Six pistes de solution pour une technologie moins invasive

Marie-Claude Élie-Morin
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Mode d'emploi

Six pistes de solution pour une technologie moins invasive

Alertes, notifications, textos: dans l’économie de l’attention, notre temps et notre concentration sont constamment sollicités. Les designers des technologies savent très bien comment harnacher nos impulsions au détriment de nos choix conscients. Et s’ils travaillaient pour nous, et non contre nous? C’est ce pour quoi milite Tristan Harris, fondateur du mouvement Time Well Spent.

«Le temps est une denrée précieuse dans la vie des gens», répète Tristan Harris dans les conférences qu’il prononce à travers le monde. L’ancien «philosophe produits» chez Google connait tous les trucs pour favoriser notre dépendance aux appareils et aux applications, et faire en sorte que nous nous y perdions pendant des heures. S’il a démissionné, en 2016, c’est justement pour mettre son expertise au service d’une plus grande éthique en design des technologies. Voici quelques-unes de ses propositions pour mieux encadrer cette pratique—et nous redonner le temps qui nous est dérobé.

1. faire tomber le règne du tout ou rien

Présentement, les appareils et applications que nous utilisons nous donnent deux choix: être connectés ou non. Dans le premier cas, nous subissons inévitablement des interruptions constantes: textos, courriels, notifications des réseaux sociaux, flux de nouvelles, mises à jour, etc. Par contre, une fois débranchés, nous risquons de rater un message important. Il faudrait donc proposer un choix intermédiaire, soit un mode «concentration» ou «ne pas déranger» facile à activer, qui informerait quiconque essaie de communiquer avec nous (par messagerie texte, téléphone ou courriel) que nous sommes indisponibles pour une durée donnée. Une option «interruption d’urgence» pourrait être offerte pour les situations exceptionnelles.

2. cesser de tout ramener à la volonté personnelle

Des études rapportent que l’individu moyen consulte son téléphone 150 fois par jourTel que mentionné sur le site de Tristan Harris: tristanharris.com/essays. La plupart des entreprises en technologie se défendent de nous distraire inutilement en argüant que nous ne sommes pas obligés de recourir à nos appareils: ce serait à nous de savoir décrocher. Or, ces technologies ont été pensées spécifiquement pour solliciter les centres de récompense du cerveau et les réflexes de réciprocité sociale, et se sont transformées en «machines à sous» miniatures que nous tenons en permanence dans nos poches. Les pastilles nous avisant de nouveaux messages ou de récentes notifications sont rouges, précisément parce que cette couleur suscite un sentiment d’urgence. Sans intervention de notre part, les -vidéos en mode autoplay se succèdent, nous faisant perdre la notion du temps. Lorsqu’un message est marqué «lu», nous attendons une réponse, à laquelle nous nous sentirons d’ailleurs obligés de répondre immédiatement, ce qui nous déconcentre. Certaines fonction-nalités—tirer l’écran vers le bas pour rafraichir les courriels, faire défiler les actualités sur Facebook ou Twitter, balayer les photos vers la gauche ou la droite sur Tinder—sont expressément conçues pour nous donner l’impression que nous jouons afin d’obtenir des récompenses (un nouveau message, un retweet, un match). Celles-ci sont imprévisibles et donc hautement désirables. Bref, il faut reconnaitre que ces technologies font un usage prédateur de nos vulnérabilités et que la volonté personnelle ne suffit pas.

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3. créer de nouvelles balises de succès

On détermine généralement le succès d’une application au temps brut que les utilisateurs y passent. Pourquoi ne pas fixer d’autres barèmes? LinkedIn, par exemple, pourrait mesurer son efficacité en fonction du nombre d’offres d’emplois envoyées menant à une embauche réelle. Une application de rencontres pourrait recenser les relations humaines concrètes et positives générées chaque mois, selon le feedback des utilisateurs. Certaines entreprises, comme Couchsurfing, ont déjà pavé la voie à l’introduction de nouveaux barèmes: elles calculent le nombre d’heures d’agrément vécues par les personnes qui ont retenu leurs services, et soustraient le temps passé devant l’écran, considéré comme une perte.

4. démontrer une plus grande transparence

Si nous étions informés du temps réel que nous passons sur différentes applications—par heure, par jour ou par mois—, peut-être serions-nous davantage portés à agir différemment ou à réclamer des améliorations. Pourquoi un compteur ne nous révèlerait-il pas que nous avons déjà consacré plus de quatre heures dans une journée à parcourir Facebook ou Instagram? Ou plus de 45 minutes à lire des critiques de restaurants sur Yelp avant de faire (enfin) une réservation? Des aide-mémoires pourraient aussi nous signaler que nous avons consulté nos courriels 150 fois aujourd’hui, et que nous en sommes à la 151e... Bref, ces données existent, mais seules les entreprises en font usage pour l’instant. Inversement, on pourrait intégrer une option à toutes les applications, qui nous permettrait de décider à l’avance combien de temps nous souhaitons leur consacrer au quotidien—et donc de choisir consciemment.

5. doter les designers en technologie d’un serment d’Hippocrate

C’est la première fois dans l’Histoire qu’un si petit groupe d’individus—majoritairement des jeunes hommes blancs vivant en Californie et travaillant pour une poignée d’entreprises en technologie—a un impact aussi significatif sur la façon dont plus d’un milliard de personnes gèrent leur temps. Tout comme pour les architectes et les urbanistes dont les réalisations affectent la vie des citadins, l’élaboration de logiciels implique une responsabilité énorme de la part des designers. Comment parviennent--ils à distinguer ce qui est bon pour l’entreprise de ce qui est bon pour la société—et comment peuvent-ils naviguer objectivement dans des situations de conflit d’intérêts? Comment peuvent-ils déceler et minimiser les conséquences sociales ou comportementales négatives engendrées par leurs décisions? Comment pourrait-on, finalement, responsabiliser davantage les designers quant à l’influence qu’ils exercent sur nos choix? Il est urgent de développer un code d’éthique qui offrirait des réponses à ces questions.

6. réclamer des technologies qui travaillent pour nous

Les restaurants de prêt-à-manger comme McDonald’s ont ajouté des salades à leurs menus lorsque les consommateurs ont réclamé des choix plus santé. C’est aussi pour répondre aux demandes des clients que WalMart s’est mise à offrir des fruits et légumes biologiques. De la même façon, les entreprises en technologie ont ajouté des dispositifs de sécurité quand les utilisateurs ont exigé la protection de leurs données personnelles. Mais notre attention et notre temps méritent d’être protégés au même titre que notre santé et notre intimité. L’expérience actuelle ne sert pas nos intérêts et nous dérobe la plus grande des libertés: celle de -l’esprit. Réclamons que nos téléphones intelligents et nos écrans de notifications servent d’abord nos valeurs, et non nos impulsions. 


Marie-Claude Élie-Morin est journaliste indépendante, scénariste en documentaire et auteure de l’essai La dictature du bonheur (vlb éditeur).

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