Vitupérer l’époque

Bernard Émond
Photo: Kelly
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Idées

Vitupérer l’époque

Qu’est-ce qui pourrait nous donner le courage d’être à la hauteur de notre indignation? Ne faudrait-il pas pour cela accepter d’apprendre d’hommes et de femmes qui témoignent du beau, du bon et du bien dont les êtres humains sont capables lorsqu’ils s’engagent entièrement?

Dans ma tête, jour et nuit, errent de mauvaises pensées et dans mon âme ont fait leur nid des sentiments que j’ignorais. Je hais, je méprise, je m’indigne, je me révolte, j’ai peur. Je suis devenu sévère, exigeant, irascible, maussade, soupçonneux à l’excès. […] Ma logique même a changé: naguère, je ne méprisais que l’argent, maintenant ma hargne va non pas à l’argent, mais aux riches, comme s’ils étaient coupables; je haïssais la violence et l’arbitraire, maintenant je hais les gens qui y recourent comme s’ils étaient les seuls coupables, et non pas nous tous, qui ne savons pas nous former les uns les autres.

Anton Tchekhov, «Une banale histoire»

Et puis qu’on ait ou non vendu son chinchilla

Son hermine ou son phoque

Il nous reste du moins cet amer plaisir-là

Vitupérer l’époque 

Aragon, «Le Roman inachevé»

Nous sommes nombreux à ressembler au personnage du poème d’Aragon, ce banal commerçant, artisan-fourreur, qui compense l’ennui de son métier par la satisfaction de se croire honnête. «Mieux lustrer le renard que d’aller proposer/L’héroïne à tant l’once», dit-il, avant d’énoncer la célèbre conclusion du poème.

Je n’aime pas mon indignation; je n’aime pas la colère qui m’emporte vingt fois par jour, à la lecture du journal, devant l’arrogance des puissants comme devant l’indifférence des faibles, devant l’abrutissement publicitaire, devant la vacuité de la pensée contemporaine et jusque devant les graffitis qui défigurent l’espace public.

Je n’aime pas cela. Mon indignation me lasse: elle ressemble trop à de la bonne conscience, elle se prend trop pour de la vertu et, au bout du compte, elle me donne trop facilement l’impression d’être au-dessus des choses. Or, nous ne sommes jamais au-dessus de quoi que ce soit: nous sommes dedans, et dedans jusqu’au cou. Devant ce malaise, la sagesse contemporaine propose une solution: «il ne faut pas juger», conseille-t-elle, ce qui est à mon sens la pire des démissions.

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C’est Tchekhov, bien entendu, qui a raison lorsqu’il écrit que nous sommes tous coupables. Pour lui, il faut juger, mais en se jugeant soi-même. Il importe par conséquent que nous nous rappelions que «nous» avons élu Jean Charest, que notre indifférence entre dans les calculs de ceux qui se réjouissent de voir le Québec enfin remis à sa place, que nos retraites se construisent sur le pillage de la planète par les multinationales et que c’est volontairement que nous nous soumettons à l’abrutissement médiatique et au conditionnement publicitaire chaque fois que nous nous installons devant nos téléviseurs.

Mais comme nous ne sommes pas à la hauteur de notre indignation, nous ne descendrons pas dans la rue (ou alors pas souvent), nous ne liquiderons pas nos fonds de pension pour offrir le solde aux miséreux, nous n’enverrons pas nos voitures à la casse et nous n’éteindrons pas, même pas, nos téléviseurs. Bref, nous ne sacrifierons pas notre confort à nos idéaux. Nous voulons bien nous engager, mais raisonnablement. Nous ne sommes pas des saints, après tout.

S’engager tout entiers... Vous le savez, la plupart d’entre nous n’engagent dans la vie qu’une faible part, une petite part, une part ridiculement petite de leur être, comme ces avares opulents qui passaient, jadis, pour ne dépenser que le revenu de leurs revenus. Un saint ne vit pas du revenu de ses revenus, il vit sur son capital, il engage totalement son âme. C’est d’ailleurs en quoi il diffère du sage qui sécrète sa sagesse à la manière d’un escargot sa coquille, pour y trouver un abri.

Georges Bernanos, «Nos amis les saints»

Évidemment, pour la plupart d’entre nous, cette hauteur d’engagement est impossible, et nous préférons nous réfugier dans une sagesse complaisante. Mais je ne peux m’empêcher de penser que nous avons besoin des saints, et je ne parle pas seulement de ceux du calendrier, mais de cette communion des saints qu’évoque Bernanos, celle des hommes et des femmes de bonne volonté qui compte «des païens, des hérétiques, des schismatiques et des incroyants, dont seul Dieu sait les noms». Nous en avons besoin non pas pour nous racheter, ou pour qu’ils interviennent par quelque miracle dans le désordre du monde, mais plutôt, bien simplement, pour que leur exemple nous rappelle ce dont les êtres humains peuvent être capables lorsqu’ils s’engagent entièrement.

