Ada en première

Audrée Wilhelmy
Publié le :
Fiction

Ada en première

Le train chuinte en quittant la gare. Son sifflement retentit entre les nouveaux gratte-ciels et les taudis. Partout dans la Cité, on se retourne pour voir passer la machine. Des enfants suivent le convoi, ils s’élancent pour rattraper le dernier wagon, bras tendus vers la main courante, puis ils s’affalent sur les rails et s’esclaffent. La locomotive traverse le pont, elle s’enfonce dans les terres, son corps sinueux effacé par la bruine.

Il pleut fort contre les fenêtres du train. À travers l’une d’elles, restée entrouverte, un filet d’eau infiltre une cabine, il dégouline sur le mur et creuse des sillons dans la crasse collante, forme une toute petite mare qui s’agrandit, se transforme en ruisseau, coule le long des mollets et jusqu’aux cuisses d’Ada selon les virages et l’inclinaison de la voie. Le cuir mouillé des escarpins frotte sur les bas et blesse la peau des chevilles: Ada, dissimulée sous la couchette, ses sacs et sa valise posés sur son ventre, force avec le bout de ses orteils sur le revers de la chaussure de son pied droit. L’humidité a gonflé les chairs: ses genoux heurtent les ressorts de la banquette au-dessus d’elle, elle déchire son bas, le talon casse avant que le pied ne soit libéré. Un spasme de la jambe, la vibration du train, une courbe dans les rails et voilà le talon noir, luisant, qui git bien en évidence au milieu de la cabine.

La peur d’être prise est indicible. Ada essaie de réfléchir. Quel danger court-elle si on la découvre? Elle craint d’être retournée au pensionnat plus qu’elle craint l’humiliation, trop abstraite, dont a souvent parlé sœur Clémence-Anne, les yeux révulsés, le front tourné vers le Ciel.

Le train file vers l’inconnu. Elle ignore où il la mènera, mais où que ce soit, l’uniforme du Petit Collège des Sœurs Saintes détonnera. Avant d’entreprendre la récupération du talon, elle décide d’enlever jupe et veston, de ne garder que le fond de robe. Sous la banquette. Manœuvre délicate. Dans un espace haut comme deux cartons de lait, avec des bagages entassés sur son ventre, elle doit soulever suffisamment les fesses pour défaire la fermeture éclair et glisser la jupe vers ses chevilles. Ses cheveux se mêlent à l’eau sale, se décoiffent juste assez pour perdre le lustre du couvent.

Impossible d’ôter le veston en restant couchée là. Elle visualise les mouvements et calcule la durée des gestes avant de les poser, comme on le lui a enseigné dans les leçons d’escrime et d’équitation. Quarante-deux secondes. C’est le temps qu’elle estime nécessaire pour attraper le talon, retirer le veston et regagner sa cachette. Pendant un moment, elle écoute le silence rempli des bruits du train, tente de percevoir des pas dans le couloir qui suggèreraient l’arrivée du contrôleur, mais le tambour des essieux sur les rails masque tous les autres sons. Il faut risquer la manœuvre, ou être découverte à coup sûr.

Les choses ne se déroulent pas exactement comme prévu, d’abord parce que l’empressement rend Ada maladroite et qu’elle se cogne contre le rebord du lit, plus bas qu’elle l’avait calculé; ensuite parce qu’un des boutons de son veston se coince dans la doublure et qu’elle doit détortiller les fils pour réussir à l’enlever. Jamais, dans l’urgence, elle ne songe à arracher le vêtement. Elle reste donc assise durant près de deux minutes sur le sol de la cabine, prise d’une angoisse grandissante, tentant de se débarrasser du dernier vêtement qui la sépare des passagers ordinaires, tout en cherchant à en préserver l’intégrité.

