À l’aube de l’ère des drones

Claire Richard
Publié le :
Essai

À l’aube de l’ère des drones

Depuis dix ans, les drones se multiplient à un rythme exponentiel. Développés loin des yeux du public, dans des zones grises du droit international, ces avions-robots redéfinissent en profondeur les contours de la guerre et gagnent désormais le monde civil. Une situation qui soulève une myriade de questions éthiques et juridiques dont nous devons collectivement nous saisir, de toute urgence.

Considéré dans ce texte

Les drones et la guerre 2.0. Le lawfare. Obama, Guantanamo et les cartes de baseball. La mentalité PlayStation. La tendance des gens à modifier leur comportement quand ils se savent observés. Occupy Wall Street. L’utilisation citoyenne des drones.

«La première chose que j’ai vue en arrivant, c’est une vache morte sous un arbre, les yeux ouverts. La maison était entièrement détruite. Il ne restait plus rien, juste des ruines, des bouts de missiles. Les autres maisons étaient intactes.» Nous sommes en 2006, et Pir Zubair Shah, un jeune journaliste pakistanais, vient d’arriver sur les lieux de l’une des premières frappes de drones, dans un tout petit village de la région isolée du Waziristan. Parmi les 13 victimes, cinq «militants de l’extérieur, que personne ne connaissait».

Les frappes de drones, encore rares et peu médiatisées, passent alors complètement inaperçues. Le monde regarde ailleurs, vers Guantanamo et les prisons où la cia torture ses prisonniers. Un tournant majeur est pourtant en train de s’opérer, subrepticement: l’entrée dans l’ère des drones. Ces avions-robots équipés de caméras et parfois aussi de missiles, contrôlés à l’aide d’un satellite par des pilotes assis à plusieurs milliers de kilomètres, s’apprêtent à transformer en profondeur le visage des guerres contemporaines et de la société au complet.

Aujourd’hui, 72 pays en sont dotés (dont le Canada), contre 45 en 2005. Le nombre d’agences et d’institutions équipées dans ces pays croissant de manière exponentielle, les programmes de drones ont presque triplé en huit ans (195 en 2005, 680 aujourd’hui). La plupart de ces engins sont utilisés pour des missions de surveillance—le Canada s’en est servi à cette fin en Afghanistan—, mais l’usage de drones armés se répand. Pour l’instant, seuls les États-Unis, Israël et la Grande-Bretagne en possèdent. Le Canada, l’Allemagne et la France ont annoncé leur intention d’en acquérir dans les années à venir. La Russie, la Chine et l’Iran développent aussi les leurs.

Si, pendant dix ans, les drones se sont développés loin des yeux du public, dans des zones grises du droit international, ce temps du secret tire à sa fin. Ces armes suscitent un débat public grandissant. Aux États-Unis, en Allemagne, en Grande-Bretagne, les manifestations antidrones se multiplient. De plus en plus, la société civile veut avoir son mot à dire dans l’évolution de cette technologie.

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L’histoire d’une folle expansion 

L’idée de faire la guerre à distance n’a rien de neuf, bien sûr. On connait l’automatisation et le contrôle à distance depuis le 19e siècle, et les avions télécommandés sont apparus dès la Première Guerre mondiale. Des drones de reconnaissance ont été utilisés par les Américains au Viêt-Nam, et par Israël en Syrie, en 1982. Mais c’est l’arrivée du Global Positioning System (gps), en 1995, qui lance les drones tels que nous les connaissons: grâce au guidage satellite et à de nouvelles interfaces inspirées des jeux vidéos, ces avions télécommandés deviennent alors plus précis et maniables. Ils servent à la surveillance et aux renseignements, notamment au Kosovo. Au début des années 2000, l’armée américaine équipe ses drones Predators de missiles Hellfire, et l’armée de l’air fait la même chose après le 11 Septembre, avec l’entrée en guerre des États-Unis contre Al-Qaida et ses alliés. Les budgets de la Défense explosent (+78% entre 2002 et 2008, sans compter celui de la cia). Très vite, les drones militaires sont utilisés en Afghanistan et en Irak pour surveiller le terrain et prévenir les soldats des embuches qui les attendent. Parfois, ils font feu.

