Pensées pour moi-même, livre 2

Marc Aurèle
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Grands essais

Pensées pour moi-même, livre 2

Mélange de questionnements, de réflexions et d’exercices, les Pensées de l’empereur romain Marc Aurèle ne devaient pas être lues par d’autres. Dans ces aphorismes rédigés en grec entre 161 et 180, nous retrouvons un homme qui cherche à se comprendre et à saisir le sens du monde, aspirant à conduire son existence de manière à éviter les douleurs inutiles, les vaines luttes contre le hasard, contre l’ordre des choses et contre tout ce qui échappe au contrôle.

Considéré dans ce texte

La brièveté de la vie. L’ordre du monde. Se sentir comme l’émanation de quelque chose de plus grand que soi. Le bonheur. L’élan. Les livres et les poètes. Mourir sans murmures, apaisé, avec la vérité en partage.

À propos de ce texte

Mélange de questionnements, de réflexions et d’exercices, les Pensées de l’empereur romain Marc Aurèle ne devaient pas être lues par d’autres. Dans ces aphorismes rédigés en grec entre 161 et 180, nous retrouvons un homme qui cherche à se comprendre et à saisir le sens du monde, aspirant à conduire son existence de manière à éviter les douleurs inutiles, les vaines luttes contre le hasard, contre l’ordre des choses et contre tout ce qui échappe au contrôle.

Il y a quelque chose de rassurant à relire ces textes de l’une des figures emblématiques du stoïcisme. S’en dégage une compréhension que le bonheur est à portée de tous, quand nous avons si souvent l’impression qu’il flotte à l’horizon des choses que nous souhaitons vivre, accomplir et devenir.

Les mots de Marc Aurèle sont fréquemment présentés comme une manière de vivre ou encore comme un travail de transformation de la pensée, sorte de système de protection du soi: ils aident à minimiser notre vulnérabilité aux aléas de l’existence. Une manière de trouver le calme—l’ataraxie—en nous sachant partie d’un tout ordonné, déterminé, duquel nous ne pouvons nous soustraire. Lui résister est la source de nos souffrances. Nous n’avons de prise, selon lui, que sur notre vie intérieure, nos désirs et nos représentations. Et ce n’est qu’en sachant cela (en nous exerçant à distinguer ce qui dépend de nous et ce qui ne dépend pas de nous, dans la suite des mots d’Épictète) que réside la possibilité d’une existence sans douleur.

Le livre 2 des Pensées nous enjoint d’apprécier la valeur du temps présent, de réfléchir à ce que cela signifie de n’avoir qu’une seule vie à vivre, et d’évaluer en quoi se soumettre à la nécessité et à la raison sont des choses préférables à l’emportement et à la révolte. La philosophie y apparait comme une consolation, une manière de se préparer à la mort avec sérénité, dans l’acceptation des faits de la nature.

Bien que tout cela puisse s’apparenter à de la résignation, il faut davantage y voir une réponse à l’impuissance que nous pouvons si facilement ressentir devant tout ce qui nous dépasse et nous assaille au quotidien. C’est une forme de réconfort que d’avoir une prise, quelque part, sur ce qui nous touche et nous morcèle et nous fait souffrir. Et de savoir que cette prise est à l’intérieur de nous, à la portée de chacun, du moins à la portée de ceux qui s’astreignent à l’exigeante pratique de sonder constamment leur âme pour se délester de ce qui la fait ployer.


Véronique Grenier enseigne la philosophie au collégial. Elle est l’auteure du récit Hiroshimoi et du recueil de poésie Chenous (Éditions de Ta Mère). Elle a également écrit «Surveiller et frémir: l’utilité sociale du commérage».

Cette version a été éditée et légèrement raccourcie par Atelier 10.



Dès l’aurore, dis-toi par avance: «Je rencontrerai un indiscret, un ingrat, un insolent, un fourbe, un envieux, un insociable. Tous ces défauts sont arrivés à ces hommes par leur ignorance de ce que sont le bien et le mal. Pour moi, ayant jugé que la nature du bien est le beau, que celle du mal est le laid, et que la nature du coupable est d’être mon parent, non par la communauté du sang ou d’une même semence, mais parce qu’il participe aussi bien que moi à l’intelligence et à une même parcelle de la divinité, je ne puis éprouver de peine de la part d’aucun d’entre eux, car aucun ne peut me couvrir de laideur. Je ne peux pas non plus m’irriter contre un parent, ni le prendre en haine, car nous sommes nés pour concourir à une œuvre commune, comme les pieds, les mains, les paupières, les deux rangées de dents, celle d’en haut et celle d’en bas. Se comporter en adversaires est donc contre nature, et c’est agir en adversaire que de témoigner de l’animosité et de l’aversion envers un de ses semblables.»


