Surveiller et frémir: l’utilité sociale du commérage

Véronique Grenier
Illustration: Audrey Malo
Publié le :
Essai

Surveiller et frémir: l’utilité sociale du commérage

D’où vient notre plaisir de parler des absents, cette tendance à nous délecter de leurs erreurs, à nous amuser de leurs défauts, à vivre leurs frasques par procuration?

Considéré dans ce texte

Le commérage et ses déclinaisons. Notre besoin d’histoires. Les chaises qui grincent sur les galeries. Britney Spears. Le potin comme liant social et censeur moral. Parler des autres pour faire taire ses voix intérieures.

La vie des autres.

Comment ils la mènent, la gèrent, la réussissent ou pas. Grâce à qui, avec qui. Autant de détails qui deviennent de petits évènements à se chuchoter, à imprimer sur du papier glacé, à répandre sur les réseaux sociaux—à la vue de tous, mais paradoxalement un peu à l’écart des principaux concernés, qui apprennent toujours à postériori ce qui se dit de leur existence. Des mots qui meublent la conversation lorsque parler de soi ne suffit pas ou plus; lorsque la météo des prochains jours n’offre rien qui justifie de la commenter. Lorsque le besoin de se comparer se fait sentir. Des lorsque à l’infini: le commérage est une manière d’être ensemble, de se parler.

Au Québec, ce terme charrie l’image de femmes qui, au salon de coiffure, rouleaux sur la tête et sous le séchoir, s’échangent des ouï-dire sur untel et unetelle. Il évoque le ballet des chaises berçantes sur les galeries des villages, calqué sur le rythme imprévisible du bouche à oreille. Ou celui des jeunes filles dans la cour d’école qui parlent en tas, dans un coin, les mains couvrant leurs lèvres à demi, signe des paroles qui ne peuvent être entendues que par les «élues». L’activité apparait genrée, du moins dans les représentations courantes. Une étude canadienne menée par David C. Watson en 2012—parmi les plus citées sur la question—laisse pourtant croire qu’elle n’en a pas, de genre. Les hommes s’y adonnent autant que les femmes, bien que le type de messages diffère, et que l’effet ne soit pas tout à fait le même: le bavardage tendrait à renforcer les liens d’amitié entre les premiers, alors qu’il peut générer des tensions entre les secondes.

Historiquement non plus, il n’a jamais été question de lier le commérage à un sexe en particulier, le terme référant à différents aspects du vivre-ensemble. Chez Rabelais, par exemple, il est synonyme de baptême, tandis que chez Diderot, il est employé dans le sens de bavardage. L’anglais gossip possède quant à lui une origine religieuse, soit celle de godsibb/god sibling, qui fait écho à l’ancienne définition du terme français «commère»: marraine. Il sera employé comme verbe dans les pièces de Shakespeare, pour désigner l’action de «participer à», avant d’être associé, au 19e siècle, à la discussion autour d’un verre ou de la nourriture. Dans tous les cas, aux origines de la notion, on trouve déjà cette complicité caractéristique qui lie les gens par la foi, le repas ou la conversation. Cette familiarité a résisté jusqu’à l’usage contemporain, «ce que l’on dit des autres en leur absence».


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Semi-vérités et microtransgressions


You want a piece of me.

Britney Spears

Le commérage—qui a ses déclinaisons: potins, ragots, rumeurs, bitcheries lorsque la part de médisance est pleinement assumée—soude les individus qui partagent des informations, fondées ou non, dans une atmosphère de quasi-secret. C’est une activité de boudoir, de couloir, de sofa. Elle crée une certaine forme d’intimité, notamment parce que chacun sait pertinemment qu’il transgresse une règle de bienséance (nos parents ne nous ont-ils pas appris à ne pas dire du mal des gens?) et qu’il déroge à l’impératif de discrétion, voire de respect d’autrui. Ceux qui parlent et ceux qui écoutent consentent tacitement à d’autres règles du jeu: le droit de véhiculer des informations faciles—qui couche avec qui, qui trompe qui, qui s’est fait refaire quoi—, pour lesquelles il n’est pas si obligatoire de filtrer, de vérifier, de rester fidèles aux faits. Et cela s’applique sans trop de distinction aux parfaits inconnus, aux vagues connaissances ou aux amis proches (qu’on peut par ailleurs aimer sincèrement). Pour toutes ces raisons, potiner se range dans la catégorie du «plaisir coupable».