En parallèle, moins d’une semaine après l’effondrement des tours jumelles, le président Bush autorise dans le plus grand secret l’utilisation de drones par la cia. Leur mission: l’élimination d’une liste précise de dirigeants d’Al-Qaida et de chefs talibans en fuite. Le premier de ces «assassinats ciblés» (targeted killings) vise Abou Ali Al-Harithi, en 2002, au Yémen. En 2004, ces frappes commencent à tomber régulièrement au Waziristan. Rapidement, des informations filtrent, mais la Maison-Blanche nie l’existence du programme. Il est très difficile d’enquêter sur place: en 2008, les talibans interdisent l’accès de la région aux étrangers.

  • Photo: U.S. Army

Lorsqu’il est élu en 2008, Obama promet la fin des abus de pouvoir de l’ère Bush, le retour de la «transparence» et de la «supériorité morale» du pays. Il signe le décret de fermeture de Guantanamo et interdit la torture. Mais en secret, il autorise en un an autant de frappes que Bush en huit. Sous sa gouverne, le recours à ces engins croît de manière exponentielle. Selon le Bureau of Investigative Journalism, une organisation londonienne, la cia conduit 368 frappes au Pakistan entre 2004 et 2013, dont 316 sont ordonnées par Obama.

Ce dernier renforce le secret défense du programme. En public, les officiels refusent de confirmer ou de nier son existence. Mais des détails sont dévoilés régulièrement dans la presse. Une enquête du New York Times montre un Obama conscient de sa responsabilité morale, qui décide lui-même du sort des terroristes placés sur sa kill list. Son équipe lui présente une liste de noms, avec photos et cv (appelés «cartes de baseball»), et ensemble ils délibèrent pour savoir qui doit mourir ou non. Obama a le dernier mot. «C’est l’ultime recours. Personne n’aime que des gens doivent mourir, le président non plus», déclare au New York Times le chef de l’antiterrorisme, John Brennan. «Il veut donc s’assurer que certaines conditions rigoureuses sont remplies: l’impossibilité de la capture, la certitude des renseignements incriminants et l’imminence de la menace.»

Lorsqu’elle veut bien en parler, à mots couverts, l’administration Obama décrit une guerre menée de façon responsable, sous les auspices de la loi: la guerre du «scalpel» contre celle du «marteau», pour reprendre les termes de Brennan. De plus en plus d’avocats, d’activistes et de juristes s’inquiètent pourtant de cette guerre menée dans le secret, en toute impunité. La zone de combat s’étend: des frappes de drones tuent des militants d’Al-Qaida et des civils au Yémen et en Somalie.


Une arme adaptée aux conflits du 21e siècle

Il y a bien des façons de tuer à distance, du bombardier aux missiles, mais les drones ont l’avantage d’être beaucoup plus précis. Ils peuvent surveiller une cible jusqu’à 20 heures pour déterminer le meilleur moment pour tirer, et leurs tirs sont plus rapides et moins approximatifs que des missiles de croisière. Surtout, contrôlés à distance, ils coutent moins cher en vies humaines. «Quand un drone meurt, je n’ai pas à écrire de lettre à sa mère», a expliqué un gradé américain à Peter Singer, spécialiste des mutations de la guerre contemporaine et auteur d’un livre sur la robotique militaire.

De plus, l’expansion des drones est liée à l’émergence d’un nouveau type de conflit, opposant un État-nation (comme les États-Unis ou Israël) à un réseau transnational (comme Al-Qaida ou le Hamas). Les États-Unis ne peuvent pas entrer en guerre avec l’ensemble des pays où s’est implanté Al-Qaida. Le Pakistan, par exemple, sanctuaire connu pour les talibans, est un allié des États-Unis—impossible, donc, d’envoyer des troupes au sol. Les Américains peuvent utiliser des commandos, comme pour l’assassinat de Ben Laden, mais l’opération est risquée, tant pour les agents que pour les relations diplomatiques. C’est là que les frappes de drones révèlent leur utilité stratégique: elles permettent d’éliminer des ennemis discrètement, sans ouvrir de nouveau front, et évitent ainsi d’offenser publiquement le gouvernement pakistanais.