Les chaussures du personnel doivent avoir des semelles de bois, car elle distingue très nettement des pas qui s’arrêtent devant la chambre voisine. Voix chaude, bienveillante, qui salue et demande les billets; cliquetis du poinçon—image de confettis fabriqués pour la fin des classes, l’année précédente, et lancés à pleine main sur la tête des finissantes—; roulis de la porte coulissante, pas lents, méthodiques, qui s’approchent. 

Quand le contrôleur entre, Ada a regagné sa cachette, elle tient ses deux mains plaquées contre sa bouche. Le talon, en équilibre sur sa poitrine, monte et descend à toute vitesse, mais il ne glisse pas. L’homme s’avance. Ada ne voit de lui que les pieds et l’ourlet, un peu bas, de son pantalon, qui retombe mollement sur ses bottines. Uniforme standardisé d’une compagnie ferroviaire en difficultés financières. Il pénètre l’habitacle et s’y arrête un instant, comme à la recherche de quelque chose, puis il s’approche de la fenêtre, pousse un très long soupir, marmonne et ferme la vitre. Il semble agacé, il ouvre le petit meuble-lavabo, cherche un linge, une serviette pour éponger l’eau, mais, ne trouvant rien, se ravise et quitte la cabine. 

Ada tremble si fort qu’elle passe un grand moment à se calmer avant de s’endormir d’épuisement. Quand elle se réveille, le train s’est immobilisé en gare. Les lumières des chambres sont éteintes, ne reste plus que l’éclairage verdâtre du couloir et celui, très blanc, des quais. Elle prend l’uniforme scolaire et le coince entre les ressorts de la couchette, puis, contusionnée, se glisse hors de son abri.

Sur le lit, le contrôleur est étendu. Il a descendu son pantalon jusqu’à ses chevilles, il tient son sexe dans sa main. Ada n’a jamais vu de sexe d’homme. Ce n’est pas la peur qui la saisit, mais l’envie irrépressible de rire. Ce bâton rouge, mauve, gonflé, fait penser à un ver qui retiendrait son souffle et serait sur le point d’éclater. Elle détourne la tête, se mord les lèvres, tombe sur son reflet dans le petit miroir au-dessus du lavabo, baisse le front. Si elle se regarde trop longtemps, elle pouffera. Sans doute serait-ce mal perçu, vu les circonstances. Alors elle se construit une grimace qui ressemble à n’importe quoi, essaie quelques figures pour en inventer une appropriée, ne trouve rien. Ses yeux errent partout, mais ils sont irrémédiablement attirés par la verge qu’ils mettent tant d’effort à éviter et l’adolescente, épuisée, fébrile, peine à maitriser le rire qui veut faire son chemin dans sa gorge.

