Mes six derniers mois

Carole Fréchette
Publié le :
Billet

Mes six derniers mois

La dramaturge nous raconte son dernier semestre.

Il y a des semestres qui coulent en douceur. Des six mois qu’on peut raconter avec charme et ironie, où l’on peut se montrer attentive aux petites choses de la vie tout en étant sensible à ce qui agite la planète. Mes six derniers mois ne sont pas de ceux-là. Le hasard a voulu que l’on me propose d’écrire cette chronique au moment où mon petit monde subissait trois bouleversements: une naissance, une mort, un tremblement de terre.

Le 25 février, à 3h45 du matin, mon télé-phone a sonné. La voix d’Éric, le chum de ma fille: «On a une fille! Une belle petite fille. Toute correcte. Avec tous ses morceaux». Je lui ai demandé au moins trois fois: «toute correcte?». Ma première petite-fille était née. Je suis restée dans le noir à répéter: «une fille, toute correcte». Je pouvais me remettre à respirer. J’avais eu si peur. Mille fois plus peur que lorsque je suis moi-même passée par là. Je ne savais pas, alors, que le grand doigt de Dieu peut pointer n’importe où et décréter que tel enfant ne vivra pas ou qu’il sera handicapé ou frappé d’une maladie infâme. Maintenant je sais que personne n’est protégé. Même ceux qui ont grandi à l’abri, dans des familles soi-disant sans histoires. Cette peur profonde m’a habitée pendant toute la grossesse de ma fille, qui pourtant se déroulait normalement. Peur irraisonnée d’une catastrophe, ou d’un châtiment pour je ne sais quel péché. Peut-être pour avoir été une jeune baby-boomeuse enflammée qui a remis en question la famille, qui a fait éclater son couple, qui n’a pas donné de fratrie à sa fille adorée, tout occupée qu’elle était à prendre sa place dans l’espace public. Peur absurde, certainement, mais bien accrochée. Il est rare qu’un appel dans la nuit vous apporte une bonne nouvelle. Celui-ci m’annonçait le triomphe de la vie. Je me suis bercée jusqu’au matin en regardant la photo de la petite qui allait bientôt être nommée Clémence, comme pour me dire que j’étais pardonnée de toutes mes fautes, réelles et inventées.

Publicité

Trois mois plus tard, un mercredi midi, lors de ma visite hebdomadaire au chsld, une préposée m’a dit: «votre maman refuse de manger depuis quelques jours». J’ai su tout de suite que c’était la fin. Ma mère avait 99 ans. Elle n’était pas malade, mais ses forces la quittaient depuis quelque temps. On a beau savoir que la mort est juste de l’autre côté de la porte, on sursaute tout de même quand elle frappe. Nous avons eu une dizaine de jours pour nous faire nos adieux, à coups de sourires et de mimes maladroits. Ma mère était aphasique depuis 12 ans. Elle nous reconnaissait et savait qui elle était, mais elle ne maitrisait plus le langage. Qui racontera un jour cette souffrance-là, si particulière? Ne plus pouvoir expliquer, nommer ce qui nous habite. Fragilisée et dépendante, ma mère n’était plus la femme forte que j’ai connue. En mourant, elle est redevenue toutes celles qu’elle a été: la jeune fille avide d’autonomie, la maman dynamique, la maitresse de maison chaleureuse, la féministe avant l’heure, la femme brisée par la mort de deux de ses filles, la vieille dame qui ne savait plus parler. Et je les ai pleurées toutes, même celle de la fin, qui n’était plus qu’une flamme au fond d’un regard bleu ciel, une intelligence, un appétit de vivre.

Entre ces deux moments gravissimes, un autre évènement, pas du même ordre, mais tout de même secouant. Tremblement de forte intensité sur ma terre imaginaire. Une pièce sur laquelle je planchais depuis de nombreux mois, avec, comme toujours, un mélange de confiance et de doute; un jour convaincue que ça prenait vie de belle façon, le lendemain perplexe devant ce monde étrange qui sortait de moi. Cette fois, le malaise a pris le dessus sur l’enthousiasme et j’ai senti le besoin de soumettre la chose à des regards extérieurs, pour me rassurer. Il est rare que je montre ce que j’écris avant d’avoir terminé une première version. Mais là, le doute était trop fort. J’ai ouvert la porte de ce texte en chantier à quelques lecteurs bienveillants. C’est au fond de leurs yeux que la terre a tremblé. Et dans leurs sourires gênés et leurs formules polies. La pièce a vacillé, s’est affalée sur le plancher. J’ai paniqué. Pour la sauver, j’ai tout arrêté et je l’ai plongée sur-le-champ dans un coma artificiel. Elle est toujours là, dans sa chambre aseptisée, branchée de partout, avec juste assez d’oxygène pour se maintenir en vie. Étendus à côté d’elle, ma confiance, mon élan, également sous perfusion. Je le savais que ce projet était dangereux. On ne fait pas entrer impunément un jeune homme armé d’un Kalachnikov dans une pièce qui avait commencé sur un tout autre ton. Les risques sont énormes: le didactisme, le pathos, le mélo, le ridicule. Je le savais, mais j’ai quand même foncé. Je devais bien avoir une raison. 

Les jours passent. J’essaie de ne pas y penser. Je fais des détours pour ne pas tomber sur le fichier endormi. Je vaque. Je me pâme sur ma petite-fille, je classe les derniers papiers de ma mère, je m’inquiète du Brexit, je rafistole un autre texte, je me désole d’Orlando, j’écris mes six derniers mois. J’attends. Quoi donc? Peut-être un appel dans la nuit. Une voix qui dira «ça y est, j’ai la solution! Elle pourra vivre!» ou alors «débranche tout, il n’y a rien à faire». Mais une autre pièce poussera sur ses cendres. Ainsi va la vie. Une idée meurt, une autre vient au monde.


Carole Fréchette est l’auteure d’une vingtainede pièces, traduites en plusieurs langues et jouées à travers le monde. Ses œuvres ont été saluées par deux Prix du Gouverneur général (pour Les Quatre morts de Marie en 1995 et Small Talk en 2014) et par le prestigieux prix Simonovitch en 2002, une récompense accordée à un auteur de théâtre canadien pour l’ensemble de ses écrits.

Illustration: Laurianne Poirier

Continuez sur ce sujet

Atelier 10 dans votre boite courriel
S'abonner à nos infolettres