L’usage croissant des drones s’explique également par la décision d’Obama de fermer Guantanamo (une tâche bien plus compliquée que prévu, puisqu’à ce jour, la prison est toujours opérationnelle). L’administration Obama se trouve confrontée au casse-tête juridique et politique que pose la détention des prisonniers de la «guerre contre la terreur». S’agit-il de combattants ou de civils? Relèvent-ils ou non de la justice militaire? Sans compter qu’aucun État américain ne veut prendre le risque de garder un terroriste dans ses prisons. Les drones offrent une solution plus simple: éliminer les ennemis plutôt que les tenir captifs. Les chiffres sont éloquents: l’armée d’Obama a tué des centaines de suspects, mais elle n’aurait fait qu’un seul prisonnier.

Les frappes de drones permettraient donc d’éviter un problème juridique. Mais, dans les faits, ce type de guerre est bien moins précis et bien plus trouble.

  • Photo: U.S. Air Force

Une guerre contreproductive?

«Les drones sont la seule chose qui effraie les talibans, me confie Pir Zubair Shah. Sans eux, ils auraient déjà envahi la moitié du pays.» Certes. Mais ne contribuent-ils pas aussi à l’enlisement du conflit? Il est devenu particulièrement compliqué de comprendre contre qui les États-Unis sont en guerre. La kill list initiale s’est élargie à des ennemis du régime pakistanais, puis à de simples militants. En 2008, la cia a autorisé les «frappes de signature»: il suffit, pour tirer, d’avoir repéré des «signes de vie» (patterns of life) suspects. L’armée donne comme exemple des individus s’entrainant au tir de mortier, mais une blague court à la Maison-Blanche: «Quand la cia voit trois gars faire de l’exercice, elle croit que c’est un camp de terroristes.» Car sur un écran de pilote, rien ne distingue un militant de quelqu’un qui porte un fusil pour se défendre. Régulièrement, les médias rapportent que des drones ont tiré sur des réunions politiques ou des enterrements. Les chiffres exacts sont très difficiles à établir, mais le Bureau of Investigative Journalism estime qu’il y aurait eu, pour le seul Pakistan, environ 3 000 victimes entre 2004 et 2013, parmi lesquelles de 473 à 893 civils (dont 176 enfants). La majorité des victimes non civiles seraient des militants de bas niveau ne présentant pas de menace immédiate pour les États-Unis.

S’ils visent à affaiblir les réseaux, les drones contribuent ainsi paradoxalement à gonfler les rangs ennemis. «Les drones nous sont présentés comme le nouveau Guantanamo, un outil efficace de recrutement des militants», m’explique le chercheur Stephan Sonnenberg, qui a codirigé à l’université Stanford une enquête sur l’impact des drones chez les habitants du Waziristan. Avant d’être lui-même tué par un drone en 2010, le chef taliban Baitullah Mehsud, par exemple, raillait: «Je fais du recrutement pendant trois mois et je rallie seulement 10 ou 15 personnes. Une seule frappe de drones américaine et je reçois 150 volontaires.»


«Je fais du recrutement pendant trois mois et je rallie seulement 10 ou 15 personnes. Une seule frappe de drones américaine et je reçois 150 volontaires.»


Une légalité discutée

En eux-mêmes, les assassinats ciblés ne sont pas illégaux, reconnait Brett Max Kaufman, de l’American Civil Liberties Union (aclu), une très importante association de défense des droits de la personne. Mais ils sont strictement encadrés par le droit de la guerre et doivent viser des combattants, dans le cadre de conflits. Or, les États-Unis sont-ils vraiment «en guerre» contre Al-Qaida? Si ce n’est pas le cas, les frappes de drones relèvent des droits de l’homme et ont de fortes chances d’être illégales. Obama, en bon pragmatique, n’est pas dérangé par l’usage de la force tant qu’elle est légalement justifiable. Il demande donc aux avocats de la Maison-Blanche, du Pentagone, de la cia et du Département de la Justice d’établir les bases juridiques de ces frappes... même s’il faut pour cela réinterpréter et distordre le droit de la guerre. C’est le lawfare, la guerre par la loi.