Dans ces discussions, on admet le vraisemblable comme critère suffisant. Il faut avoir l’impression que l’anecdote est vraie, c’est cette plausibilité qui lui permettra de circuler, de devenir rumeur, de s’accrocher facilement aux esprits. Un rapprochement peut sans doute être fait avec la bullshit qui, selon le philosophe américain Harry Frankfurt, est justement ce construit qui repose sur une apparence de vérité et dont la seule fonction est d’être cru par celui qui le reçoit (l’intention sera de tromper, de donner un portrait non juste d’une situation). Le ragot, lui, n’est pas toujours en inadéquation avec le réel. Reste que son locuteur a le pouvoir de grossir les traits par plaisir ou méchanceté.

Il y a sans doute dans ce micropouvoir une réponse à l’ennui; nous avons besoin d’histoires, même après l’enfance. Pour nous dérober à notre quotidien ou pour y insuffler un peu de tension dramatique. Toute une industrie carbure à cette aspiration: des émissions comme Gossip Girl, des magazines, tmz, Monde de stars; elle a même ses autorités officielles dont la plus connue est Perez Hilton. Le potin est juteux, croustillant, savoureux, pour celui qui libère les mots autant que pour celui qui les reçoit. Plus il sera grave, plus il fera saliver. Plus il se répandra. D’où notre intérêt, peut-être, à exagérer les faits, à saupoudrer une couche de pire par-ci par-là. Ne serait-ce que pour sentir momentanément notre cœur battre un peu plus fort et jouir de cet ascendant que nous avons, pour un instant, sur la vie d’autrui—pouvoir de créer des narratifs, de modifier les perceptions que les gens ont des autres.


Les limites de l’acceptable

Lorsqu’on amplifie un peu trop les choses, le potinage devient toutefois suspicieux. C’est peut-être l’une des raisons pour lesquelles nous le condamnons. Nous sentons bien ce qui affleure sous les apparences de small talk sans conséquence: les mots sont autant d’occasions de blesser, de diffamer, de ruiner des existences. D’où les «stop bitching» qui peuvent ponctuer avec force une discussion quand quelqu’un s’y adonne avec trop d’ardeur. Comme une forme de rappel à l’ordre moral.

Pourtant, il semble que nous devons beaucoup, en tant que société, au commérage. Selon l’anthropologue britan-nique Robin Dunbar, le «commérage en vue d’une meilleure cohésion sociale aurait [même été] la raison principale du développement du langage humain». On lui attribue aussi un rôle essentiel dans la coopération, à l’époque où nos ancêtres sont sortis des forêts pour occuper des espaces plus vastes. Ils devaient miser sur l’engagement de chacun au sein du groupe et sur une collaboration optimale pour bien chasser. Échanger des informations personnelles aurait ainsi favorisé le travail collectif, comme le rapporte la journaliste Melissa Hogenboom: «Le moyen le plus efficace de coopérer était de partager des informations sur le rôle de chacun. Qui chasse la proie, et qui l’attrape, par exemple. Qui a cherché des plantes comestibles à gauche et qui à droite. Potiner, en d’autres termes.»

Le fait de colporter des renseignements sur les autres non seulement solidifie les collectivités, mais permet aussi de déterminer ce qui est bien et ce qui est mal. Encore aujourd’hui, le ragot est à la fois un moteur de cohésion sociale et un vecteur d’exclusion. Le cancan est un jugement, une forme diffuse et accessible de sanction morale. Il trace la ligne de l’acceptable. Dans la plupart des cas, nous cherchons à nous positionner par rapport à cette frontière, et par rapport à cet autre qui, «horreur!», l’a franchie. Nous le faisons pour nous rassurer sur notre valeur ou notre normalité—il y en a qui ont des vies moins parfaites que la nôtre, moins belles, et cela nous sécurise, nous contente. Nous voulons nous délester d’un secret, témoigner de notre indignation devant des gestes commis, savourer la triste joie de savoir les autres dans l’erreur (ou en faute). Nous souhaitons faire courir la rumeur pour nous divertir. Tout en méprisant ceux qui font comme nous.