Tout ce que je suis, c’est une misérable chair, avec un faible souffle; mais il y a aussi plus en moi: le principe directeur de tout le reste. Renonce aux livres; ne tarde plus un instant, ce délai ne t’est plus permis. Comme un homme déjà en passe de mourir, méprise la chair: sang et poussière, petits os, tissu léger de nerfs et entrelacement de veines et d’artères. Examine aussi ce qu’est le souffle: du vent qui n’est pas toujours le même, car tu le rends à tout moment pour en avaler du nouveau. Il te reste, en troisième lieu, le principe directeur. Pense à ceci: tu es vieux; ne te permets plus d’être esclave, d’être lacéré par un instinct désordonné, de te révolter contre ta destinée, de t’aigrir contre ton sort actuel ou d’appréhender celui qui doit venir.

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Les œuvres des Dieux sont pleines de prévoyance. Le hasard lui-même n’agit pas sans coopérer avec la nature ou sans être tissé avec les évènements que dirige la Providence. Tout découle de là. De plus, tout ce qui arrive est nécessaire et indispensable à l’ordre universel, dont tu fais partie intégrante. Aussi, pour toute fraction de la nature quelle qu’elle soit, le bien, c’est ce que comporte la nature de l’universalité des choses et ce qui tend à la conserver. Or, l’univers se conserve et se maintient par la transformation des éléments et des composés qui les forment. Que cette conviction te suffise et te serve de principe inébranlable. Quant à ta soif de livres, rejette-la bien loin de toi, afin de mourir sans murmures, apaisé, avec la vérité en partage, le cœur plein de gratitude envers les Dieux.


Calcule depuis combien de temps tu remets à plus tard cette résolution et combien de fois, ayant reçu des Dieux des occasions de t’acquitter, tu ne les a pas mises à profit. Mais il faut enfin, dès maintenant, que tu sentes de quel monde tu fais partie, et de quel être ordonnateur du monde tu es une émanation. Tu dois comprendre la brièveté du temps qui t’est accordé. Si tu ne l’emploies pas pour accéder à la sérénité, ce moment passera comme tu passeras toi aussi, et jamais plus il ne reviendra.


À tout moment, songe avec gravité, en Romain et en homme, à faire tout ce que tu as en main, avec une constante et simple dignité, avec dévouement, indépendance et justice, et à donner congé à toutes les autres préoccupations. Tu te débarrasseras d’elles si tu accomplis chaque action comme étant la dernière de ta vie, en la purifiant de toute illusion, de tout entrainement passionné qui t’arracherait à l’empire de la raison, de toute feinte, de tout amour-propre et de toute résistance à l’égard du destin. Tu vois à quel point les préceptes dont on a besoin sont peu nombreux, quand on les observe réellement, pour mener une vie paisible et qui se rapproche de celle des Dieux; car les Dieux n’exigeront certainement rien de plus à celui qui les observe.


Accable-toi de reproches, ô mon âme, accable-toi des reproches les plus sincères. Tu n’auras plus le temps de t’honorer toi-même. Brève, en effet, est la vie pour chacun. Chacun de nous n’a qu’une vie. La tienne est presque achevée, et tu n’as pas de respect pour toi-même, car tu mets ton bonheur dans l’âme des autres.

Insensés sont ceux qui, à force d’agir, sont fatigués par la vie, et n’ont pas un but précis où diriger leur élan.

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    Photo: João Lavinha

Les accidents du dehors te distraient de mille façons. Donne-toi le loisir d’apprendre quelque bonne vérité et cesse de te laisser emporter par le tourbillon. Insensés sont ceux qui, à force d’agir, sont fatigués par la vie, et n’ont pas un but précis où diriger leur élan et leur pensée tout entière.


Il n’est pas facile de trouver un homme malheureux parce qu’il n’a pas surveillé ce qui se passe dans l’âme d’un autre. Quant à celui qui néglige de porter attention aux émotions propres à son âme, il est nécessairement malheureux.


Garde constamment en mémoire ces questions: quelle est la nature du Tout? Quelle est la mienne? Quel lien la seconde entretient-elle avec la première? Quelle partie forme-t-elle dans le Tout? Quel est ce Tout dont elle fait partie? Et souviens-toi que nul ne peut t’empêcher de toujours faire et de dire ce qui est conforme à la nature dont tu fais partie.