Or, pour l’instant, les mémos juridiques qui autorisent les tirs sont largement secrets. «L’administration doit rendre publics les documents juridiques qui fondent sa position», martèle Kaufman. Sans cela, impossible de juger de la légalité de ces attaques. L’aclu et des journaux comme le New York Times poursuivent le gouvernement et la cia en justice, invoquant la loi d’accès à l’information. Mais l’administration oppose obstinément le secret défense.

Des juristes internationaux s’inquiètent par ailleurs du précédent établi par les États-Unis. En 2009, Philip Alston, rapporteur spécial des Nations Unies, déclare les assassinats ciblés des États-Unis contraires au droit international, en l’absence de justifications précises. Dans son rapport, il met en garde contre les effets de la «mentalité PlayStation» et dénonce «l’interprétation large du droit à l’autodéfense, qui permet de contourner l’interdiction, inscrite dans la Charte de l’onu, de recourir à une force armée».

  • Ruines du palace Dalur Aman, proche de Kaboul (Afghanistan), décembre 2010. Crédit: Michal Przedlacki.

Les nouveaux contours de la guerre

Au-delà du droit, les drones soulèvent une question fondamentale, d’ordre philosophique: la guerre des drones est-elle juste, d’un point de vue moral? L’armée affirme que la précision des tirs en fait une «technologie humanitaire»—mais ne risque-t-on pas de perdre une partie de notre humanité dans cette guerre à distance? Pour Peter Asaro, philosophe américain spécialiste de la robotique, «certes, une frappe de drones vaut mieux qu’un bombardement massif, mais elle diminue le cout et les risques de l’usage de la force», ce qui a des implications morales. De plus, une arme n’est jamais neutre: ce qu’elle permet techniquement (observer des hommes et tirer à des milliers de kilomètres) entraine de nouvelles façons de faire la guerre et de nouveaux rapports à la cible.

Le philosophe français Grégoire Chamayou, auteur d’une récente Théorie du drone (Éditions La Fabrique, 2013), va plus loin. Pour lui, les drones armés sont l’arme d’un pouvoir chasseur, qui préfère la poursuite au combat. Le drone n’est pas entièrement responsable de cette stratégie de la chasse à l’homme, il y a entre l’arme et la manière une «détermination croisée et réciproque». Autrement dit, ils se légitiment mutuellement: «En utilisant une arme qui ne permet pas de capturer, en organisant l’infaisabilité de la capture, on fait comme si tuer était la seule option possible, nécessaire. On naturalise ainsi une stratégie décidée en amont, tuer plutôt que faire prisonnier.»

De plus, rappelle Chamayou, le droit des conflits armés présuppose une forme de réciprocité: «Tu peux me tuer, car je peux te tuer.» C’est cette réciprocité qui distingue le soldat de l’assassin et permet d’impliquer des valeurs comme la vertu, le courage, le sacrifice. Or, la guerre des drones est fondamentalement asymétrique: les tueurs sont intouchables et les cibles, surexposées. Certes, des pilotes rapportent avoir été traumatisés par cette expérience où la mort de l’autre ne semble pas avoir plus de réalité que dans un jeu vidéo, mais cela reste relativement exceptionnel. «Peu de pilotes de drones souffrent de stress posttraumatique: seulement 1 à 2%, contre environ 17% pour les soldats qui rentrent du front», me confirme le Dr Wayne Chappelle, médecin de l’armée de l’air américaine. Ce qui les affecte, c’est surtout «les longs horaires, le travail de nuit, la fatigue et le stress, comme pour beaucoup de gens qui travaillent à temps plein». Et le fait de rentrer chez soi après avoir fait la guerre pendant sa journée? «Comme un chirurgien qui prend des décisions de vie ou de mort le jour et voit sa famille le soir: ils compartimentent.»