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Le contrôleur s’est assis sur le rebord du lit. Il sourit, ne semble pas agacé. Il dit «C’est la première fois» avec la voix calme d’un père. «Je vais te montrer.» Ada cherche à dominer l’hilarité qui la secoue. Il dit «D’abord regarde, tu seras moins gênée après». Et elle le fait. Elle serre ses lèvres l’une contre l’autre, son visage est déformé par les efforts qu’elle met à se contenir; parfois, elle pouffe par le nez, les sons qu’elle émet lui donnent un air grossier d’animal. Elle dit «Je m’excuse». Il dit «C’est la nervosité, ce n’est pas grave». Son assurance l’apaise, elle observe la verge de plus près, elle a ramolli un peu, elle demande «Pourquoi?». Il explique. Tout le long de la scène, il décrit les actions qu’il pose. «Certaines femmes aiment qu’on caresse et embrasse leurs seins. D’autres ont les mamelons trop sensibles, dès qu’on les effleure, ça leur arrache des cris. Tu vas finir par savoir les gestes qui te plaisent, et alors tu pourras les nommer.» Il déshabille Ada en touchant son ventre «Des hommes préfèrent les filles qui entretiennent leur toison, moi, j’ai un faible pour les poils sauvages comme les tiens. Jamais ton sexe ne satisfera tout le monde. Ce n’est pas une chose grave.» Ada pense au tuteur de géographie, terriblement précis, qui explique chaque fois dans les moindres détails les phénomènes terrestres. Lui revient en tête la vie laissée sur le quai de la gare de la Cité. «Agenouille-toi, sors ta langue, lèche mon sexe, puis plonge-le dans ta bouche. Tu vois qu’il n’est pas si drôle. Ne sois pas surprise, il va grossir. C’est normal. Il faut que tu fasses attention, pendant que tu l’embrasses, à ne pas le mordre. Ce serait désagréable.» Et il durcit, d’ailleurs beaucoup plus rapidement qu’Ada ne se l’imaginait. Ça la ramène au moment présent. Elle voudrait rire encore, mais avec la verge entre les lèvres, c’est plus difficile, surtout qu’elle cherche à éviter que ses dents ne touchent la peau. Le contrôleur soupire d’aise. Très vite, elle se lasse de l’exercice. Elle se lève, dit «Je ne suis pas très bonne». Alors il reprend «Tout, dans le sexe, s’apprend. Évidemment que tu n’es pas douée. Tu n’as jamais fait ça de ta vie. Quand tu as commencé à faire du vélo, tu savais comment tenir sur deux roues? C’est la même chose. Couche-toi là. Le reste, moi, je réussis à le faire très bien. Ça va faire mal, mais c’est juste la première fois que ça tire. Pour aujourd’hui, n’essaie pas d’avoir du talent, fais rien que te concentrer sur ce que je te dis, tu te pratiqueras plus tard, avec les autres».

Ça ne ressemble à rien de ce qu’Ada avait imaginé. Elle pensait l’amour sacré ou humiliant: ce n’est même pas quelque chose entre les deux. C’est indifférent, un apprentissage comme celui des calculs, même pas aussi intéressant qu’une nouvelle langue. Pendant que le monsieur la prend, qu’il enseigne, qu’il la touche, elle n’est ni déçue ni rassurée, elle a l’impression de se voir en surplomb, dissociée de son corps. Les sensations parviennent en écho jusqu’à son cerveau, mais elle réfléchit davantage aux idées reçues sur le sexe, et à la fausseté de ces idées-là, qu’aux sensations elles-mêmes et à ce qu’elles dévoilent. Alors que l’homme est sur le point de jouir, elle conclut qu’elle trouve la situation normale, et, plus que tout le reste, ce constat l’étonne. Les grognements qu’il pousse la ramènent au réel, elle soupire, il dit «Et puis?» Elle répond «Je n’ai pas senti grand-chose». Il sourit. «Tu n’étais pas très concentrée.» 

Elle remet ses vêtements. Son fond de robe est trempé, ses bas, sales, et il y a cette chaussure, sans talon. Le contrôleur ne semble pas attendre autre chose de sa part. Elle lui demande s’il sait où ils sont. Il nomme la ville; elle ignorait qu’ils avaient parcouru tant de chemin. Il se rhabille tranquillement. Au moment de partir, il lui tend sa veste, contracte très légèrement sa mâchoire, et sort du train. Ada attrape valises et poches de toile, enlève les escarpins brisés et court derrière lui. Juste avant de quitter l’habitacle, elle tombe sur le miroir, près du lavabo miniature. Le regard qu’elle croise ne ressemble plus au sien. Elle pensera plus tard que c’est un regard qui a moins peur, et que ces yeux-là lui vont mieux.


Audrée Wilhelmy a publié deux romans, Oss (Leméac, 2011) et Les Sangs (Leméac, 2013/Grasset, 2015). Elle se consacre à ses projets d’écriture et poursuit un stage postdoctoral au crilcq de l’Université de Montréal, dans le cadre duquel elle s’intéresse à la fonction de l’image dans le processus d’écriture des auteurs québécois contemporains.

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