C’est une idée bien philosophique que celle de Théophraste lorsque, comparant les fautes d’une manière plus claire que personne avant lui, il établit que les fautes commises par un désir réfléchi sont plus graves que celles qui le sont par colère. L’homme en colère s’écarte de la raison avec une douleur et un entrainement dont il n’a pas conscience. Mais celui qui pèche par concupiscence, vaincu par la volupté, se montre en quelque sorte plus intempérant et plus relâché dans ses fautes. À bon droit donc et en vrai philosophe, Théophraste a dit que celui qui faute avec plaisir mérite un plus grand blâme que celui qui pèche avec douleur. Et de fait, l’un a plutôt l’air d’un homme qui a été provoqué et qu’on contraint à se mettre en colère, tandis que l’autre s’est porté de son plein gré au méfait, en se laissant aller à des actes reprochables, uniquement pour contenter son désir.


Tout faire, tout dire et tout penser, en homme qui peut sortir à l’instant même de la vie. S’il y a des Dieux, quitter la société des hommes n’a rien de redoutable, car ceux-ci ne sauraient te vouer au malheur. Mais, s’il n’y en a pas, ou s’ils n’ont aucun soin des choses humaines, quel intérêt as-tu à vivre dans un monde vide de Providence? Mais ils existent et ils ont soin des choses humaines, et, pour que l’homme ne tombe pas dans les maux qui sont des maux véritables, ils lui en ont donné tous les moyens. S’il était quelque mal en dehors de ces maux, les Dieux y auraient également pourvu, afin que tout homme puisse éviter d’y sombrer. Mais, comment ce qui ne rend pas l’homme plus mauvais pourrait-il rendre la vie de l’homme plus mauvaise? Ce n’est pas parce que la raison universelle a ignoré ce désordre apparent ni parce qu’elle serait impuissante à le prévenir ou à le corriger qu’elle l’a laissé subsister. Ce n’est pas par inhabileté qu’elle aurait commis l’erreur de répartir aux bons et aux méchants, parmi les hommes, une part égale de biens et de maux. La vérité, c’est que si la vie et la mort, la gloire et l’obscurité, la douleur et le plaisir, la richesse et la pauvreté sont distribués indifféremment aux bons et aux méchants, c’est que toutes ces choses ne sont ni belles ni laides. Elles ne sont donc ni des biens ni des maux.


Comme tout s’évanouit en un instant: dans le monde, les corps; et dans la durée, les souvenirs qu’ils laissent. Tels sont tous les objets sensibles, et particulièrement ceux qui nous séduisent par l’appât du plaisir, qui nous effraient par l’idée de la douleur, ou qui nous font jeter des cris d’orgueil. Comment des objets si frivoles, si méprisables, si décousus, si périssables et si parfaitement morts pourraient-ils occuper notre intelligence et notre raison? Que sont donc ceux dont l’opinion et la voix donnent la gloire? Qu’est-ce que mourir? Si l’on envisage la mort en elle-même, et si, divisant sa notion, on en écarte les fantômes dont elle s’est revêtue, que peut-on penser d’elle sinon qu’elle est une simple fonction de la nature? Celui qui redoute une fonction naturelle est un véritable enfant. De plus, la mort n’est pas une simple opération que la nature accomplit; c’est aussi une œuvre qui lui est éminemment utile. Comment l’homme entre-t-il en relation avec Dieu? Par quelle partie de son être? Et en quoi cette partie de l’homme doit-elle alors se modifier?


Rien de plus misérable que l’homme qui sort sans cesse de lui-même pour parcourir tout le cercle des choses, «pour sonder les profondeurs de la terre», comme dit le poète, pour pénétrer à force de conjectures ce qui se passe dans l’âme d’autrui, et qui ne sent pas qu’il lui suffit d’être face au seul génie qui réside en lui, et de le servir en toute sincérité. Or, le servir, c’est conserver ce génie pur de toute passion, de toute imprudence et de toute impatience contre ce qui nous vient des Dieux et des hommes. Ce qui vient des Dieux est digne de respect en raison de son excellence; ce qui vient des hommes est digne d’affection en vertu de notre parenté commune; digne aussi parfois d’une certaine pitié, quand le fait est causé par l’ignorance du bien et du mal, cécité équivalente à celle qui nous prive de distinguer le blanc du noir.

