le gras; c’est vrai que le cœur de Marianne lui lève quand elle perçoit à la fois l’odeur de friture et le clin d’œil de l’obèse qui s’émerveille déjà du prochain jeu de mots en train de s’assembler dans son cerveau huileux. T’a pognes-tu? La saucisse? Marianne ne prend pas la peine d’éviter le double sens: Elle est pas chaude, encore. L’homme n’en peut plus d’autant d’esprit: T’es une vlimeuse, toi.

La vlimeuse est blottie sous les escaliers. Un foulard dans les cheveux, les bras serrant ses genoux repliés. Elle est cachée dans l’armoire à balais, ou alors c’est une petite chambre pour les enfants indésirés. L’image vient d’Harry Potter, peut-être, ou d’une gravure des Misérables. C’est Cosette, sur la page arrachée d’un livre, par terre au fond du débarras. Dans sa tête, Marianne se penche, flatte la feuille, la lisse pour en défaire les plis. C’est une gravure de Gustave Doré ou l’image immobile d’un anime. La fille sur le dessin la regarde.

Tu me donnes de l’appétit, comme ça, le matin.

Marianne tourne la tête, regarde l’homme dans les yeux. Le plancher, comme on dit dans le commerce, est désert. Le petit pourrait bien vieillir chez sa grand-mère.


Patrick Nicol vit à Sherbrooke, où il enseigne au cégep. Il a publié une dizaine de livres de fiction, dont La notaire (Leméac, 2007), Terre des cons (La Mèche, 2012) et La nageuse au milieu du lac (Le Quartanier, 2015). Il tient une chronique régulière dans le magazine L’Inconvénient.

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