À l’inverse, pour les victimes potentielles, la mort est omniprésente. «Les gens ont peur de mourir. Les enfants, les femmes, tout le monde est psychologiquement affecté», affirme Stephan Sonnenberg. «La présence des drones 24 heures sur 24, sept jours sur sept, a radicalement changé la vie quotidienne au Waziristan. Certains arrêtent de travailler de peur d’être pris pour cibles, comme ce chauffeur de taxi qui faisait régulièrement la navette avec l’Afghanistan. Beaucoup d’habitants présentent des symptômes très semblables au stress posttraumatique. C’est une inégalité structurale de la guerre des drones: les pilotes ne risquent rien, et le Président n’a pas besoin de se déclarer en guerre. Mais les gens qui vivent sous les drones, eux, se sentent attaqués par les États-Unis.»

Cela n’est pas non plus sans conséquence pour les éventuels mouvements d’opposition, aux États-Unis et ailleurs. «L’un des principaux arguments antiguerres a toujours été celui des citoyennetés exposables: “Nous refusons cette guerre injuste qui nous expose directement, nous, nos frères, nos pères, et nous refusons de mourir pour ça.’’ En maintenant les pilotes à distance du front, les drones nous privent de cette position critique», souligne Chamayou. Reste alors aux opposants la possibilité de soulever la grande question, certes moins immédiatement mobilisatrice: que devenons-nous, en tant que société, si nous autorisons cela? «Prenons le soldat qui refuse de tirer sur un ennemi qu’il surprend nu, vulnérable, parce que l’abattre dans cette position ferait de lui un vulgaire assassin», poursuit le philosophe, rejoint sur ce point par Stephan Sonnenberg: «Les débats juridiques importent moins que l’idée qu’une société se fait du bien et du mal, du juste et de l’injuste. Est-ce que les frappes de drones correspondent à l’idée que nous nous faisons de la collectivité? C’est aux sociétés civiles de commencer à répondre.»

  • Photo: Michal Przedlacki a couvert pendant plusieurs années les conflits en Afghanistan et au Pakistan. Cette photo a été prise dans le refuge de fortune de la province de Parwan (Afghanistan), en décembre 2010.

Transparence et régularisation, l’amorce d’un débat

Les mobilisations citoyennes n’ont jamais été aussi nombreuses. Ironiquement, c’est l’assassinat d’un chef d’Al-Qaida qui a suscité la première vague d’indignation aux États-Unis. En septembre 2011, au Yémen, un drone a abattu Anwar Al-Aulaqi, figure célèbre du Jihad terroriste. Problème: Aulaqi, né au Nouveau-Mexique, est Américain. En le tuant, l’administration a enfreint ses droits constitutionnels à un procès en bonne et due forme (due process). Aux États-Unis, quand on touche aux libertés individuelles, les conséquences politiques peuvent être graves: le sujet est particulièrement fédérateur, ralliant des libertariens jusqu’aux libéraux de gauche. En janvier 2013, l’audition de John Brennan par le Sénat—qui devait confirmer son statut de nouveau directeur de la cia—s’est muée en tribune publique. Les sessions ont été particulièrement houleuses, entre les interventions des activistes égrenant les noms de victimes de drones et celle d’un sénateur républicain acculant chacun à se demander si le gouvernement était en droit de tuer ses citoyens.

Le débat public qui couvait a alors explosé à la une des grands médias américains. Journalistes et personnalités politiques ont largement relayé les accusations portées depuis plusieurs années par des activistes, chercheurs et avocats. Les positions antidrones se sont multipliées. En avril, un tribunal a donné raison à l’aclu, jugeant que la cia ne pouvait plus refuser de confirmer ou de nier l’existence de son programme de drones. Les efforts commencent à payer: en mai 2013, le président Obama a annoncé un changement d’orientation de la guerre contre la terreur—moins de frappes de drones et plus de programmes humanitaires, ainsi que la fermeture effective de Guantanamo. Certains restent sceptiques, attendant de voir les résultats concrets de ce discours.