L’ère du numérique, avec ses applications à potins et ses outils de diffusion de masse, augmente à la fois les risques et la gravité des conséquences. Le téléphone arabe n’a jamais autant eu de combinés.

Selon la perspective du professeur de philosophie américain Emrys Westacott, le commérage serait éthiquement défendable. Il y voit une manière de mieux saisir la nature humaine et le monde qui nous entoure, puisque ce qui se dit de manière informelle peut parfois contribuer à dresser un portrait plus juste du réel que ce que laissent entrevoir les apparences. Par exemple, si untel est infidèle à sa conjointe depuis des années, peut-être que des «différences irréconciliables» seront invoquées pour justifier publiquement la séparation, et préserver l’image des partis en cause. Les potins, eux, révèleront la «vraie» nature du conflit et des individus.

Cette manie de parler des absents témoigne également d’une difficulté légitime à entretenir des rapports authentiques avec les autres, parfois, surtout avec nos proches. Nous ne pouvons pas toujours être francs, la vérité heurte. Bien que la morale nous enjoigne à le faire, ce n’est pas nécessairement souhaitable, comme en témoignent ces expériences sur les réseaux sociaux où des personnes disent ce qu’elles pensent sans aucune forme de censure et finissent par perdre une bonne partie de leurs amis qui n’en veulent pas, de cette sincérité. Il faut savoir préserver nos relations. Et trouver des moyens d’évacuer, de tout de même nommer ce qui peut nous chicoter, nous fâcher, voire ce qui nous dégoute des autres. C’est peut-être la raison pour laquelle nous pouvons parler entre amis de ce qui nous énerve chez nos amis communs sans que ce soit ressenti comme de la haute trahison. C’est une manière de purger des émotions, des tensions, de se défouler. «On sort le méchant» afin de pouvoir maintenir des liens exempts d’interférences.


Alimenter le bruit pour taire le nôtre

Il se peut que les ragots nous interpellent, car ils nous donnent l’impression d’avoir accès à ce qui se cache derrière le paravent des existences. À ce qui ne peut se montrer alors qu’on cherche—souvent en vain—à accéder au vrai des choses. Nous cédons à ce voyeurisme parce qu’il nous ramène à ce que nous sommes, nous aussi, derrière nos façades. Au poids de tout ce que nous cachons, en souhaitant qu’il ne soit jamais le «juteux» des autres. Nous alimentons le bruit pour taire le nôtre. L’ère du numérique, avec ses applications à potins et ses outils de diffusion de masse, augmente à la fois les risques et la gravité des conséquences. Le téléphone arabe n’a jamais autant eu de combinés.

La machine à rumeurs peut se mettre en branle plus rapidement pour écraser, enterrer et arracher au passage des pans d’intégrité. Elle ne s’arrête qu’avec le temps ou l’incessant besoin d’être alimentée par de la nouveauté—chose facile, les gens vivent et se trompent et donnent à jaser. Souvent sans même le savoir. Cette menace, toujours, veille. Il est tellement désagréable de savoir que des gens parlent de nous sans que nous puissions intervenir, ne serait-ce que pour rectifier un détail. Dans le potin, lorsqu’il nous concerne, une part de nous-mêmes nous échappe, et cette impuissance sur notre narratif, sur la perception de ce que nous sommes, nous angoisse.

Ne pas avoir droit de réponse. Être privé d’un droit à la nuance. Devoir regarder le sol lorsqu’on croise ses semblables. Le sentiment d’avoir été donné en pâture.

L’incessant bruit de village fait trembler.

Nous l’aimons, en fait, la vie des autres. Elle nous intéresse. Dans la faiblesse rapportée des uns se trouve leur humaine condition. Leur fragilité. La nôtre, en miroir. Cela nous rappelle que nous sommes faits du même matériau. L’ordinaire et le pire dont nous jasons sont des voies que nous pourrions emprunter, des risques que nous souhaitons éviter. Nous en avons besoin pour nous orienter dans un espace aux repères flous et changeants. Comme une boussole à portée de voix.


Véronique Grenier enseigne la philosophie au collégial. Elle est l’auteure du récit Hiroshimoi et du recueil de poésie Chenous (Éditions de Ta Mère), chroniqueuse, blogueuse (Les p’tits pis moé), conférencière et co-porte-parole de la campagne provinciale «Sans oui, c’est non!».

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