Cette idée saugrenue, cette idée parfaitement anachronique, je la tiens d’une relecture du grand livre de Pierre Vadeboncoeur, Les deux royaumes, où il écrivait, à propos de la tristesse que le temps présent lui inspirait: «J’étais triste à cause de beaucoup de choses particulières, résumées par celle-ci: que les nouvelles mœurs et les nouvelles pensées paraissaient pour une bonne part être le fait d’humains en qui un certain désir de satisfaire à un toujours meilleur appel de l’âme n’existait pas, ou était sorti de leur esprit, ou ne faisait pas en eux de lumière, ou, parmi le tumulte des désirs, de l’existence ou des idées, n’avait pas de place pour se manifester, ou avait tout simplement été congédié par l’outrecuidance et la brutalité de notre époque. [...] Je finis par me rendre compte que l’homme ne prend plus de distance par rapport à ce qu’il fait, convoite, veut, conçoit, saisit–du moins cet écart imperceptible et néanmoins essentiel qu’une conscience éprise de l’infini du bien établit et maintient. Tous les temps ont nommé la sainteté, mais le nôtre?»

J’ai grandi à une époque où les modèles qu’on proposait à notre admiration, les saints, donnaient des exemples de sacrifice, d’abnégation, de grandeur d’âme, de désintéressement, de bonté. Que ces exemples aient été promus par une Église qui n’était pas toujours—c’est peu de le dire—à leur hauteur ne change rien à l’affaire, non plus d’ailleurs que le caractère d’endoctrinement que comportait alors l’enseignement religieux. Plus tard, nous avons remplacé ces saints par d’autres, laïcs ceux-là, et mécréants: Rosa Luxembourg, Antonio Gramsci, Che Guevara, qui représentaient pour nous des modèles d’altruisme, de générosité et de courage, saints d’une autre Église qui n’était d’ailleurs pas plus irréprochable que la première. On peut aujourd’hui en sourire, mais il reste qu’à travers ces modèles, c’était le bien qui était posé comme l’horizon d’une vie.

Il me semble que nous sommes aujourd’hui orphelins et que les modèles proposés par la culture de masse, avec des moyens de persuasion qui font paraitre l’enseignement religieux d’antan comme du bricolage d’amateur, n’ont pas de grandeur et promeuvent plutôt l’égoïsme que la générosité, et l’hédonisme plutôt que la frugalité. Non, notre temps ne nomme plus la sainteté, et il aurait plutôt tendance à s’en gausser, écrasant de sa goguenardise et de son cynisme les moindres manifestations d’élévation de l’âme.

Nous vivons dans une sorte de désert moral, contre lequel notre indignation ne pourra pas grand-chose si elle ne sert qu’à nous en distancier en nous retranchant derrière un simulacre de vertu, ou à susciter une colère qui nous incite à rendre coup pour coup. Mais alors, comment dépasser l’indignation? Revenons à Tchekhov, dont la lucidité et l’ironie n’avaient d’égal que sa compassion. À ses yeux, nous sommes tous coupables, mais il ajoute aussitôt : «nous qui ne savons pas nous former les uns les autres». Nous former les uns les autres, c’est-à-dire admettre qu’il y a quelque chose dans notre commune humanité qui permet, qui appelle le dépassement, mais aussi reconnaitre qu’il y a des modèles auxquels nous pourrions vouloir nous conformer. Or, nous ne savons plus comment faire et l’idée même de vertu va contre l’air du temps.

Il faut pourtant, me semble-t-il, réapprendre à «nommer la sainteté», que nous soyons croyants ou non, réapprendre à nommer ce qui constitue la sainteté, ce qui pourrait constituer une sorte de Nord magnétique des actions humaines. On voit bien ce qu’il pourrait y avoir de périlleux dans cet exercice: la constitution d’une espèce de catalogue des vertus dans lequel la morale se transformerait en moralisme. Nommer les saints plutôt que la sainteté est un exercice qui est davantage à notre portée. Les saints, les saintes (croyants ou non, hérétiques ou non, contemporains ou non, quelle importance?) sont humains, charnels, faillibles, et s’ils ont vaincu leur faiblesse, c’était parfois pour y retomber. Et n’imaginons pas la sainteté mièvre des livres d’images et des cours de catéchisme de notre enfance. La Résistance en France n’aurait pu exister, me semble-t-il, sans un certain nombre de saints. Non plus que les luttes populaires en Amérique latine.

Il ne manque pas, même à notre époque, de gens qui s’engagent totalement, qui commettent des actes de générosité insensés, qui sauvent des inconnus au péril de leur vie, ni de gens qui, jour après jour, dans la plus complète obscurité et le plus parfait anonymat, se battent pour la justice ou font don d’eux-mêmes auprès des malades ou des désespérés. Il y a de la sainteté dans leur engagement. Un peu, beaucoup, peu importe. Dans les moments d’indignation et de colère, c’est à eux que devraient aller nos pensées, car ils maintiennent en vie ce qu’il y a de meilleur dans la condition humaine. Un peu de cela est en chacun de nous. Voilà pourquoi et comment nous pouvons réapprendre, comme l’écrivait Tchekhov, à nous former les uns les autres et retrouver ainsi le chemin de l’engagement.


Ce texte est Paru dans Relations, numéro 747, mars 2011.

Bernard Émond est cinéaste et auteur.

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