Le couple au temps des possibilités innombrables

Nicolas Langelier
 credit: Photo: Simple Insomnia
Photo: Simple Insomnia
Publié le :
Ailleurs à Atelier 10

Le couple au temps des possibilités innombrables

Les applications de rencontres comme Tinder et Bumble ont-elles tué le couple? C’est une question que soulève notre rédacteur en chef dans le Contrepoint de notre Pièce 16, Dans le champ amoureux de Catherine Chabot.

Difficile d’imaginer que les choses pourront s’arranger, dans notre histoire d’amour avec le couple. De penser que notre culture de l’accomplissement individuel, des options illimitées et des plaisirs sans cesse renouvelés nous donnera envie de nous contenter d’une seule personne pour bien longtemps. D’espérer qu’avec toujours plus de technologies de toutes sortes dans notre vie, toujours plus de réseaux et d’applications et de géolocalisation très très précise et de moyens d’écrire «Salut😀» à des gens au milieu de la nuit, un peu soul—difficile d’espérer, donc, que les choses deviennent plus faciles

Au contraire, bien sûr. Nous aurons beau apprendre de nos erreurs et de nos psys, devenir plus éduqués et expérimentés, les circonstances générales ne favoriseront certainement pas un meilleur taux de succès. Si le couple était un exercice périlleux en 1879 ou en 1991, la multiplication des raisons et des moyens d’aller voir ailleurs n’augure rien de bon pour l’institution amoureuse, au cours des décennies à venir. Madame Bovary aurait vécu bien d’autres tourments, avec Bumble.

Déjà que nous sommes rarement satisfaits, il faut bien le reconnaitre. En examinant nos relations amoureuses, nous les jugeons trop ceci ou pas assez cela, en tout cas pas à la hauteur des attentes que nous avions placées en elles. Nous voulons mieux, souvent, à tous les niveaux: plus d’amour profond et immuable, de sexe à couper le souffle, de stimulation intellectuelle, de passion et de pardon, d’explosions de bonheur. En couple, nous avons tendance à envier aux célibataires leurs nombreuses options de sexe avec des quasi-inconnus, et le fait qu’ils n’ont pas à vivre le jour de la marmotte sentimental qu’est souvent la vie à deux. Cette possibilité constante de remettre les compteurs à zéro avec quelqu’un d’autre est particulièrement attirante, pour l’individu du 21e siècle.

Et toujours, encore et encore, nous sous-estimons—ou nions carrément—combien les aventures extraconjugales sont des choses tentantes et excitantes, et combien il est difficile de rester avec un seul partenaire pour toute la durée de nos existences de plus en plus longues. Et cet aveuglement—volontaire ou non—au cœur de la plupart de nos relations nous cause toutes sortes de problèmes.

Peut-être que c’est le couple lui-même qui est devenu irréaliste. Peut-être qu’il est un vestige d’une époque révolue, un anachronisme, comme le patriarcat et les centrales au charbon. Après tout, avoir des enfants n’est plus une obligation, ni pour s’occuper de la ferme ou de la boutique, ni pour se conformer aux normes sociales et religieuses. Il est même dorénavant possible de faire un enfant avec comme seul partenaire un médecin spécialiste. Et quand on élimine les enfants de l’équation, le couple perd un peu, beaucoup, de sa raison d’être fondamentale, quand on y pense.

Madame Bovary aurait vécu bien d’autres tourments, avec Bumble.

Pourtant—et c’est ce qui complique tout, dans cette histoire—nous continuons à la vouloir encore tellement, cette vie à deux. Peu importe les chances de succès microscopiques, nos échecs à répétition: nous nous obstinons à chercher la personne avec qui passer le reste de nos jours.

Parce qu’il y a en nous ce désir biologique de trouver un partenaire, cet instinct inscrit dans nos gènes depuis la nuit des temps, comme il l’est pour les gibbons et les perruches. Parce qu’il y a nos hormones. Parce que les Romantiques nous ont laissé en héritage une vision de l’amour pour le moins hors du commun (la fiction a gâché le couple pour tout le monde, c’est un fait). Parce que ça reste profondément plaisant, d’avoir quelqu’un avec qui faire équipe, développer des projets, s’assoir devant un film un vendredi soir.