Au Pakistan, le sentiment antidrones est très fort. L’ancien joueur de cricket Imran Khan, candidat malheureux aux élections législatives de mai 2013, a activement fait campagne contre ces engins. Sa marche contre les drones, en octobre 2012, rejointe par les activistes américaines de CodePink, a été largement diffusée dans les médias. Début 2013, l’onu a chargé une commission internationale d’enquêter sur la légalité des frappes américaines de drones au Pakistan, mais aussi des frappes israéliennes à Gaza. Elle rendra ses conclusions en octobre 2013. De nombreuses associations, comme Amnesty International et Human Rights Watch (hrw), demandent que les États-Unis cessent d’opérer en secret et rendent publiques leurs justifications juridiques. «Ils sont en train d’établir un précédent dangereux. D’autres pays vont posséder cette technologie et voudront l’utiliser dans des conflits», s’inquiète Laura Potter, de HRW.


Depuis la bombe atomique, aucune technologie militaire n’a suscité un tel débat public.


Du danger des drones civils

La tenue d’un débat sur la règlementation des drones est d’autant plus pressante que leur usage se généralise, même en dehors du cadre militaire. Déjà, certaines frontières sont surveillées par des drones, et plusieurs villes américaines veulent équiper leurs forces policières de modèles flambant neufs. À Houston, au Texas, le shérif a annoncé qu’il envisageait d’équiper ses drones d’armes non létales, comme des pistolets électriques. En février 2012, l’administration américaine a autorisé des acteurs privés non commerciaux, surtout des agences gouvernementales et des universités, à faire voler leurs drones dans l’espace aérien américain. Ce dernier sera ouvert à tous les drones privés en 2015.

Le Canada n’est pas épargné. Transports Canada a accordé 293 permis de vol depuis 2007. La Gendarmerie royale possède une douzaine d’appareils, et quelques corps policiers de l’Ontario et de l’Ouest les utilisent pour surveiller des scènes de crime ou d’accident. Les autorités fédérales envisagent de leur côté d’en acheter trois pour observer les frontières de l’Arctique.

Nous vivons déjà dans des environnements très surveillés, des caméras publiques aux puces de nos téléphones intelligents, et les drones accentueraient cette situation. «Les drones combinent plusieurs technologies», m’explique Amie Stepanovich de l’Electronic Privacy Information Center (epic), une association américaine de défense des libertés numériques. «Ils peuvent collecter des informations autrement plus précises. Ils sont mobiles, contrairement aux caméras, moins chers et plus discrets que des hélicoptères.» Le danger, d’un point de vue éthique, c’est entre autres le chilling effect, cette tendance des gens à modifier leur comportement quand ils se savent observés. Pour l’instant, on sait peu de choses sur la façon dont la police ou les agences de protection des frontières utilisent leurs drones: le type de missions, les critères qui les encadrent, les mesures de respect de la vie privée des citoyens, etc. L’epic comme l’aclu réclament la transparence et la règlementation préventive de ces technologies. «L’epic demande à ce que les drones ne servent qu’à des missions ponctuelles, et non à des missions de surveillance par défaut, et souhaite que la police soit encadrée par des règles d’utilisation strictes», précise la directrice de l’epic. Au Canada, le Commissariat à la protection de la vie privée a entamé un dialogue avec les agences qui pourraient se doter de drones, comme la grc, Transports Canada et l’Agence des douanes.

  • Pour cette série consacrée aux drones qui pilonnent son pays, l’artiste Mahwish Chishty s’est inspirée du traditionnel «Truck Art», ces peintures ornementales qui couvrent les bus, camions et rickshaws pakistanais. MQ–9/1, gouache et thé sur papier artisanal, 2011. www.mahachishty.com

Résistance et récupération

Les manifestations contre les drones civils se multiplient depuis quelques mois, avec des succès certains. À Seattle, la police a cédé aux manifestants en retirant ses drones. À Charlottesville en Virginie, un moratoire de deux ans sur les drones a été approuvé. Plus de 30 États américains ont adopté des lois encadrant strictement les drones civils, officiels ou privés, ou imposant des moratoires. Même l’ancien pdg de Google, Eric Schmidt, actuel numéro deux de la firme et proche du président Obama, a appelé publiquement à réguler ces drones pour protéger la vie privée de chacun. L’avenir des drones, militaires et civils, dépendra des mobilisations collectives.

