Pour en finir avec «Dégénération»

Thomas O. St-Pierre
 credit: Photo: Mary and John Savigny Collection
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Pour en finir avec «Dégénération»

Il en va du plus grand succès du groupe Mes Aïeux, un classique des playlists de cabane à sucre et du temps des fêtes. Mais comme l’auteur de notre Document 13 le souligne, cette chanson archiconnue a tout d’un hymne modophobe. Est-ce que tout était forcément mieux avant?

En 2004, le groupe de néotrad Mes Aïeux lance un album, En famille, dont le premier extrait, «Dégénération», est un très grand succès populaire. L’idée de la chanson est bien résumée par son titre: elle s’adresse aux jeunes en glorifiant la vie de leurs aïeux, comme si, le temps passant, l’humanité avait dégénéré jusqu’à eux. 

Dans ce morceau, les jeunes vivent dans de petits appartements mal chauffés dont ils peinent à payer le loyer; changent de partenaire sexuel «tout le temps» (et on comprend que ce qui pourrait être présenté comme une belle liberté durement acquise au fil des générations est en fait une dangereuse et immorale instabilité aux graves implications psychologiques); ont recours à l’avortement pour se sauver des fâcheuses conséquences de leur mode de vie débridé; sont les enfants non désirés (des «accidents») de parents fonctionnaires qui ont mis dans des REER les millions (!) amassés péniblement par leurs propres parents agriculteurs; ils se réveillent la nuit en pleurant en raison de leurs rêves frustrés.

Les arrière-grands-parents et grands-parents, quant à eux, défrichent, labourent, rentabilisent, travaillent fort, ont plusieurs enfants, ont vécu la misère (ce qui est moralement supérieur à la disgracieuse prospérité contemporaine), ont été économes, mais savaient quand même fêter. La chanson se termine par une invitation lancée à la triste jeunesse de se débrancher de sa «tivi» (dix ans plus tard, on aurait parlé de cellulaire) pour retrouver la joie de vivre de ses ancêtres. 

Je hais profondément cette chanson. 

Non seulement en raison de son message (tellement grossier qu’il ne peut pas être davantage caricaturé) sur l’époque et la jeunesse, mais en raison de sa prétention latente de lucidité en tant que «chanson engagée», comme si elle proposait un message «éveillant les consciences». En réalité, elle ne fait que ressasser les mêmes sermons qu’on entend partout ailleurs, qui n’éveillent personne mais ne font que conforter ceux qui n’aiment ni l’époque ni la jeunesse qui en est forcément le porte-parole, et donne à celle-ci à nouveau une bien triste image d’elle-même. 

Chers malheureux du siècle, chers modophobes, il y a une question qui me ronge toujours quand je lis vos sermons et que j’écoute vos chansons: quand se déroulait-il, votre âge d’or? C’était quand, exactement, l’ère factuelle? Notre époque est mauvaise, elle est laide, elle tue ce qu’il y a de plus humain en l’humain. Mais alors, quand florissaient-elles, ces belles pousses d’humanité que l’époque a méchamment fauchées? Il y a une génération, deux générations, trois générations? Avant les Lumières (celles qui croyaient au progrès ou celles que Rousseau condamnait déjà)? Avant la modernité? Avant que Prométhée ne donne le feu aux hommes? 

Il y a quelque chose de louche dans l’imprécision de cet «avant», comme une preuve trouvée sur la scène d’un crime qui sert trop bien les intérêts de celui qui la découvre de manière apparemment impromptue. Vos âges d’or sont comme les romans à l’eau de rose d’Emma Bovary: des fictions qui font de vous des idéalistes malheureux, toujours déçus de la vie. 

Dans le monde imparfait où il nous faut vivre, ce monde où Miley Cyrus essaie de se construire et d’exister du mieux qu’elle le peut, comme nous tous, il me semble qu’il n’y a pas de place pour cette déception et pour votre négativisme. C’est pourquoi je nous souhaite la lucidité—celle qui nous permettra de nous attaquer aux problèmes qui nous minent réellement, mais aussi celle qui nous poussera à reconnaitre la beauté qui illumine encore et toujours ce que notre monde est devenu.


Thomas O. St-Pierre est l’auteur de deux romans, Même ceux qui s’appellent Marcel (2014) et Charlotte ne sourit pas (2016). Il a été pendant quelques années professeur de philosophie au collégial; il est désormais traducteur. Il habite à Québec.


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