Peu importe les chances de succès microscopiques, nos échecs à répétition: nous nous obstinons à chercher la personne avec qui passer le reste de nos jours.

Alors, confrontés à ce contexte impossible en même temps qu’à ce besoin dévorant, plusieurs ont essayé de rénover l’institution amoureuse, depuis quelques décennies—et le mouvement semble s’accélérer, en ce moment. Nous réévaluons notre conception de la fidélité, notre emphase obstinée sur la monogamie. Nous imaginons de nouvelles structures: couples ouverts, polyamour, «trouples», etc. Nous envisageons la relation amoureuse comme un moteur qui a juste besoin d’une mise au point pour ronronner à nouveau.

Tous des efforts louables, et assurément nécessaires. Après tout, il est absurde de continuer à essayer de copier-coller un modèle qui trouve son origine dans une époque et un contexte bien différents des nôtres. La femme et l’homme de l’âge de bronze n’avaient pas à composer avec les flous contours éthiques des communications virtuelles.

Mais peu importe les structures, ces défis majeurs demeurent: la complexité de nos émotions et de nos blessures, le langage ancestral de notre biologie, la charge érotico-émotive d’un regard juste un peu trop long, le désir plus fort que tout d’embrasser ces lèvres nouvelles, de toucher ce corps inconnu. Il restera toujours l’envie de recommencer sa vie à neuf, en mieux, parce que c’est le printemps et que la nuit est douce dans Hochelaga.

Et donc nous continuons à chercher l’agencement—partenaire(s), formule, règles explicites et tacites—qui nous rendra heureux, enfin, à ce moment précis de notre vie courte mais longue. Sans perdre espoir que, d’échecs désastreux en ratages un peu moins pires, de tromperie douloureuse en entente à l’amiable, nous puissions trouver l’amour et le contexte qui permettra de le faire durer toujours, cet amour, en dépit de tous les obstacles, et de la réalité des jours et des nuits, et du cours changeant et imprévisible du cœur humain.


Nicolas Langelier est le directeur d’Atelier 10 et le rédacteur en chef de Nouveau Projet.

Contrepoint tiré de:

Catherine Chabot


Pour aller plus loin

Dans le champs amoureux de Catherine Chabot est le 16e titre paru dans la collection Pièces.

Continuez sur ce sujet

  •  credit: Photo: Sarah Rouleau
    Culture

    Olivier Arteau: écrire pour les sien·ne·s

    Que ce soit comme dramaturge, comme interprète ou comme directeur artistique, on a beaucoup entendu parler du travail d’Olivier Arteau ces dernières années. Sa plus récente création, «Pisser debout sans lever sa jupe» est le 38e titre de notre collection «Pièces».

  •  credit: Photo: Josh Hild
    Art de vivre

    Le dérèglement

    La spiritualité peut-elle nous aider à appréhender la partie de nous et du monde qui échappe à la rationalité? C’est l’interrogation fondamentale au cœur de «Au revers du monde», prochain titre de notre collection «Documents», dont nous vous présentons ici un extrait.

  • Culture

    En ce moment, on est dans l’espace

    Le texte du spectacle «Du bruit dans le cosmos» nous force à apprivoiser notre vertige face à l’immensité de l’univers. Pas mal, pour un show d’humour. En voici les premières pages, telles que publiées au sein de la nouvelle collection d’Atelier 10.

  •  credit: Illustration (recadrée): Sandrine Corbeil
    Société

    Comment j’ai décidé de faire ma part

    Les parents auraient, selon l’autrice de notre «Document 26», tout avantage à s’inspirer de la permaculture pour élever leurs enfants. Une métaphore féconde, portée par une pédopsychiatre inquiète. Dans cet extrait de l’essai «Le drame des enfants parfaits», elle explique ce qui l’a poussée à prendre la plume.

Atelier 10 dans votre boite courriel
S'abonner à nos infolettres