Reste aussi l’option de s’approprier la technologie elle-même. Aujourd’hui, n’importe qui peut acheter un drone en ligne pour quelques centaines de dollars, comme l’AR Parrot, qui coute 329$. «Comme l’internet et les ordinateurs, qui étaient à l’origine des technologies militaires, les drones sont en train de sortir du giron de l’armée», me confie Chris Anderson, ancien rédacteur en chef du magazine Wired, qui s’est lancé il y a quelques années dans l’aventure du drone amateur et open source. Sa société 3D Robotics a vendu près de 30 000 drones aux multiples usages pour l’agriculture et la science.

Le «journalisme par drone» se développe aussi. L’université du Missouri vient d’ouvrir un programme. Bill Allen, qui y enseigne, est enthousiaste: «Les drones permettent de faire des enquêtes dans des domaines que nous avons délaissés. L’impact écologique des grandes entreprises, par exemple», souligne-t-il. Récemment, des journalistes pakistanais ont rendu visite aux étudiants. «Nous appréhendions un peu leur réaction, mais ils ont été très intéressés. Ils pourraient envoyer des drones quand une bombe explose. Car, souvent, les journalistes sont tués par une deuxième bombe qui éclate quand ils arrivent. Ces drones-là sauveraient des vies.»

Avec les drones, les activistes peuvent aussi utiliser la surveillance comme une arme. Des écologistes suivent ainsi les actions des tueurs de baleines dans la mer du Japon. Occupy Wall Street a employé un drone pour anticiper les mouvements de la police. Se développent même des usages artistiques des drones: les Espagnols de GuerrillaDrone, par exemple, s’en servent pour projeter des images dans la ville. «Si le pouvoir se déshumanise avec des machines de contrôle, la technologie réinventera des façons de résister à l’establishment», peut-on lire sur leur site.


L’avenir des drones

Depuis la bombe atomique, aucune technologie militaire n’a suscité un tel débat public. Les drones touchent évidemment un nerf sensible. L’image du pilote de drone tuant depuis le confort de son bureau cristallise des inquiétudes profondes sur le devenir de nos sociétés. Pour l’instant, les drones sont l’arme des plus puissants et permettent de mener des guerres floues, au détriment du droit international. L’asymétrie qu’ils instaurent confère encore plus de pouvoir à ceux qui en ont déjà. Dans le domaine civil, quelque chose de semblable se profile: ce sont les gros joueurs—les gouvernements, les grandes entreprises, les tabloïds, Google—qui auront les moyens d’acquérir les drones les plus performants. Ces inégalités ne sont peut-être pas neuves, mais elles prennent ici une tout autre dimension...

Pour autant, sommes-nous impuissants devant ce phénomène? La société civile a déjà remporté des victoires: les États-Unis ne peuvent plus mener une guerre entièrement secrète, les opinions publiques sont sensibilisées, et l’arrivée des drones de police est entravée par l’opposition. En parallèle, des usages alternatifs se dessinent: humanitaires, écologiques ou artistiques. Comme dans bien d’autres domaines de l’aventure humaine, il semble évident que les citoyens auront un impact déterminant sur la tournure que prendront les choses, dans un sens ou dans l’autre...


Claire Richard a étudié la littérature en France, et les nouveaux médias et le documentaire aux États-Unis. Elle a publié un livre sur les politiques de la littérature et collabore à divers médias français. Elle s’intéresse à la façon dont les nouvelles technologies changent—ou pas—nos façons de vivre, et aux législations qui les entourent. Ceci est son premier texte pour Nouveau Projet.

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