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    Photo: the tsb

Qu’est-ce que mourir? Si l’on envisage la mort en elle-même, si on écarte les fantômes dont elle s’est revêtue, que peut-on penser d’elle sinon qu’elle est une simple fonction de la nature?


Même si tu avais à vivre 3000 ans, et 3 fois 10000 ans, dis-toi bien que l’on ne peut jamais perdre une autre existence que celle qu’on vit ici-bas et qu’on ne peut pas davantage vivre d’autre vie que celle que l’on perd. À cet égard, la vie la plus longue en est tout à fait au même point que la vie la plus courte. Le temps présent est le même pour tous, bien que le passé qu’on laisse en arrière puisse être très inégal. Ce qu’on perd n’est évidemment qu’un instant imperceptible. On ne peut perdre d’aucune façon le passé ni l’avenir, car comment ôter à quelqu’un ce qu’il n’a pas?

Il ne faut jamais perdre de vue ces deux choses: la première, c’est que tout, dans ce monde, roule éternellement dans le même cercle et qu’il n’y a pas la moindre différence à fixer les yeux sur les mêmes objets durant 100, 200 ans ou durant l’infini. La seconde, c’est que celui qui a vécu le plus longtemps et celui qui a à mourir plus tôt font exactement la même perte. On ne peut être privé que du seul présent, puisque c’est la seule chose que l’on possède et qu’on ne peut perdre ce qu’on n’a pas.


Que tout soit opinion. C’est ce qui ressort avec la dernière évidence des démonstrations de Monime, le Cynique; l’utilité de son système n’est pas moins évidente, si l’on sait faire la part de ce qu’il contient de vraiment profond.


L’âme de l’homme se fait la plus grande injure lorsqu’elle devient une sorte de tumeur ou d’abcès du monde. S’irriter contre quelque évènement que ce soit, c’est se révolter contre la nature universelle, qui renferme les natures aussi diverses que les êtres. L’âme se fait aussi injure lorsqu’elle prend un homme en aversion et qu’elle s’emporte contre lui dans l’intention de lui nuire, avec cette passion aveugle des cœurs livrés à la colère. Elle se fait injure lorsqu’elle se laisse subjuguer par le plaisir ou par la douleur; lorsqu’elle dissimule, agit ou parle sans franchise et contrairement à la vérité; lorsqu’elle ne dirige son activité et son initiative vers aucun but, mais s’applique à n’importe quoi, au hasard et sans suite, alors que nos moindres actions devraient être ordonnées par rapport à une fin. Or, le but suprême des êtres raisonnables, c’est de se conformer toujours à la raison et à la loi du plus vénérable des États et des Gouvernements.


Le temps que dure la vie de l’homme n’est qu’un point; son être est dans un perpétuel écoulement; ses sensations ne sont que ténèbres. L’assemblage de tout son corps est une proie facile de la corruption, son âme est un ouragan, son destin, une énigme obscure, sa gloire, un non-sens. En un mot, tout ce qui a trait au corps est un fleuve qui s’écoule; tout ce qui a trait à l’âme n’est que songe et vanité. La vie est une guerre, un séjour sur une terre étrangère; et la seule chose qui nous attende après elle, c’est l’oubli. Qui peut donc nous diriger au milieu de tant d’écueils? Un seul et unique guide: la philosophie. Et la philosophie, c’est faire en sorte que le génie qui est en nous reste pur de toute tache et sans dommage, qu’il soit plus fort que les plaisirs et que les peines; qu’il ne fasse rien au hasard, par mensonge ou par faux-semblant; qu’il ne s’attache pas à ce que les autres font ou ne font pas. C’est aussi accepter les évènements et le sort qui nous échoit, comme une émanation de la source d’où nous venons nous-même; et surtout, attendre la mort avec une âme sereine, sans y voir autre chose que la dissolution des éléments dont tout être est composé. Si pour ces éléments, il n’y a rien de redoutable à ce que chacun se transforme continuellement en un autre, pourquoi craindrait-on la transformation de leur ensemble et sa dissolution? C’est selon la nature; et dans ce que fait la nature, il n’y a jamais rien de mal. 


Né en 121 à Rome, Marc Aurèle en devient l’empereur en 161. Son règne se passe essentiellement en campagnes militaires. Il rédige les Pensées pour moi-même sous l’influence des écrits d’Épictète et dans la tradition stoïcienne, durant les dernières années de sa vie. Il décède en 180.

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